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Témoignage : « Mon papa est là »

05/05/2013 Commentaires fermés sur Témoignage : « Mon papa est là »

Sur la route Gitega-Bujumbura, je rentre avec mon chauffeur d’un reportage éprouvant à l’intérieur du pays. Je devais couvrir des consultations nationales sur la mise en place de la Commission Vérité et Réconciliation. Un sujet sensible.

Je rentre un peu frustré. Je me suis rendu compte que c’était encore une de ses grandes messes dont les officiels burundais sont friands. On parle de tout sauf de l’essentiel.
Le peuple a écouté, calme, docile, les grands messieurs venus dans de flamboyants 4X4.

Et puis, notre langue permettant de bonnes métaphores et de savantes circonlocutions, à la fin de l’exercice tout le monde a le sentiment du devoir accompli. Les politiques retournent dans la capitale, per diem en poche. Tout va bien dans le meilleur des mondes.

On n’oublie rien

« Que 2012 soit une année de la vérité, du pardon mutuelle et de la réconciliation. L’année 2012 sera marquée par la mise en place de la Commission Vérité et Réconciliation (CVR), différents acteurs sociopolitiques sont appelés à donner leurs points de vue sur le Rapport du Comité Technique chargé de la préparation de la mise en place des mécanismes de Justice de transition et surtout sur l’avant-projet de loi portant création de la CVR afin que cette Commission soit bénéfique pour tout le monde. »
Sur le chemin du retour, ces vœux du président de la République à la radio, à quelques heures de la fin de l’année 2011, me reviennent en mémoire. Cinq mois après, rien n’a bougé. Ou presque.

La voiture serpente entre les ravins. La route est dangereuse. Une fausse manœuvre et l’on plonge. Mais je me sens dans de bonnes mains. A.H mon chauffeur depuis plusieurs années est un bon conducteur, calme. Un musulman modéré, il ne boit pas.

Soudain, je le vois mal négocier un dangereux tournant. Nous sommes à deux doigts de basculer au fond d’une vallée. Je ne comprends pas. Il est nerveux. Puis, il me désigne un champ de maïs en contrebas de la route : « Mon papa est là! »

Et voilà que la réalité me rattrape au bord d’un tournant! Je savais vaguement qu’en 1972, des bulldozers ensevelissaient dans cette vallée fertile des cadres Hutu de la ville de Gitega assassinés.
Ainsi, le père de mon chauffeur était enfoui, quelque part là. Il le savait. Ceci peut paraître anecdotique mais ici on vit avec les blessures du passé. Jamais cicatrisées. Mais nous sommes un peuple du silence. Encaisser. Ne rien laisser paraître. On nous l’a seriné depuis tout petit. {La meilleure parole est celle qui n’est pas sortie}, enseigne la sagesse ancestrale.

Et le Burundais se tait. Ceci explique aussi peut-être ces manœuvres dilatoires pour la mise en place de la CVR. Et puis, la CVR gêne énormément. Les anciens régimes militaires, les rebelles aujourd’hui au pouvoir. On joue les prolongations.
Une sorte de « deal » ? Certains le pensent.

<doc7876|left>Cette lenteur (voulue ?) exaspère. La société civile burundaise est déçue. La position du FORSC, le Forum Pour le Renforcement de la Société Civile est claire: « Le danger est que si ce processus de mise en place des mécanismes de Justice de transition continue à être retardé, il y a risque de collision avec le processus électoral de 2015. Les gens soupçonnés d’avoir commis des crimes graves qui ont endeuillé ce pays – et il y en a – pourront encore une fois se faire élire ou rester aux affaires alors que depuis les Accords d’Arusha en 2000, il était prévu que les premières élections de 2005 ne pouvaient pas avoir lieu avant la publication de la liste des présumés auteurs de ces crimes graves pour qu’ils soient exclus de la course électorale ».

Dans les cercles du pouvoir on minimise. « Mais que les gens ne s’acharnent pas contre les gens qui vont se faire élire en 2015, on ne les connaît pas encore », rétorque le porte-parole du président de la République. « C’est aux Burundais de décider sur les étapes et les échelonnements. Si l’on arrive au jour des élections et qu’on voit que la CVR n’a pas encore terminé son travail, il peut être décidé par les Burundais eux-mêmes de mettre un frein à la mission de la CVR pour que les élections se passent d’abord et, continuer ce processus de Justice transitionnelle par après », répète à l’envie Léonidas Hatungimana. Un dialogue de sourds.

Autre point de discorde : le Tribunal Pénal pour le Burundi. « Il y a un blackout sur le Tribunal spécial pour le Burundi (TSB), pas même une petite allusion à la justice dans les discours officiels », s’étonne un membre du FORSC. La société civile burundaise a toujours réclamé que ces deux mécanismes de la Justice de transition (la CVR et la TSB) soient mis en place en même temps ou « qu’il y ait tout au moins une garantie que ce mécanisme judiciaire verra le jour, mais on dirait que cet organe n’est pas au rendez-vous », accuse la société civile burundaise.

