Huit ans à fouiller des archives inédites et à faire parler des témoins . Le livre du chercheur Ludo De Witte sur l’assassinat de Rwagasore soulève un grand intérêt dans tous les milieux. A juste titre.
Par Antoine Kaburahe
Samedi 9 octobre 2021, dans les enceintes de l’Université Libre de Bruxelles, près de 150 personnes assistent à la conférence qui annonce le lancement officiel du livre du chercheur Ludo De Witte. Les débats sont à la hauteur de l’ouvrage, fruit de huit ans d’investigation dans les archives à Bruxelles, Londres, des rencontres avec des témoins, des dizaines de milliers de documents consultés. Mais pourquoi cet intérêt du chercheur ? Ludo De Witte explique qu’il a été frappé par la fin des pionniers du mouvement de décolonisation dans la région. Tous ont connu une mort étrange : « Une crise cardiaque a emporté le roi du Rwanda, Mutara, après qu’un médecin belge qui remplaçait son médecin traitant lui eut administré une innocente piqûre de pénicilline le 25 juillet 1959. Le 17 janvier 1961, Lumumba connaissait une mort violente des mains de Belges et de Katangais. Et, le 13 octobre 1961, le nationaliste burundais Rwagasore était assassiné ; les commanditaires provenaient d’un parti antinationaliste burundais qui était soutenu par Bruxelles ».
Ce constat et bien d’autres faits encore ont poussé le chercheur, encouragé par Aimé Ntakiyica, le fils d’un des comploteurs et Anne Marie Ndenzako, nièce du prince. Ces deux Burundais dans un élan inédit de résilience ont décidé d’accompagner le chercheur dans cette difficile quête de la vérité. « Les familles des condamnés et de la victime ensemble pour la recherche de la vérité, un geste fort », écrit Ludo De Witte.
L’enquête s’avérera longue, difficile. Le chercheur se rendra compte par exemple que des archives , relatives à des périodes sensibles ont été déplacées et sont introuvables. Ludo De Witte dénonce : « …il est clair que des documents d’archives cruciaux ont été sciemment emportés. On est en droit de se demander pourquoi, dans la collection richement étoffée des « Télégrammes Ruanda-Urundi 1959-1961 » des Archives africaines du département des Affaires étrangères on ne peut trouver aucune pièce du 13 octobre 1961 (le jour même où Rwagasore a été assassiné) et des deux jours qui ont suivi. »
Ce livre nous permet de découvrir et de comprendre qui était réellement Rwagasore et comment il a gagné alors que la Tutelle avait mis le paquet pour soutenir le parti rival, le PDC et ses satellites. Pourtant, plusieurs sources montrent que Rwagasore n’était pas très doué pour les études par exemple. Il n’avait pas laissé le souvenir d’un étudiant brillant à l’Institut universitaire des territoires d’outre-mer (INUTOM), à Anvers. Dans ses Mémoires, la plume de Harroy est acide : « Si l’on s’en réfère aux résultats de ses études, le séjour du prince en Belgique fut décevant. Il y mena une vie oisive, passant sans succès de l’INUTOM à l’Université de Louvain […] Rwagasore n’a ni goût ni aptitude pour le travail intellectuel. »
Mais par contre il va se révéler un fin stratège politique, un excellent diplomate au verbe facile. Et surtout, un visionnaire. Ludo De Witte rappelle un discours du 12 juillet 1960 dans lequel il plaidait « l’union de tous les Africains, Barundi, Banyarwanda et Congolais : le tribalisme est une arme aux mains des Européens pour séparer les noirs. » Ce chauvinisme, Rwagasore l’avait déjà détecté dans l’Uprona où des voix voulaient exclure par exemple les Swahilis. Rwagasore et Mirerekano voulaient eux la liberté de mouvement pour l’Unaru, un parti nationaliste de Swahilis burundais et de musulmans étrangers qui résidaient au Burundi.
Avec le recul, on comprend mieux les conséquences de son assassinat sur l’Uprona qui progressivement va virer dans le tribalisme…
La force de l’économie dans la lutte politique
Mieux. Rwagasore a vite compris que l’argent est le nerf de la lutte. « Au milieu de l’année 1957, la froideur des relations entre Harroy et Rwagasore se mua en un conflit ouvert, quand le prince fonda deux coopératives qui, selon le résident général, constituaient « une puissante machine de guerre » contre la Tutelle », lit-on dans le livre.
Ludo De Witte montre que le but de Rwagasore était d’unir des commerçants, afin de les rendre moins dépendants des courtiers étrangers qui prenaient d’importantes marges bénéficiaires, surtout dans l’achat et la revente du café. Les coopératives de Rwagasore connurent presque tout de suite un grand succès. « Lors d’une première assemblée, à Bujumbura, plus de 200 négociants se réunirent. Des contrats avantageux furent conclus avec quelques sociétés d’exportation. Détail surprenant, environ la moitié des commerçants affiliés aux coopératives étaient des musulmans burundais et congolais », écrit le chercheur.
