Vendredi 22 novembre 2024

Société

Repenser la presse | Pouvoir et médias indépendants au Burundi : l’urgence de passer du duel au duo

30/01/2023 Commentaires fermés sur Repenser la presse | Pouvoir et médias indépendants au Burundi : l’urgence de passer du duel au duo
Repenser la presse | Pouvoir et médias indépendants au Burundi : l’urgence de passer du duel au duo
Sous le hashtag #JAMAISSANSLESMEDIAS, le président Evariste Ndayishimiye a rencontré le 28 janvier 2021, les responsables des médias et les porte-paroles des institutions publiques

Professeur d’Université au Canada (Montréal), dans sa contribution pour « Repenser la presse », Fabien Cishahayo revient, sur le rôle du Conseil national de la communication, qui doit être vraiment indépendant. Il invite la « presse indépendante » à l’attachement inconditionnel aux faits et prévient : une démocratie sans médias est une « démocrature ».

« Jamais sans les médias ». Ces 4 mots sortis de la bouche de l’actuel Président de la République du Burundi en disent long sur les relations que les nouvelles autorités du Burundi entendent désormais entretenir avec les médias indépendants au pays des mille collines. On se surprendrait à prononcer un « ouf ! » de soulagement, tant les relations entre le pouvoir et la presse indépendante étaient exécrables depuis ces derniers temps. La plus tragique illustration de cet affrontement dont tout le monde, en commençant par les citoyens, est sorti perdant aura été le cataclysme de 2015.

Et pourtant, tout le monde, pouvoir comme médias, gagnerait à passer de ce duel mortel, qui ne fait que des perdants des deux côtés, au duo, une sorte de « gentlemen’s agreement » qui permettrait à tout le monde de jouer son rôle dans la défense et la promotion du bien commun, de la chose publique, de la Res publica.

Mais pour que s’instaure ce new deal entre le pouvoir et les médias indépendants, il faut que chacun sache quelle partition il doit jouer pour atteindre l’harmonie, sous l’œil vigilant du chef d’orchestre qu’est le Conseil national de la communication.

Permettez-moi de filer cette métaphore de l’orchestre symphonique pour illustrer mon propos dans cette modeste contribution au débat en cours sur la manière de repenser les médias au Burundi, notamment en créant les conditions de pacifier les relations entre le pouvoir burundais et la presse indépendante.

Le chef d’orchestre, le Conseil national de la communication

Le rôle du Conseil national de la communication devrait être plus précis. Si nous voulons sortir de l’ère de ce que l’icône ivoirienne du reggae, Alpha Blondy, appelle les « ’fusilcraties », cet organe doit être pensé comme un chef d’orchestre, un régulateur, plutôt que comme un organe de contrôle. Le Conseil national de la communication doit s’assurer que les acteurs qui entrent sur la scène médiatique remplissent les conditions fixées par la loi pour jouer leur rôle dans la Cité. Il doit s’assurer que les journalistes ont les compétences nécessaires pour faire leur travail et connaissent l’éthique et les valeurs qui encadrent leur pratique et ainsi que les règles de la déontologie qui régit leur profession au quotidien. Sans superviser lui-même les formations qui précèdent l’autorisation d’exercer cette profession ou les formations continues qui permettent la mise à jour des aptitudes des professionnels du secteur, il doit s’assurer que ces formations sont adéquatement données par des personnes compétentes, en raison des enjeux associés à l’exercice de ce métier.

En reportage sur le terrain
« Le journaliste ne produit pas des articles ou des reportages comme on produit des pommes de terre : son rôle va bien au-delà des nourritures pour le corps humain que produit l’agriculteur. « 

Le journaliste ne produit pas des articles ou des reportages comme on produit des pommes de terre : son rôle va bien au-delà des nourritures pour le corps humain que produit l’agriculteur. Il façonne l’opinion, enrichit notre imaginaire, et, selon la belle formule d’Albert Camus, écrit notre histoire au présent. Ce rôle est tellement capital que le Conseil national de la communication devrait assurer une sorte de veille médiatique, scruter constamment notre espace médiatique pour prévenir ou sanctionner les dérives. Il doit veiller à ce que, dans notre espace médiatique, aucune place ne soit laissée aux incompétents, aux amateurs et aux manipulateurs, dont la visée n’est pas d’enrichir le débat citoyen, mais de le dévoyer. C’est la raison pour laquelle je continue à penser — mais peut-être ai-je tort ? — que c’est le CNC qui devrait octroyer la carte de presse aux prétendants à la profession et non les pairs. Il nous faut prendre le temps d’asseoir la crédibilité des professionnels des médias avant de leur octroyer cette prérogative.
Mais pour jouer ce rôle, le CNC doit avoir les coudées franches : il ne peut être crédible que s’il est libre et indépendant, soustrait à toutes les pressions, notamment les pressions du pouvoir en place. Le chien de garde de notre espace médiatique ne peut aboyer si quelqu’un le tient en laisse et tire brutalement sur la laisse quand il entreprend de jouer son rôle de façon indépendante.

