Ce mardi 10 avril, le café-littéraire Samandari accueillait Guy Poppe, journaliste belge auteur de L’assassinat de Rwagasore, le Lumumba burundais. Beaucoup de choses dites… Résumé.
C’est la quatrième tentative qui réussira. La scène de l’hôtel Tanganyika, où le père de l’indépendance burundaise est tué avec un fusil de chasse à l’éléphant. La première tentative, on attendait le Prince Rwagasore dans un endroit, à Gitega, et il n’est pas venu. La deuxième, ce sera toujours au Cercle Ryckmans (actuellement Cercle de l’Alliance Franco-burundaise de Gitega) où il y avait une soirée à laquelle participait le roi Mwambutsa. Plus en amont, armé, Kageorgis aurait minutieusement observé la scène, avant de laisser tomber devant le grand nombre de personnes : « Je ne peux pas le faire ici. » La troisième tentative d’assassinat, ce sera sur un pont qui enjambe la Mubarazi, entre Bugarama et Gitega. Dans ce café-littéraire tenu à l’IFB, Guy Poppe complète: « La justice belge a mis la main sur l’assassin et les comploteurs dans les 48 heures.
Les interrogatoires ont tout de suite commencé, alors que l’enquête était menée par Jacques Bourguignon, substitut du Procureur du roi, qui vit toujours et qui se rappelle, à 89 ans, tout au sujet de l’affaire. » Le journaliste belge puise principalement ses sources dans les archives du ministère des Affaires Étrangères, le livre laissé par le roi Baudouin, la correspondance entre la Tutelle à Usumbura et le gouvernement belge, les documents de la Sûreté belge, les dépêches, les télégrammes, et même les coupures de presse, ou encore à des échanges privés, comme les lettres écrites en cellule par l’un des comploteurs, Jean-Baptiste Ntidendereza.
Et en compulsant toutes ces données, Guy est catégorique: « Dans le dossier sur l’assassinat de Rwagasore, on évoque des motifs politiques, financiers, et même des inimitiés avec les comploteurs… Ces derniers, ainsi que l’assassin seront exécutés. Mais la question des commanditaires du meurtre n’a jamais été vraiment abordée. L’implication belge, cette piste inexplorée comme l’a judicieusement titré Iwacu dans son magazine de janvier 2012, reste posée. »
La piste ignorée …
Pourtant, plusieurs indications laissent entrevoir la trace belge dans le meurtre du Prince : « Il y a d’abord le contexte : la Tutelle s’était engagée pour une victoire électorale du Front Commun contre l’Uprona de Rwagasore. C’est dans ce sens que témoigne un des comploteurs, Ntakiyica, qui cite une rencontre entre le Résident-Général Jean-Paul Harroy avec les autres accusés, dont Jean-Baptiste Ntidendereza, et dans laquelle on aurait évoqué l’élimination de Rwagasore. »
Ensuite, continue le journaliste belge, « il y a un document d’une dizaine de pages, qui n’a pas été signé ni daté, mais qui a été envoyé par le roi Baudouin à son ministre des Affaires Étrangères, Paul-Henri Spaak, au mois de juin 1961. Dans ce texte, le correspondant du roi cite un certain nombre de déclarations qui seront mentionnées au procès devant la Cour d’Appel, et qui ont été prises à l’époque comme des boutades. Pourtant, dans ces propos, on insistait qu’on tue Rwagasore.
Et dans ce même document, le roi garantit en quelque sorte qu’il n’y aura pas d’investigations très profondes si quelqu’un prenait cette initiative-là… » Et puis, « il y a une autre lettre dans laquelle le roi Baudouin insiste auprès du ministre des Affaires Étrangères pour que ce dernier accepte le recours en grâce de Kageorgis, qui implorait que l’on commue sa peine de mort à une peine perpétuelle. »
Plus tard, le roi signera un refus de recours en grâce, avant que son chef de Cabinet y ajoute une lettre personnelle en disant: « Vous savez que le roi serait très satisfait si, même à la dernière minute, vous trouviez une autre solution. »
Harroy, ce nom qui revient
Bref, « plusieurs indications qui laissent penser à l’implication de la Tutelle belge dans le meurtre », note Guy Poppe. Et quand ce dernier posera la question à Bourguignon, la réponse fuse : « Je ne sais plus. » Avant d’ajouter: « Écoutez, il faut savoir qu’à l’époque, nous étions déjà contents d’avoir trouvé l’assassin et les comploteurs. Nous n’avions pas intérêt à interroger les Belges.
