Samedi 23 novembre 2024

Société

Terre … comme peau de chagrin

Un morcèlement inexorable, un partage inéquitable des terres, une démographie galopante, un code foncier problématique, une industrie agricole inexistante … Voilà les grands défis à relever au moment où la terre constitue la principale manne des Burundais.

« Itongo ni inkora mutima », dit la sagesse burundaise pour signifier que la propriété foncière constitue la base, le fondement de la société burundaise ancienne, actuelle et à venir. La terre est sacrée, intouchable depuis la nuit des temps: de la monarchie où c’est le prince qui gère le foncier, en passant par la colonisation qui n’a presque rien changé des pratiques anciennes sauf que l’Eglise a été privilégiée et les Burundais gardent quelques traces de la chicote, des régimes dictatoriaux, de l’abolition du servage en 1977, des Républiques dites démocratiques où seuls les riches sont les grands propriétaires terriens.

Gatara comme ailleurs dans le pays, la saison sèche s’annonce déjà, finie la verdure. Peu de gens se rendent aux champs, c’est le moment de la moisson, nous dit-on. Il faut être dans cette commune de la province Kayanza, la plus peuplée du Burundi, pour comprendre pourquoi des conflits fonciers opposent grands-parents, parents, enfants, petits enfants, arrière petits enfants au point de s’entretuer.

« Mon épouse et moi passons moins de six heures pour cultiver tout ce qui nous revient comme propriété familiale. C’est tout ce que nous avons comme héritage et faire vivre nos cinq enfants », révèle Isidore Niyonkuru, les larmes presqu’aux yeux. Selon M. Niyonkuru, originaire de la colline Murago, la récolte en provenance de cette portion de terre ne suffit pas pour subvenir aux besoins de ses cinq enfants : « Pour éviter que ma famille ne meure de faim, je vais à la recherche du travail à Bujumbura où j’exerce d’autres petits métiers générateurs de revenus afin d’avoir de quoi louer d’autres terres cultivables. » M. Manirampa indique que son père n’avait pas une grande propriété. Par conséquent, il raconte que c’est lui et ses frères, aussi mariés, qui en souffrent.

Raphaël Ntibagwiga, 88 ans, indique quant à lui qu’il a partagé sa terre entre ses neuf garçons. Avec la récolte de sa terre, il ne peut que servir de quatre à cinq jours : « Il y en a qui pense que des personnes âgées n’ont pas besoin de manger pour vivre. Ils se trompent car l’homme vieillit et non son ventre. »

Le prince Pierre Baranyanka, un des grands propriétaires terriens en compagnie du Père Van Der Wee l’un des fondateurs de la mission de Muyaga, vers 1922. © Gorju, J., "En zigzags à travers l’Urundi"
Le prince Pierre Baranyanka, un des grands propriétaires terriens en compagnie du Père Van Der Wee, l’un des fondateurs de la mission de Muyaga, vers 1922.
© Gorju, J., « En zigzags à travers l’Urundi »

Plus loin, sur la colline Ruhina, de la commune Kabarore, toujours à Kayanza, la situation est presque similaire. Sévérin Nkuriraranda, gentleman de 50 ans d’après ses déclarations (l’entourage lui attribue 80 ans, ndlr), avoue qu’il a hérité d’abord une propriété de la part de son père puis un autre domaine, de la part de son grand-père Rutimirwa. Sévérin Nkuriraranda affirme aussi avoir acheté d’autres domaines : « J’étais riche avec plus de 900 plans de caféiers. Tous les voisins qui voulaient vendre ou retourner chez eux au Rwanda me consultaient pour que je rachète leurs terres. » A l’époque, renchérit-il, la récolte était abondante avec une main d’œuvre pas chère. Aujourd’hui, raconte-t-il, je risque même de mourir de faim : « J’ai partagé tout ce que j’avais entre mes 13 enfants. Les cinq garçons ont hérité des terres et huit filles reçoivent chacune une partie de la récolte (igikemenyi). » Toutefois, Sévérin Nkuriraranda accuse ses fils de vouloir lui reprendre la portion de terre qui lui reste. Motif : parce qu’ils ont vendu leur héritage. Il signale que de son époque, personne n’osait vendre un legs : « Quand on estimait que la terre héritée est exigüe, on faisait recours au notable pour agrandir son domaine. »

