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Société

Un douloureux anniversaire

22/10/2020 Commentaires fermés sur Un douloureux anniversaire
Un douloureux anniversaire

Les dates sont là, tristes, douloureuses : mardi le 22 octobre 2019. Jeudi le 22 octobre 2020. Exactement,12 mois. Quatre journalistes d’Iwacu, Agnès Ndirubusa, Christine Kamikazi, Egide Harerimana et Térence Mpozenzi sont incarcérés à Bubanza.Il y a déjà une année, ils ont été arrêtés, maltraités à Musigati, province Bubanza.

Dossier réalisé par Fabrice Manirakiza, Félix Haburiyakira, Alphonse Yikeze, Clarisse Shaka, Rénovat Ndabashinze, Hervé Mugisha et Alain-Majeste Barenga

22 octobre 2019, une journée noire pour Iwacu. Tout commence au petit matin. Des informations faisant état d’affrontements entre les forces de l’ordre et un groupe d’hommes armés dans la commune Musigati, province de Bubanza (nord-ouest du Burundi) circulent sur les réseaux sociaux. A Iwacu, c’est la règle : il faut aller sur terrain, « être l’œil, l’oreille, le nez du lecteur », répète toujours Léandre Sikuyavuga, le directeur des rédactions.

A Iwacu, il faut aller sur terrain, collecter, recouper les informations, comme font tous les médias professionnels . Ce matin, une équipe de quatre reporters se propose spontanément : Christine Kamikazi de la web radio, Agnès Ndirubusa, la responsable de la rubrique politique, Térence Mpozenzi, le photojournaliste, et Egide Harerimana, reporter au service anglais.

Adolphe Masabarakiza, le chauffeur, démarre le véhicule. Direction : Musigati. Les journalistes n’éprouvent aucune crainte à se rendre sur le terrain. Un message du gouverneur de Bubanza diffusé sur les réseaux sociaux dit que « la situation est sous contrôle. » Mieux, les journalistes d’Iwacu ont pris le soin d’annoncer aux autorités de la province de Bubanza qu’ils vont se rendre dans cette commune.

L’arrestation

Selon le chauffeur, aujourd’hui libre, arrivés à Musigati, ils ont vécu un vrai calvaire, l’humiliation aussi. « Nous étions partis à 12h30. Nous sommes arrivés au marché de Bubanza où nous avons aperçu un regroupement de la population qui fuyait les combats. » Et directement, l’officier S3 chargé des opérations est arrivé avec ses hommes. « Il a voulu nous embarquer sur des motos. Christine a refusé de monter . Elle a reçu une gifle en plein visage », se souvient notre chauffeur. L’officier a lancé des injures à l’endroit des reporters. Déséquilibrée, intimidée, la journaliste s’est vue obligée de monter sur la moto. Direction : le commissariat provincial.

Emprisonnement

Arrivés-là, l’équipe d’Iwacu se voit dépouillée de leur matériel et passe leur première nuit en prison. Les quatre reporters et le chauffeur passeront quatre jours dans le commissariat provincial de Bubanza. Par la suite, ils se voient transportés dans le cachot communal. « C’était un calvaire. Nous dormions à sept dans des pièces réservées à deux personnes. Impossible de s’allonger pour dormir. Les besoins naturels se faisaient sur place, dans la même pièce », raconte, difficilement le chauffeur, encore sous le choc.

Après une journée passée dans ce cachot minable, ils vont être interrogés au Tribunal de Grande Instance. La décision sera prise de les écrouer à la prison de Bubanza.


Procès et condamnations

Les quatre journalistes d’Iwacu ont été finalement condamnés à 2 ans et 6 mois de prison et une amende d’un million BIF chacun. Retour sur un pénible processus judiciaire.

Les quatre journalistes d’Iwacu dans le procès au TGI Bubanza

29 octobre 2019, les quatre journalistes d’Iwacu poursuivis au départ pour « complicité d’atteinte à la sûreté intérieure de l’Etat » comparaissent en chambre de conseil du Tribunal de grande instance (TGI) de Bubanza. Ils seront interrogés durant plus de deux heures. Ils sont accompagnés de trois avocats. C’est au 8ème jour de leur détention. Deux jours après, le verdict tombe. Ils sont maintenus en détention préventive.