Le livre de Ludo De Witte démontre aussi comment Rwagasore a su comprendre et capter l’aspiration profonde d’un peuple jaloux de sa liberté, un peuple frustré par la Tutelle. « L’Uprona luttait pour l’indépendance immédiate, alors que la coalition anti-Uprona se présentait pour la « démocratie » ; pour une indépendance bien préparée, avec une période de transition dans laquelle une élite serait formée et qui progressivement, remplacerait les pouvoirs coloniaux et coutumiers. »
Le livre documente le soutien massif et multiforme de la Tutelle envers le PDC et ses alliés. Mais peine perdue. Le chercheur écrit avec justesse : « La mystique d’un retour rapide à un monde sans occupant plaisait davantage aux Burundais qu’un combat pour la « démocratie », qui, en fin de compte, était une notion abstraite, importée, malaisée à concevoir. »
Ludo De Witte raconte comme dans un roman toutes les embûches semées sur le chemin de Rwagasore, dont la neutralisation de dirigeants, du parti la mise en résidence surveillée de Rwagasore, etc. La Tutelle va arroser avec des fonds secrets le « Front commun des partis populaires et démocrates » : un salmigondis de douze partis, dont le PDC, le PDR et le PP, tous unis autour du but de battre l’Uprona. Ils agissaient sous la régie directe de la Tutelle. »
La suite on la connaît. Une victoire inattendue pour la Tutelle et les partis opposés à l’indépendance immédiate. Puis, la fin tragique de l’artisan de cette victoire est racontée avec minutie. Il n’est pas question de gâcher le plaisir de la lecture en racontant cette enquête dont on sort complètement « sonné » .
Ce livre a le mérite d’ouvrir ce « cold case », mais peut-on dire que cette fois l’affaire est classée ? Non. Mais c’est une formidable avancée que résume bien l’avocat DeSwaef dans sa préface : « Le travail d’investigation de Ludo De Witte jette aussi une lumière crue sur la véritable instrumentalisation de la justice, tant par les Belges dans le premier procès des assassins que par les Burundais dans le second procès. Le pouvoir colonial était pressé de juger les auteurs de l’assassinat, qui avaient pourtant cru à leur impunité, afin de masquer son rôle d’instigateur, voire de complice. (…)Le second procès, voulu par le pouvoir burundais juste après l’indépendance, était tout autant une mascarade de justice. (…)La Tutelle belge avait bien appris au jeune gouvernement burundais comment organiser une parodie de procès, politiquement commandé. »
Lors de la conférence à Bruxelles, Aimé Ntakiyica avec son humour cinglant a dit que dans « une maison où a lieu un crime on cherche les indices partout, on fouille toutes les pièces de la maison. Ludo De Witte a ouvert une pièce sciemment ignorée. » D’autres pièces restent à fouiller. Pour l’histoire. Les Burundais et les Belges ont besoin de vérité.
Un mot des éditeurs
Lors de la conférence de Bruxelles, l’éditeur Michel Collon a invité les Burundais à « lire cet ouvrage si important pour l’histoire ». Il a demandé aux Burundais de la diaspora qui ont plus de moyens d’acheter le livre et de « le partager au Burundi, dans les universités, les associations, etc. » A Bruxelles, des invités ont acheté plusieurs livres à destination des amis au Burundi. Nous les remercions pour ce geste. Pour ma part, au nom des Editions Iwacu, je remercie les Burundais et les amis du Burundi pour leur intérêt envers notre travail. Nous sommes une jeune maison d’édition, totalement passionnée mais sans beaucoup de moyens. Nous avons besoin des lecteurs pour tenir. Acheter nos livres, c’est nous soutenir. Merci aux Burundais de Suède, de Côte d’Ivoire et du Burkina Faso qui se sont organisés pour des achats groupés. Nos remerciements anticipés pour les compatriotes du Canada spécialement, Prime Nyamoya, Pascal Kamo, Donatien Bihute, Justine Nkurunziza, Augustin Kabayabaya, Apollinaire Yengayenge, Ado Bimazubute qui s’organisent pour un débat autour du livre en novembre prochain.
Pour toute information sur le livre
E-mail : [email protected]
Oui 60 ans après !!!
« ..Ce constat et bien d’autres faits encore ont poussé le chercheur, encouragé par Aimé Ntakiyica, le fils d’un des condamnés et Anne Marie Ndenzako, nièce du prince… » ! Que d’autres liens se tissent pour nous délivrer du mal qui nous empêche de décoller réellement.