Plus de 5 mille dossiers toujours pendants, faute d’instance habilitée après le départ de la Commission nationale des terres et autres biens (CNTB) en 2022 dans la province Rumonge, au sud du pays. L’administration provinciale ne parvient pas à désamorcer les conflits autour du foncier et tire la sonnette d’alarme.
Rapatrié depuis 1995 de la République démocratique du Congo, Eliézar Ndayishimiye est un sexagénaire qui habite la ville de Rumonge. Sur sa table de bureau, il scrute des documents avant de nous recevoir. Il nous a accueilli avec une paperasse dans ses mains. Eliézar a gagné deux procès devant la Commission nationale des terres et autres biens.
Il n’a obtenu gain de cause que sur une partie d’une propriété de 10 hectares appartenant à sa descendance et ses trois voisins. Il a une copie d’un procès-verbal de la mise en exécution. Malheureusement, deux des quatre familles qui occupaient ce terrain refusent de le remettre. « Le chef du secteur de la localité les protège », fait-il remarquer.
En plus de cette propriété, Eliézar revendique un terrain d’environ un hectare sur la colline de Busebwa, de la zone de Gatete, dans la commune et province de Rumonge. La CNTB a tranché en faveur d’Eliézar en 2011. En 2002, l’administration communale y a érigé un village. Selon la CNTB, la commune doit lui attribuer une autre parcelle équivalente à la première avec des indemnités d’expropriation.
Pendant toutes ces années, cet ancien réfugié de la crise de 1972 n’a pas pu regagner tous les terrains, lui et sa famille. Il a émis des appels pour la mise en exécution à tous les administrateurs communaux et gouverneurs qui se sont succédé en vain. Il a fait recours à la Cour spéciale des terres et autres biens et cela n’a pas abouti.
Récemment, l’ombudsman Aimée Laurentine Kanyana a visité Rumonge et Eliézar en a profité pour lui faire parvenir son cas. Une petite lueur d’espoir commence à conquérir son cœur.
Des rapatriés dans le désarroi
Après Eliézar, notre équipe de reporters rejoint Ségetch Bareke, au centre-ville de Rumonge. La CNTB avait tranché en sa faveur en 2011 mais il attend toujours la mise en exécution. Sa famille avait plus de 20 hectares avant la crise de 1972.
Ils s’étaient réfugiés en Tanzanie et se sont rapatriés en 2008. Aujourd’hui, le terrain est occupé par plus de 10 ménages. Un village. Il a pu récupérer une partie « très insignifiante », assure-t-il. Il fait moins d’un hectare.
Ségetch n’était pas seul quand nous l’avons rejoint un après-midi, dans un bar à Rumonge. Un autre homme à côté de lui fait la navette. Il fait des appels. Un comportement intrigant jusqu’à ce que l’on voie deux hommes arrivés sur les lieux tenant dans leurs mains des porte-documents.
Ils se sont installés paisiblement parmi nous. Ils ont attendu leur tour pour témoigner. De simples témoignages ne suffisent pas pour prouver l’injustice qu’ils encourent. Les parties en conflit ne se séparent plus des pièces qui montrent leur parcours judiciaire.
Les autres biens sont aussi réclamés
Entre-temps, l’homme aux coups de fil est arrivé. « Masumbuko », s’est-il présenté. Selon lui, il a vécu le calvaire après son rapatriement de la Zambie. Sa propriété est occupée par le dernier président de la CNTB, Félicien Nduwumwami. Il a été détenu au commissariat de police à Rumonge puis à Bururi. « Heureusement, des amis l’ont aidé à s’en sortir », raconte-t-il sur un ton nerveux.
Un autre regrette que son frère soit mort sans que justice soit faite. Lui s’était chargé de revendiquer les biens laissés par leur père.
Un camion Chevrolet qui a été saisi par l’armée en 1972, d’après un procès-verbal de saisie que leur garagiste avait fait signer par un officier de police judiciaire de l’époque.
