Par Lionel Manzi
C’est avec des sentiments contrastés que j’ai lu l’intervention du Professeur Fabien Cishahayo. Contrastés parce que si d’une part, je comprends et compati à la douleur qu’il exprime dans chaque ligne, douleur liée à des faits indéniables de notre histoire, d’autre part, je m’insurge contre la lecture qu’il fait des réactions suscitées par la mort de Pierre Nkurunziza, mais aussi contre l’exigence qu’il exprime d’une introspection à faire par une partie de la population.
En effet, l’introspection qu’exige l’histoire sanglante du Burundi ne pourrait prétendre réconcilier les esprits si elle a pour but de créer une histoire incomplète et parcellaire de notre pays, vue à travers les yeux d’une frange des élites qui entend créer une ligne de démarcation ethnique entre les bourreaux et les victimes.
De l’absurdité du déterminisme historique
Oui, il faudra faire le bilan de notre histoire, et pas seulement d’un écosystème qui aura perduré près de 40 ans, mais aussi des systèmes qui l’ont précédé et de ceux qui se sont substitués à lui. Il faudra sans doute conter à *tous* nos enfants les évènements qui ont précédé la naissance de l’écosystème que le Professeur dénonce avec raison ; ces évènements dont certains ont justifié longtemps dans l’esprit d’une section de la population la raison d’être de l’écosystème et les a poussés à fermer les yeux sur ses excès monstrueux, persuadés à tort, qu’il était le seul à pourvoir les protéger.
Mais le déterminisme historique est cet argument fallacieux ou ce raccourci qui se réclame de la logique qui consiste à exonérer le défunt et ses acolytes, ou tout du moins, à minorer leurs responsabilités ou fournir des circonstances atténuantes à leurs actes parce qu’eux-mêmes étant des victimes, il n’est pas étonnant, mais plutôt normal qu’ils se soient comportés ou continuent à se comporter de la manière dont ils le font. En d’autre mots, la condition de victime formate l’individu et l’oriente vers un parcours et des choix prévisibles, et donc limite la portée son libre arbitre.
Un tel raisonnement appliqué aux massacres des étudiants Hutu de l’Université en 1995 et aux lynchages horribles que le Professeur décrit à travers Bujumbura irait absoudre les auteurs de ces actes inhumains juste parce que parmi eux, nombreux étaient les survivants du génocide contre les Tutsis de 1993, donc eux-mêmes des victimes. Qu’adviendrait-il si les victimes d’aujourd’hui faisaient le choix de devenir les bourreaux de demain ? Devrons-nous les exonérer aussi ? En s’adonnant à ce petit jeu, nous risquons de remonter jusqu’à 1965 et même 1959 au Rwanda pour finir par justifier l’injustifiable, à savoir le génocide contre les Hutu de 1972.
De plus, cet argument ignore ou minore l’apport de beaucoup de Burundais qui, tout en étant victimes, se sont toujours positionnés, hier comme aujourd’hui, du côté de l’opprimé sans tenir compte du système en face d’eux et surtout de la cause que ce système prétendait ou prétend défendre. Beaucoup parmi eux sont à la fois, des victimes de « l’écosystème » que le Professeur dénonce et du système en place. Ils ont fait le choix juste, prouvant ainsi que si nous sommes, en partie, le fruit de nos expériences, nous sommes aussi et avant tout défini par nos choix. Ceux-là et d’autres comme eux, j’ose l’espérer, seront érigés en héros du Burundi que nous souhaitons bâtir.
De l’absurdité d’un jugement anachronique
Le professeur Fabien Cishahayo dans son intervention dénonce « l’hypocrisie des droits de l’hommistes qui aujourd’hui crient au loup alors qu’ils étaient silencieux à l’époque des massacres des Etudiants Hutu et des lynchages dans Bujumbura ». C’est un peu comme parler des radios privées ou des réseaux sociaux en 1993-1994 ou se demander où était la croix rouge durant les guerres napoléoniennes.
Premièrement, les associations des droits de l’homme n’étaient pas à l’époque ce qu’elles sont aujourd’hui. La ligue Iteka balbutiait ses premiers pas et certains des membres de la société civile qui se sont levés pour dénoncer les atrocités dans Bujumbura ont vu leur appartenance ethnique remise en cause, ce qui en soi et au vu du climat qui prévalait était une menace de mort.
Deuxièmement, la majorité des victimes actuelles n’ont aucune responsabilité dans les actes que le Professeur décrit et les silences coupables qui ont entouré ces actes. L’accusation d’hypocrisie brandie pour faire taire les voix discordantes ne peut s’appliquer à eux.
Et enfin, certains de ceux qui crient au loup aujourd’hui étaient des compagnons du Président Ndadaye et ont assisté impuissants à son assassinat. Ils ont par la suite vaillamment manifesté pour qu’on leur rende sa dépouille. Que fait le Professeur Cishahayo de ceux-là ? Faut-il qu’ils se taisent aussi ou avait-il en tête des noms précis ?
Du deuil, de la culture et des fausses analogies
Le professeur Fabien Cishahayo avance l’idée que lors d’un deuil, le respect dû aux morts interdit aux détracteurs de « cracher leur venin ». Il continue en donnant un exemple qui, en substance, est sans rapport avec le sujet qui nous préoccupe : ceux qui nous quittaient en laissant derrière eux des dettes impayées, des enfants conçus en dehors du foyer et toutes ces casseroles que chacun traine et dont on taisait les péchés durant la période de deuil. En d’autres mots, des personnages lambda- non pas des chefs d’État- dont l’influence dépassait rarement les frontières de leurs communautés locales et dont la mort ne signifiait pas l’espoir d’un répit pour des millions de leurs concitoyens.
Le professeur a raison de dire qu’il risque de paraître monstrueux en tenant de tels propos. Il est monstrueux de comparer de telles casseroles à des crimes de masse, des crimes contre l’humanité. Il est monstrueux de croire que tous ceux qui errent dans les camps de réfugiés ou leurs familles restées au pays, que ceux qui ont perdu les leurs, bref, ces milliers de victimes sauraient se contraindre à une telle mascarade. Que tout ce monde écouterait dans un silence religieux, les bourreaux et leurs complices réécrire l’histoire et répandre sur les ondes nationales un message selon lequel celui qui est à l’origine de leurs malheurs était un homme merveilleux, le père de la nation et un exemple à suivre.
L’acculturation ou la perte des valeurs, c’est d’ériger en exemple un tel homme. Il est inconcevable d’exiger des victimes la décence et la dignité que cette société qui se prétend érigée sur les valeurs d’Ubuntu devrait leur témoigner, mais qu’elle leur dénie. Il est absurde que le Professeur qui prétend prêcher pour le respect de ces valeurs s’associe aux voix qui voudraient faire taire les victimes. Votre deuil n’est pas le mien. Nous faisons tous les jours le deuil de ceux que le système broie et vous prions de montrer de la décence, de l’Ubuntu, face à cette douleur-là.
Je finirai en disant que nous avons eu l’occasion de régler ce contentieux de sang que nous trainons de génération en génération. Cet homme dont certains font le deuil a refusé d’user des mécanismes mis à sa disposition pour en finir avec des décennies de violence. Il aurait pu être celui que tout le monde admire. Il a choisi une autre voie. Il laisse derrière lui une société déchirée et polarisée. Bref, nous ne pouvons pas nous plaindre des maux dont nous entretenons les causes. Le professeur devrait le savoir et étendre lui-même l’empathie qu’il réclame à ceux qu’ils traitent d’acculturés.