Au journal Iwacu, on a pensé « pousser » à notre manière l’opinion burundaise au débat. Nous avons consacré un magazine à un [Voyage dans nos lieux de mémoire->http://www.iwacu-burundi.org/spip.php?article3040]. Un périple pour identifier les charniers connus et inconnus.
A la veille de la mise en place, restons optimistes, de la Commission Vérité et Réconciliation, Martina, Bacigalupo, photographe italienne, et Roland Rugero, journaliste à Iwacu, ont sillonné tout le Burundi à la rencontre de ces lieux.

Leur duo a fixé et fait parler ces sites. Certains sont officiels, connus, honorés. D’autres sont inconnus, oubliés, « sauvages ». Mais tous chargés de douleur. L’histoire burundaise est jalonnée de dates qui sonnent comme des balles ou frappent comme des machettes : 1965, 1969, 1972, 1993…

Cette quête était un défi. Et nous avons attendu avec anxiété la réaction du gouvernement. N’allions pas être accusés de nous « immiscer » dans le travail de la CVR en gestation? Et dans ce pays, il suffit d’un rien pour prendre le maximum. Au moment où j’écris ces lignes, un confrère vient de prendre la prison à vie après une parodie de justice pour avoir « rencontré des rebelles» …

Mais, curieusement, le magazine a été bien accueilli et beaucoup lu. Parce que malgré tout, les Burundais veulent savoir. La jeune génération veut comprendre. Et, surtout, parce qu’il est impossible d’oublier où les nôtres furent, tués, jetés, ensevelis sans sépulture. Mon chauffeur a failli nous verser dans le ravin parce qu’il passait au dessous d’un champ verdoyant de maïs, pardon du charnier où repose son papa.

La mort niée

Dans la tradition burundaise, une semaine après la mort se tient une « levée de deuil partielle. » On dit aussi « sortir les houes ». En effet, avec la mort, toute la vie s’arrête. On ne cultive pas. On « suspend la houe » (il n’y pas d’agriculture mécanisée). C’est donc l’occasion de se remettre au travail, de sortir la houe, la vie doit continuer. Quelques mois plus tard, il y a enfin la « levée de deuil  définitive. » Cette fois, c’est une grande fête. Dans des discours, on revient sur la vie du défunt, son parcours. Celui qui a une dette envers le disparu est invité à se présenter devant l’assemblée. Mais aussi, si le défunt devait quelque chose, c’est l’occasion de le dire à tout les amis et la famille. Il faut tourner la page.

C’est une belle cérémonie, solennelle. On ne pleure plus. Parfois aussi des scènes cocasses : quand le défunt avait comme on dit ici un « deuxième bureau », c’est l’occasion en or pour la maîtresse de se présenter et, parfois, de montrer les demi-sœurs ou demi-frères à une famille effarée et une assemblée qui rit sous cape.

Avec la guerre, les massacres, tout ce cérémonial de gestion de la mort a disparu. Ainsi, lors de massacres de 1972 contre l’élite hutu, les veuves n’avaient pas le droit de pleurer, de faire le deuil. On imagine mal les blessures.

Dans {Voyage dans nos lieux de mémoire}, que je considère malgré tout comme une petite contribution à l’invisible CVR, nous n’avons pas voulu « enquêter », dire qui a fait quoi, où, quand, comment et pourquoi. Nous avons simplement voulu connaître et reconnaître ces charniers où reposent nos parents, nos enfants, nos frères et sœurs. C’est un premier pas dans ce travail de mémoire. Nous réconcilier en quelques sortes avec nos morts.

Pour ma part, j’ai peur que nous risquons d’assister à la naissance d’une CVR bureaucratique, complètement déconnectée, qui servira à caser quelques militants à un poste juteux. Les Burundais sont spécialistes pour mettre en place des commissions ronflantes, budgétivores, mais complètement léthargique. Les « Bazungu » (les Blancs) financeront. Cette commission « politique » n’aura pas le courage de mettre les mots, les noms, sur les crimes.

« Avant de tourner la page, il faut la lire », disait un sage africain. Nous avons besoin de lire notre histoire avant de prétendre à la réconciliation. Certes, d’après tous les spécialistes, il n’est nulle part aisé de mettre en place une CVR. Et chaque cas est particulier. Ce sera encore plus compliqué dans un pays avec une culture du refoulement et, surtout, un pays où apparemment le silence arrange les maîtres d’hier et ceux d’aujourd’hui. Dans un passé récent, dans le monde on a parlé de « l’équilibre de la terreur. » Au Burundi, on pourrait parler de « l’équilibre des charniers »…

{Bujumbura, le 22 juin 2012}
Par Antoine Kaburahe, journaliste, écrivain

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