Sévérin Nkuriraranda s’interroge de l’avenir de ses petits fils. Il ne doute pas qu’en 2025, la majorité des Burundais vivront des produits agricoles importés : « Si je suis à l’étroit alors que j’avais plus de dix propriétés, qu’en sera-t-il des générations actuelles et à venir ? »

Le beau vieux temps

Véronique Ndabarinde, 81 ans, mère de neuf enfants, aussi native de Ruhinga (Kabarore), a vu le jour sous le roi Mwambutsa. Elle se rappelle que du temps du prince Pierre Baranyanka, aucune loi ne régissait le foncier. Tout simplement, explique-t-elle, parce qu’elle était encore disponible avec une population moins nombreuse.
D’après des démographes, la population burundaise était estimée à moins d’un million d’habitants dans les années1920. La responsabilité de distribuer les domaines fonciers, témoignent-ils, revenait au prince à défaut du roi suivant les capacités de chaque demandeur d’entretenir les possessions : « Le prince Baranyanka plaignait ceux qui avaient des femmes paresseuses parce qu’en retour, ils ne recevaient presque rien. »

Même son de cloche chez Me Albert Nimubona, juriste de formation : « A accès à la propriété, tout citoyen qui en exprime la demande en s’adressant soit au roi, au prince ou au notable. » Plus tard, poursuit Me Nimubona, vient le système dit servage ou ubugererwa : « Il faut travailler durement, déployer toute son énergie et parfois toute la famille pour décrocher un don d’une propriété. » Pour Albert Nimbona, ce don n’était pas à vie : « Des fois, il arrivait que le serf entre en conflit avec son maître et il lui retirait tout ce qu’il lui avait donné. » C’est le revers de la médaille.

Séverin Nkuriraranda : « J’étais riche avec plus de 900 plans de caféiers » ©Iwacu
Séverin Nkuriraranda : « J’étais riche avec plus de 900 plans de caféiers » ©Iwacu

L’octogénaire fait savoir que quand quelqu’un n’avait pas eu d’enfants, il pouvait en demander à celui qui en avait : « Il devenait comme un enfant de la maison. Il recevait des terres et des cadeaux, ainsi que des vaches. » Ce système, déplore-t-elle, existait à l’époque belge mais ça n’existe plus : « Les frères se chamaillent pour la terre à cause de l’augmentation de la population c’est ce qui a provoqué l’exiguïté des terres. »

Offrir à manger, raconte-t-elle, ne constituait pas un problème comme on le voit aujourd’hui : « Pour avoir de quoi mettre sous la dent, il suffisait de rendre service aux grands propriétaires terriens. On rentrait les sacs pleins avec tout ce qu’il faut pour vivre des jours durant. » Pour elle, aujourd’hui, des gens meurent de faim parce qu’il n’y a plus rien à donner. Toutefois, Mme Ndabarinde estime que le beau vieux temps n’était pas toujours bon et juste : « L’aristocratie était un fardeau. Pour avoir une grande propriété et des vaches, il fallait se battre et rester longtemps à la cour. » Elle estime que les terres n’étaient pas encore rares car la population n‘avait pas encore augmenté, pas même de marché à l’époque.

Et les Batwa oubliés

Vundagare est un Mutwa, qui se réclame de la descendance Mijogo. Dans sa hutte, à la colline Businde, de la commune Gatara, il regrette que les Batwa soient exclus : « Avec ma famille, j’occupe un lopin de terre de 30 mètres sur 10, grâce à un prêtre qui veut que nos enfants soient scolarisés. » Il déplore que cette exclusion des Batwa : « Aucun pouvoir depuis le mwami ne se soucie pas de notre sort. » Aucun Mutwa, désespère Vundagare, ne peut et pourra hériter de la terre de ses grands parents.