4 novembre 2019, les avocats des quatre journalistes et leur chauffeur font appel à la Cour d’appel de Ntahangwa pour demander d’annuler la décision rendue par la chambre de conseil du TGI Bubanza. Agnès Ndirubusa, Christine Kamikazi, Egide Harerimana, Térence Mpozenzi et leur chauffeur Adolphe Masabarakiza, en sont à leur 14ème jour d’incarcération. La cour d’appel fixe le rendez-vous au 18 novembre.

11 novembre 2019, les journalistes et leur chauffeur sont sommés, par surprise, de comparaître devant la chambre de conseil de la Cour d’appel de Ntahangwa en itinérance à Bubanza. Pourtant, leurs avocats s’attendaient à l’audience du 18 novembre comme la Cour l’avait indiqué et n’avaient pas été informés. Les détenus refuseront de plaider sans l’assistance de leurs avocats.

À ce stade, les juges doivent décider la remise en liberté des employés du journal Iwacu ou leur maintien en détention. S’ils ne sont pas relâchés, leur affaire devra être fixée devant le TGI de Bubanza et ce serait le débat au fond.

Une « injustice » et des espoirs déçus…

20 novembre 2019, la décision tombe finalement. La Cour d’appel de Ntahangwa annonce qu’il maintient les quatre journalistes Agnès, Christine, Egide et Terence en détention préventive. Adolphe, le chauffeur, sera remis en liberté provisoire.

30 décembre 2019, le procès. C’est le grand jour pour revenir sur les faits et trancher sur le sort de nos collègues.

Au cours de l’audience, le ministère public insistera sur un message Whatsapp, de « l’humour noir », échangé entre Agnès et son ami journaliste.

A l’issue d’une audience publique d’environ deux heures au TGI de Bubanza, le ministère public qui poursuit les journalistes pour «complicité d’atteinte à la sûreté intérieure d’Etat» demande 15 ans de servitude pénale.

Le substitut du procureur de Bubanza, Jean-Marie Vianney Ntamikevyo, demande que ces journalistes et leur chauffeur soient frappés d’incapacité électorale temporaire.

Il propose également la saisie de leur matériel dont leur véhicule, leur appareil photo, les enregistreurs, leurs téléphones portables, leurs chargeurs, leurs carnets de notes et leurs cartes nationales d’identité. L’affaire sera mise en délibéré, les juges ont 30 jours pour se prononcer.

30 janvier 2020, le jugement tombe. Le TGI de Bubanza condamne, dans une audience publique et en l’absence des concernés, les quatre journalistes à 2 ans et 6 mois de servitude pénale et d’une amende d’un million BIF chacun. Le chauffeur sera acquitté.

Initialement accusés de ’’complicité d’atteinte à la sûreté intérieure de l’Etat’’, le chef d’accusation retenu sera finalement ’’tentative impossible’’. Il s’agit de l’article 16 du Code pénal : « Il y a tentative impossible lorsqu’un délinquant en puissance a fait tout ce qui était en son pouvoir pour commettre une infraction, alors que celle-ci ne pouvait se réaliser par suite d’une impossibilité qu’il ignorait ».

Leurs biens saisis, comme les téléphones, l’appareil photo, leur véhicule, les enregistreurs et leurs carnets de notes, sont à restituer à Iwacu.

Iwacu interjette appel

Le TGI de Bubanza a condamné les journalistes à 2 ans et demi de servitude pénale.

Iwacu ne lâche pas. Il interjette appel devant la Cour d’appel de Ntahangwa.

Le 6 mai 2020, c’est le procès en appel. Les quatre reporters du Journal Iwacu comparaissent devant la Cour d’appel de Ntahangwa dans une salle des audiences du TGI de Bubanza. Après de longs débats, la cour décide de mettre le jugement en délibéré, le verdict va tomber dans 30 jours.

Au cours de l’audience qui a duré plus de deux heures, les journalistes ont tous rejeté les charges retenues contre eux. Ils ont également fait savoir que la requalification de l’infraction a été faite sans leur défense, d’où leur demande de faire appel auprès de la Cour d’appel de Ntahangwa.

Partant du message échangé entre la journaliste Ndirubusa et son ami journaliste de la VOA (la Voix de l’Amérique), le procureur a indiqué que la requalification de l’inculpation a été faite sur base de cette communication.