Et si j’avais convoqué le Résident Général Harroy, il ne serait de toute façon pas venu! » Harroy, un nom qui sera cité par Kageorgis avant que celui ne soit exécuté. Pie Masumbuko, médecin légiste lors de la pendaison de l’assassin de Rwagasore et participant au Samandari de ce 10 avril, se rappelle des dernières volontés du condamné : « Kageorgis y disait : C’est moi qui ai commis ce crime, je demande pardon au peuple burundais, en commençant par le Mwami. Mais si je suis parvenu à le faire, c’est à cause de Harroy. »
Même si la responsabilité de la Belgique était établie dans le meurtre du Prince Rwagasore, la question de l’objectif resterait. Jean-Marie Ngendahayo, membre du Samandari, s’interroge : « Pourquoi la Belgique, qui avait soutenu indéniablement le Front Commun pour qu’il gagne, s’empresse-t-elle d’éliminer sa direction (Jean-Baptiste Ntidendereza, Joseph Birori et ses lieutenants dont Nahimana et Ntakiyica) à la suite de l’assassinat de Rwagasore ? C’est assez paradoxal. Ne peut-on pas s’imaginer que les Belges, grâce ou au travers du dossier Rwagasore, voulaient poursuivre ce qu’ils venaient d’accomplir au Rwanda en éliminant toute l’élite au pouvoir depuis des siècles ? »
Guy répondra : « Dans les archives, on ne trouve rien sur cette hypothèse. Cela ne veut pas dire qu’elle ne mérite pas d’être posée. Vous n’êtes pas le premier à l’avancer. » Jean-Marie revient à la charge: « Après l’Indépendance, le gouvernement Muhirwa reprend le procès. Est-ce qu’au travers des sources que vous avez visitées, il n’y a rien qui montre un gentleman agreement entre le nouveau gouvernement burundais et le royaume de Belgique sur ce dossier pour que certaines portes ne s’ouvrent pas ? » Et de rappeler, au passage, que « ce deuxième jugement qui conduira à la pendaison des cinq accusés du meurtre de Rwagasore est le réquisitoire du premier, pratiquement mot pour mot. »
Que voulait Spaak ?
En fait, note Guy, « dans les correspondances entre les ministres Spaak et Muhirwa, c’est le contraire que l’on retrouve. Spaak est enragé de la décision burundaise de refaire le procès, repris par la Cour de cassation nouvellement créée. En septembre 1962, Spaak prend même la décision, au nom du gouvernement belge, de mettre fin à la coopération avec le Burundi. La décision, même si elle n’a jamais été mise en pratique, a été écrite. C’est en novembre que le ministre belge se rend compte que le gouvernement burundais ne va pas arrêter la révision du procès. » Étrange, quand on sait par ailleurs que le même Spaak tenait un discours volontariste sur l’affaire: « Il l’écrit lui-même : il n’avait pas peur que l’implication belge soit établie. Il faut se souvenir qu’il est devenu ministre des Affaires Étrangères en 1961 dans un gouvernement de coalition entre démocrates-chrétiens (desquels sont issus tous les ministres des Colonies) et socialistes (dont il était issu). Et quand il devient ministre, la Belgique était largement critiquée au niveau mondial à cause de la situation du Ruanda-Urundi. Les politiques belges pensaient même à cette époque-là démissionner des Nations Unies… », note Guy Poppe.
Une question d’adjectifs
Ézéchiel, un des jeunes membres du Samandari, reviendra avec énergie sur le titre-même de l’ouvrage de Guy Poppe, … Rwagasore, le Lumumba burundais : « Comparer dans ces termes notre héros national à Lumumba, c’est pour moi le rabaisser à un second rôle! »
Dénégation de l’interpelé: « Ce n’est certainement pas ce que j’ai voulu dire avec ce titre. En fait, dans ta question, il y a deux choses. Premièrement, c’est vrai qu’il y a du parallèle », note Guy. « Le fait que tous ces deux politiques s’inscrivaient à l’époque dans cette vague de nationalisme africain qui voulait une indépendance rapide et sans concession, puis la réaction des autorités de l’époque, avec le régime colonial de Léopoldville et la tutelle à Usumbura, qui ne voyaient absolument pas d’un bon œil ce genre de politiciens et qui ont fait de considérables efforts pour que leurs partis respectifs ne gagnent pas les élections. »
En second lieu, Guy avouera que « le titre est aussi un exercice de marketing. Car en Belgique, si j’avais publié un livre en disant L’assassinat de Rwagasore, beaucoup de gens n’auraient jamais pris la peine de s’y intéresser. Le nom de Lumumba renvoie à une référence connue.
Par ailleurs, je n’ai pas encore discuté avec Iwacu sur le titre à choisir pour la publication de mon ouvrage au Burundi », complète-t-il.
Ancien professeur de français, Jean-Marie Ngendahayo soulignera cet aspect, «très important, en terme de pédagogie, qui fait que le Belge moyen est sensible au passé colonialiste de son pays que si on lui parle de Lumumba. Mais en plus, chronologiquement, l’assassinat de Rwagasore vient après celui de Lumumba. »
Et de rappeler la repartie de Miriam Makeba reprenant les Européens qui disaient de Chaka Zulu « le Napoléon noir »… Elle lançait : « Non, Napoléon le Chaka blanc.» On a aussi ri, lors de ce Samandari.