Me Albert Nimubona explique d’une part que c’est parce qu’ils n’ont jamais manifesté l’intérêt à la terre : « C’est un peuple nomade qui vit de la poterie, de la cueillette et de la chasse. » D’autre part, Me Nimubona souligne que différentes lois régissant le foncier au Burundi à commencer par le droit napoléonien puis appliqué plus tard par les Belges, jusqu’au code foncier actuel, malgré des avancées, sont muettes par rapport à l’avenir des autochtones. Sinon, il reconnaît que sous la 1ère République du président Micombero, des lois sur le foncier existent déjà. Sous la 2ème République, Jean-Baptiste Bagaza abolit le servage : « Ceux qui ont les grandes propriétés les perdent ainsi au profit de l’Etat. » Le président Bagaza exige qu’il y ait une loi écrite pour éviter que des charlatans ne s’improvisent pour occuper la terre d’autrui.

La démographie et le foncier, l’inséparable duo

De plus en plus d'enfants dans des ménages sans autre moyen de subsistance que la terre ... ©Iwacu
De plus en plus d’enfants dans des ménages sans autre moyen de subsistance que la terre … ©Iwacu

Le paysan ou du moins le cultivateur burundais crie à l’exigüité des terres. Avec une démographie galopante qui passe aujourd’hui à 8 millions d’habitants et estimée au double d’ici 2025, Evariste Ngayimpenda ne désarme pas : « Qu’on le veuille ou pas, plus la population augmente plus elle a besoin d’espace. » Surtout, indique M. Ngayimpenda, dans ce contexte où plus de 90% de la population vivent de l’agriculture : « Même quelques fonctionnaires de l’Etat cultivent soit en ville, soit à la campagne. »

A côté de l’exigüité des terres, M. Ngayimpenda constate que même les terres disponibles ne sont plus fertiles pour nourrir toute la population. Les paysans, affirme-t-il, peuvent me contredire si je me trompe : « La taille d’un régime de banane n’est plus la même, il y a 20 ans. Les caféiers ne produisent plus comme avant. Et ce pâturage pour le bétail qui n’existe presque plus parce que la terre n’est pas mise en jachère. » Or, pour le démographe, il faut au cultivateur de l’espace et de la technologie avancée pour produire plus sur une superficie réduite.

Le Burundi n’étant pas développé au même titre que la Libye du temps du président Kadhafi ou le Mali et le Sénégal, capables de produire malgré la sécheresse, le démographe propose de développer les villes. En outre, il estime qu’il faut profiter des touristes, promouvoir une élite intellectuelle capable de voyager et acquérir des connaissances. Sinon, concède Evariste Ngayimpenda, en 2025, si certains comportements ne changent pas, il ne faut pas prétendre à de bonnes conditions de vie.

Forum des lecteurs d'Iwacu

11 réactions
  1. Jeandeman

    Deux solutions donc limiter les naissances et industrialiser l’agriculture. il faut apprendre Aux paysans de se regrouper pour former une societe et pour cela ils doivent Mettre ensemble leurs terres .et l’etat doit creer des banques agricoles pour que ces derniers accordent des credits aux paysans

  2. Mpebetwenge

    Nous sommes assis sur une bombe.
    La seule solution, l’exemple tworabirako ni Chine, sri lanka ou Inde.
    Ahandi tuzomarana gusa.
    Ubu hicana abavukana, abana bica base, bakica banyina kugira barime aho bahora barima.
    Ou est ce que vous allez mettre 16 millions en 2025 muretse abantu bakavyara nk imbeba??????/

  3. ht

    Certaines des solutions qui s’imposent constitueraient de Limiter les naissances, construire les batiments d’habitation en etage et pratiquer les methodes d’irrigation et l’agriculture adaptee au climat actuel .

  4. Federation

    c’est en voyant cette magnifique photo du prince Pierre Baranyanka que je me suis précipité pour cliquer sur le lien. Sa prestance est admirable. Quel joli profil!
    Bon, ceci étant dit, je m’empresse de lire le contenu de cet article…

    • Bakari

      Et la prestance de Séverin Nkuriraranda, alors!!! L’as-tu bien observée?