Des copies ont été imprimées et bien conservées. Il est descendu à Bujumbura et a été entendu par des conseillers du président de la République à Ntare house.
Il attend toujours sa réaction. « Malheureusement, les pièces de leur propriété, actuellement squattée par des originaires de la province Bururi, ne sont pas pour le moment facilement accessibles ». Et de confier : « Un de mes enfants me demande toujours si c’est le pays de lait et de miel que je leur racontais au camp des réfugiés en Tanzanie. »
« Notre terrain abrite un centre de santé public. L’administration me regarde en train d’errer dans la rue comme un sauvage », se plaint Jean Baranshikiriye de la zone de Minago. « A quand la réhabilitation ? »
Des cas de tricherie touchent les résidents
Sur la colline Karagaa, de la zone de Buruhukiro, commune et province Rumonge, deux familles des rapatriés se sont retrouvées sur une propriété de la famille de la succession d’Antoine Ntiriniga. La première famille de Muhono (rapatriée) avait perdu un procès en 2009 à la CNTB et elle n’a pas interjeté appel.
« Par surprise, une autre famille a envahi les palmiers de notre champ depuis ce 21 août dernier. La représentante a brandi les papiers de la Cour spéciale des terres et autres biens qui l’autorise à jouir pleinement du bien », raconte Béatrice Niyogushima, de la succession d’Antoine Ntiriniga.
Pour elle, c’est étonnant car la famille n’a jamais reçu de convocation et le chef de secteur ne l’a pas signalé. Ce dernier lui a expliqué que sur la convocation était mentionné Jacqueline Niyogushima mais l’administration de base n’a pas reconnu cette personne.
« La propriété en question a une superficie d’un hectare et demi alors que la famille Ruhori réclame un terrain de 3 hectares », a-t-elle constaté.
Selon Béatrice Niyogushima, l’administrateur communal, et le gouverneur ont été informés de ce cas et ont trouvés des incohérences dans ce dossier. La succession Ntiriniga a saisi la CSTB pour avoir plus de détails. Par chance, la représentante de Ruhori était à la cour.
Au lieu de 3, le document de procès-verbal affiché un chiffre par rature pour désigner la superficie. Le juge a vérifié et a trouvé que sur la copie de la CSTB, c’est 3 hectares.
Réactions
Le conseiller juridique du gouverneur de la province de Rumonge, Rubin Bizimana : « La situation est préoccupante, cela nous dépasse »
Sur plus de 5000 dossiers laissés par la CNTB, seuls 100 sont déjà clôturés par la province de Rumonge. Une annonce faite par Rubin Bizimana, conseiller juridique de la province de Rumonge. Il parle d’une situation préoccupante.
Depuis 2006 jusqu’en 2011, c’était réglé à l’amiable. « Le président de la CNTB qui a suivi, avait une autre orientation. Il était catégorique sur la récupération de la propriété en entièreté. Ceux qui s’étaient convenus au partage, se sont retournés à la CNTB pour annuler leurs conventions ».
D’après lui, la province n’est pas à la hauteur de mettre un terme à ce genre de litiges. Il faut une instance habilitée capable de faire sortir Rumonge de cette impasse. « Nous avons entendu que la Commission vérité et réconciliation (CVR) pourra reprendre le taff et qu’en trois mois, le sujet sera clos. Mieux serait le plus vite possible. Puisque le partage à l’amiable s’est révélé comme une solution durable, nous demanderons que cette méthode soit favorisée. Par exemple, pour une descendance qui exploite une terre pendant plus de 40 ans, il est difficile de les chasser », trouve-t-il.
Et de signaler que l’Accord d’Arusha prévoyait un fonds pour aider les rapatriés qui se retrouveraient sans abri. Il n’a pas été mis en place. « Un rapatrié de 2005 qui loue une maison en ville de Rumonge alors qu’il avait une propriété, c’est traumatisant. Il a un dossier depuis 2007 à la CNTB qui ne s’est jamais clôturé. C’est déplorable ».