Il a fait remarquer que même si le message est venu de l’un d’eux, l’infraction est sur tous, en équipe. Mais à tout cela, les journalistes ont réfuté toutes ces accusations avancées par le ministère public.

Me Clément Retirakiza, l’un des avocats des quatre journalistes, a expliqué que l’interjection d’appel a été consécutive à la décision des juges du TGI de Bubanza qui se sont arrogé le droit de requalifier l’infraction sans rouvrir le débat. « Il y a eu violation du droit au procès équitable ».

Après un long débat de plus de deux heures, la Cour d’appel de Ntahangwa a décidé de mettre cette affaire en délibéré, le verdict est attendu dans 30 jours.

4 juin, la nouvelle apparaît comme un coup de poignard. La Cour d’appel annonce qu’elle rejette l’appel et confirme, en l’absence des avocats, la peine de 2 ans et demi de prison assortie d’une amende d’un million de BIF pour “tentative de complicité d’atteinte à la sécurité de l’État” infligée en première instance.


>> Réactions

L’ABR est pour la libération provisoire

Onésime Harubuntu, président de l’ABR

A l’occasion de ce 1er anniversaire, Onésime Harubuntu, président de l’Association burundaise des Radiodiffuseurs (ABR) réitère son appel : « Il faut qu’ils puissent jouir d’une libération provisoire ou tout simplement qu’ils soient relaxés ». Selon lui, ce serait une décision salutaire qui permettrait que les journalistes ne soient pas coupés dans leur élan de la recherche d’une information bien fouillée. Et comme les voies de recours en justice semblent déjà épuisées, M.Harubuntu demande au président de la République d’avoir ne fût-ce que une « once » de pensée pour eux et leurs familles : « Après tout, ils n’ont commis aucun crime que l’exercice de leur métier.»

RSF plaide pour une grâce présidentielle

Arnaud Froger, responsable du bureau Afrique de RSF

Pour Reporters Sans Frontières, ces journalistes qui ont décidé de ne pas saisir la Cour Suprême après leur condamnation en appel sont éligibles à une grâce présidentielle. « Nous le demandons au président burundais récemment élu », déclare le responsable du bureau Afrique de RSF, Arnaud Froger. Selon lui, la libération des reporters d’Iwacu qui n’ont absolument rien à se reprocher enverrait un message d’apaisement à l’endroit des médias et journalistes qui ont fait l’objet d’une répression très intense depuis la crise de 2015 dans le pays. « Après cinq longues années de prédation de l’information, la poursuite de cette politique enverrait un signal terrible aux journalistes burundais qui tentent encore courageusement d’exercer leur métier. » Pour M. Froger, le nouveau président doit saisir l’opportunité de mettre fin à l’isolement et à la répression des défenseurs des droits et libertés qui ont caractérisé le mandat de son prédécesseur. « En accordant une grâce aux journalistes d’Iwacu, il enverrait un signal très positif à des journalistes et médias qui vivent aujourd’hui dans la crainte de faire leur métier. » Selon Arnaud Froger, aucun des pays qui musèlent la presse n’a connu le développement et la paix. Et de se résumer : « La liberté de la presse n’est pas un luxe ou l’apanage de certains pays, c’est un combat de tous les instants.»

La Cnidh pour la grâce présidentielle

Sixte-Vigny Nimuraba, président de la Cnidh

« Dans notre travail quotidien, la Cnidh ne contredit pas la justice. Mais, elle vérifie si les procès, les verdicts rendus sont conformes à la loi et si les conditions d’incarcération respectent la dignité humaine », réagit Sixte-Vigny Nimuraba, président de la Commission nationale indépendante des droits de l’homme (Cnidh). Concernant l’emprisonnement des quatre journalistes d’Iwacu, il dit que sa commission a pris acte du verdict rendu. « Seulement, si les condamnés se comportent bien, ils peuvent bénéficier de la grâce présidentielle. »

Le président de la Cnidh espère que si on constate qu’ils se sont bien conduits, il revient au président de la République de décréter la grâce présidentielle. « Ce qui serait une bonne chose pour nous. »

Etant dans une campagne pour le désengorgement des prisons, il souligne d’ailleurs que c’est leur plaidoirie pour tous les prisonniers remplissant des conditions. Appelé à lancer un message spécial pour les quatre reporters, le président de la Cnidh répond : « On ne se focalise pas sur une catégorie des gens, une ethnie, etc. Nous plaidons pour tout Burundais, pour tout être humain. » Et de demander qu’une fois la grâce présidentielle décrétée, il faut qu’elle soit mise en exécution dans les plus brefs délais.