  5. Stan Siyomana

    « Le Burundi n’etant pas developpe au meme titre que la Libye du temps du president Kadhafi ou le Mali et le Senegal capable de produire malgre la secheresse … » (demographe Evariste Ngayimpenda).
    1. Le journaliste Sayouba Traore (Radio France Internationale -www.rfi.fr) peut consacrer l’une ou l’autre emission interessante de Chronique agriculture et peche au Mali ou au Senegal, mais il reste que ces deux pays sont aussi pauvres que le Burundi.
    Selon l’indice de developpement humain (classement 2012), la Libye est N0. 64 (sur un total d’environ 187 pays), le Senegal est N0. 154, Burundi est N0. 178, Mali est N0.182.
    (voir http://hdr.undp.org).
    2. Aujourd’hui la Libye peut recourir a l’agriculture par irrigation.
    Les archeologues ne cessent de decouvrir des ruines d’anciens canaux d’irrigation sous les rues de la ville de Phoenix, capitale de l’Etat d’Arizona, sud-ouest des Etats-Unis, dans le Desert de Sonora. Les indiens Hohokam ont construits ces canaux entre l’an 600 et 1450.
    (voir Jerry B. howard: « Hohokam legacy: desert canals », http://www.waterhistory.org).
    3. Il y a quelque part sur la toile des images spectaculaires de terraces amenagees pour la culture du riz des le moyen-Age dans une region montagneuse de la Chine.
    4. Le burundais du 21 eme siècle devrait savoir s’adapter a son environnement.
    Merci.

    • Mugunza

      Tu es parmi ces Burundais: amène un projet si tu trouves des partenaires, essaie et si tu gagnes, les autres suivront…

  6. Karikunzira

    none ubu abatwa bazoba abanomade hehe, canke bazoja guhiga hehe ko atamashamba ko ubu hose hafashwe hacunzwe. Nibakumbure babe nkabandi bige kubaho nkabandi bige , barime.

  7. RUGAMBA RUTAGANZWA

    Une situation explosive qui n’est pas du tout prise au sérieux par ceux qui nous gouvernent… !!!!…La problématique terre déstabilise déjà le Burundi avec un taux explosif de meurtres lies au foncier….! A mon humble avis, les solutions à ce problème d’exigüité des terres au Burundi seront avant tout politiques et je les vois sur le long terme….! Elles passeront nécessairement par une politique sérieuse et qui devra être suivie à la lettre en l’occurrence la limitation stricte des naissances. On peut continuer d’accueillir ceux qui ne cessent d’arriver des pays voisins de gré ou de force, chasser ceux qui ont occupé leurs terres depuis des décennies mais cela ne règle rien à l’échelle d’une nation….!!! Quant à celui qui vient de comparer la situation des pays comme la Hollande et la Belgique à celle du Burundi, je crois qu’il rêve ou qu’il est complètement déconnecté des réalités nationales..! C’est facile, Monsieur, très facile même de voir le Burundi faire ce qu’ont fait les Pays comme la Hollande et la Belgique sur des siècles en matière de foncier…!!! Cessons de rêver… !!! Proposons des solutions réalistes..!!!

    • Mugunza

      Proposer? Je ne suis pas aux affaires et cela n’est même pas une ambition par ailleurs. Ensuite? Nous manquons de cadre adéquat de réflection et d’action pour des programmes de moyen et long terme; il ya beaucoup de Burundais très capables et volontaires mais le contexte actuel décourage beaucoup de bonnes initiatives. En attendant, la terre et l’exiguité d’autres ressources vont continuer à alimenter l’insecurité et les déchirements sociaux.

      Néanmoins, le conseil économique et social par exemple ainsi que d’autres institutions mions politiques pourraientt inclure dans leurs missions une réflection,des études et des lobbyings en la matière (pourvu que ces institutions comprennent en leur sein de personnes capables et voulant voir loin). Quant au gouvernement central? Je ne pense pas qu’il ait des plans de long terme aujourd’hui.

  8. Mugunza

    Demandez à des pays exigus comme la Belgique et la Hollande: comment ont-ils fait? Demandez à d’autres pays dont les leaders clairvoyants ont mis des lois clairs qui ont fait comprendre à la population qu’il fallait à tout prix réduire les naissances. Un pays Scandinave par exemple a promulguè une loi imbattable où seul l’enfant aîné, mâle ou femelle, hérite seul(e) de la propriété (foncière) de ses parents: dans ce cas, la population est mise devant ses responsabilités! De tels modèles pourraient inspirer les leaders/stratèges politico-économiques de notre pays (quand cela er sera une préoccupation).

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