L’ex président de la CNTB, Félicien Nduwuburundi : « La CNTB mérite une prolongation du mandat de 5 ans »
Sur 22 mille dossiers non clôturés remis au ministère de la Justice, Rumonge et Makamba seules comptent respectivement de 5 mille et 7 mille. Il explique que ce sont des provinces qui enregistrent un nombre élevé de rapatriés. « Des magouilles n’en manquent pas. Un phénomène de commissionnaire commençait à se manifester à notre époque »
De plus, une propriété pouvait être réclamée par deux, trois voire quatre rapatriés. Après investigation, entre rapatriés, ils pouvaient signer une note de partage quand un d’eux gagnait le procès. Les témoins étaient également achetés.
D’après Félicien Nduwuburundi, le partage à l’amiable était la première proposition sinon le procès était engagé. Les dossiers qui s’étaient conclus à l’amiable n’étaient pas reçus.
Parmi les recommandations, la CNTB avait demandait une prolongation de 5 ans et tous dossiers devraient se clôturer.
Pour lui, la CVR n’a pas la prérogative de résoudre les litiges fonciers à moins que la loi change. Un mécanisme ne peut pas contenir le travail de deux mécanismes.
Sur le conflit qui l’oppose au rapatrié Masumbuko, l’ex président de la CNTB a fait savoir qu’il n’avait aucune influence sur les décisions de la commission et qu’il avait acheté le terrain en 2013 et qu’il a été nommé en 2018 au poste de président de la CNTB. Et qu’il n’était pas lié directement au conflit. « Je suis plutôt acquéreur de bonne foi », a-t-il répondu.
Pascal Ngendakuriyo, président de la Cour spéciale des terres et autres biens, : « La CSTB ne reçoit que des dossiers déjà clôturés par la CNTB »
La CSTB existe depuis 2014 pour accueillir les derniers recours de la CNTB. Cette cour comprend deux chambres et ne reçoit que des dossiers déjà clôturés par la CNTB.
D’après le président de la CSTB, les deux parties sont entendues de nouveau et si un côté n’est pas satisfait de notre décision, il engage une demande en révision au ministre. Et les conditions sont très limitées. La ministre de la Justice nous a renvoyé 43 dossiers.
Cette cour indique avoir traité au moins 10% des 22 mille remis par la CNTB à la fin du mandat. Il affirme qu’un dossier ne dépasse pas une année dans cette instance mais des exceptions ne manquent pas.
C’est un travail très délicat et qui nécessite des recherches minutieuses.
Jean Bosco Harerimana, expert en Justice transitionnelle, : « L’impact est que la population tend à revivre les actes du conflit »
Les conséquences sociales qui peuvent subvenir ce sont les conflits entre les communautés. De façon générale, c’est progressivement la perte de confiance dans les institutions publiques. Puisque les décisions des cours et tribunaux ne sont pas appliquées, il y a tendance à se faire justice. C’est l’activation du cycle de conflit. Quand c’est généralisé, cela peut aboutir à un conflit à grande échelle.
Les avantages quand les jugements sont systématiquement appliqués, c’est un sentiment d’espoir dans l’avenir, qui est nourri par la légitimité renforcée dans le système judiciaire. Les citoyens auront le sentiment de vivre dans un état de droit où les injustices commises seront punies où les jugements rendus seront appliqués.
Ce qui renforce les institutions de l’Etat et la population et qui donne une confiance mutuelle. C’est un moteur de développement d’une nation. Dans une situation où la population essaie de se remettre debout, de se redresser, l’impact est que la population tend à revivre les actes du conflit. Le problème est de déceler la rupture entre la période de conflit et de post conflit.
Ce qui génère un malaise social, la consolidation de la paix et cela perpétue le conflit et ça perturbe les mécanismes de justice transitionnelle. Le système judiciaire doit fournir un effort car il est le pilier de la quiétude sociale, la tranquillité et de la croissance économique.