HRW demande la libération immédiate et inconditionnelle

Lewis Mudge, directeur Afrique centrale à Human Right Watch (HRW)

Pour le directeur Afrique centrale à Human Right Watch (HRW), Lewis Mudge, l’arrestation et la condamnation de Christine Kamikazi, Agnès Ndirubusa, Egide Harerimana et Térence Mpozenzi, à l’issue d’un procès entaché d’irrégularités, est un exemple clair de manipulation du système judiciaire dans le but d’étouffer la liberté d’expression. « En ce triste anniversaire, nous souhaitons célébrer leur bravoure, mais nos pensées vont aussi à leurs proches et à leurs collègues qui paient le prix fort pour leur travail sans relâche. »

Selon Lewis Mudge, le message que leur emprisonnement envoie aux journalistes encore au pays est glaçant : « Traitez des sujets sensibles à vos risques et périls. »

HRW souhaite que la nouvelle administration du président Ndayishimiye, qui ne cesse de répéter que la situation dans le pays est stable et en respect des droits humains, de mettre fin à toute ingérence politique dans le système judiciaire.

« Un premier pas urgent serait la libération immédiate et inconditionnelle de toutes les autres personnes emprisonnées pour avoir exercé leurs droits fondamentaux, y compris les quatre journalistes d’Iwacu et les défenseurs des droits humains. »

Les femmes journalistes plaident pour la libération des journalistes

L’Afjo demande une relaxe ou une libération totale, car leur place n’est pas en prison

Pour l’association des femmes journalistes, le maintien en détention de journalistes qui exerçaient leur travail en toute légalité est inadmissible. « C’est triste de voir les quatre collègues en prison loin de leurs familles à Bubanza parmi lesquels se trouvent des consœurs, Christine Kamikazi et Agnès Ndirubusa qui contribuaient bien dans la promotion du journalisme sensible au genre, le ministre de la Communication de l’époque avait nommé Agnès Ndirubusa dans la commission de suivi de la mise en place de la charte du journalisme sensible au genre au sein de ce ministère. C’est un poste qu’Agnès occupait bien et « son absence se fait sentir » a indiqué Diane Ndonse président de l’Afjo.

Selon elle, « dynamisme et solidarité devraient être les devises des journalistes burundais dans le soutien des quatre journalistes en prison ».Diane Ndonse rappelle qu’ils « sont privés de liberté ,loin de leurs familles ,ils méritent notre attention et un plaidoyer pour qu’ils sortent de là, car ils ont déjà purgé la moitié de leur peine ».

Pour une soixantaine d’organisations, la détention des quatre journalistes viole la constitution

Une Soixante-cinq organisations dont Amnesty International et le Comité de Protection des Journalistes, estiment que la détention continue d’Agnès, Christine, Terence et Egide pour des accusations sans fondement rappelle avec force que, malgré les récents changements intervenus à la tête du pays, le gouvernement burundais montre son intolérance en ce qui concerne le journalisme indépendant et la libre expression.

Pour ces soixante-cinq organisations, les tribunaux envoient ainsi un message destiné à intimider et menacer les autres journalistes afin de les dissuader de faire leur travail et de dénoncer ce qui se passe dans le pays.

Ces soixante-cinq organisations soulignent également que la déclaration de culpabilité et le maintien en détention des quatre journalistes vont également à l’encontre des garanties constitutionnelles du Burundi en matière de liberté d’expression, ainsi que des obligations régionales et internationales du pays au titre de l’article 9 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et de l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

« La libération d’Agnès Ndirubusa, Christine Kamikazi, Egide Harerimana et Térence Mpozenzi serait un important premier pas vers la réouverture de l’espace civique et la reconnaissance de la contribution d’une couverture médiatique fiable à l’accès à l’information pour toute la population burundaise », déclarent enfin ces organisations.

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