La partition du pouvoir

« Un homme informé est un citoyen, un homme non informé est un sujet ». Ce mot du fondateur du journal Le Monde, Hubert Beuve-Méry, m’est venu à l’esprit quand j’ai commencé à écrire ce texte. Un homme informé est un citoyen dans la mesure où il peut prendre des décisions éclairées, que ce soit dans la conduite de sa vie privée ou dans sa contribution à la vie publique, notamment — mais pas seulement — en contexte électoral. Un homme non informé est un sujet, balloté par l’histoire, subissant des décisions dont il ne connaît ni les tenants ni les aboutissants. C’est le propre des monarchies absolues ou des tyrannies de maintenir le peuple dans l’ignorance. Les tyrans chérissent les black-out !

En démocratie, le droit des citoyens à l’information est donc un droit fondamental, inscrit dans l’ADN des démocraties libérales. Ce droit a un corollaire : le devoir d’informer. Celui-ci incombe au premier chef aux autorités, à quelque niveau qu’elles se situent. Le devoir d’informer est aussi l’impératif, la boussole qui guide le travail des journalistes. Ils recherchent l’information, la traitent, la contextualisent, l’éclairent, la mettent en perspective et la livrent aux citoyens. C’est au nom de ce même droit à l’information que les journalistes recherchent l’information, notamment auprès des autorités, pour la livrer aux citoyens, qui y ont droit pour régir leur vie. En régime démocratique, les autorités ont donc le devoir de livrer l’information d’intérêt public aux citoyens par le canal des organes médiatiques. Cela peut se faire de plusieurs manières : conférences de presse, communiqués, organisation d’événements, interviews diffusées auprès du grand public, etc. Les moyens sont nombreux pour servir cette fin : tenir les citoyens informés au sujet des affaires de la Cité, des affaires publiques, en somme, de leurs affaires.

Le pouvoir a aussi le droit d’avoir ses propres médias. Mais leur proximité avec le régime mine leur crédibilité auprès du public. Ils apparaissent constamment comme des caisses de résonance du pouvoir en place et les journalistes qui y sont employés sont vus comme des fonctionnaires qui font tout fonctionner sauf le cerveau, dans la mesure où on leur enfonce en travers de la gorge la « ’pravda », la vérité officielle, qu’ils vont décliner ad nauseam sur toutes les plateformes. Le salaire qu’ils perçoivent est vu comme une solde — tiens, encore une laisse ! — qui, une fois retirée, les précipiterait dans le néant. Loin de moi l’idée que tous les journalistes des médias publics font — ou ne font pas — leur travail pour des raisons purement alimentaires. Mais je ne pense pas que les choses aient changé depuis l’époque des « ’fusilcraties ». Néanmoins, j’aimerais tellement avoir tort à ce chapitre…

Le pouvoir doit aussi soutenir la presse indépendante pour une raison égoïste. En permettant et même en soutenant grâce aux fonds publics l’existence d’une presse pluraliste qui, à côté des médias publics — qui chez nous se confondent avec les médias d’État — laisserait les coudées franches aux médias indépendants, le gouvernement crédibiliserait la parole des dirigeants. Cette parole ne serait plus uniquement relayée par des médias à la solde du pouvoir — les haut-parleurs selon le joli mot de Jean-François Bastin — systématiquement soupçonnés d’être dans la connivence, la complaisance, la convenance. Le gouvernement y gagnerait donc sur le double plan de la visibilité et de la crédibilité.

Un autre aspect de la partition du gouvernement pourrait être de garantir aux médias indépendants une assise financière suffisamment solide pour qu’ils puissent assurer la sécurité financière de leurs journalistes, leur offrir des conditions d’emploi décentes, notamment un statut assorti de contrats de travail prévisibles. Ces financements permettraient de soustraire les journalistes de la précarité. Il suffirait pour cela que le gouvernement défiscalise les montants d’argent que les opérateurs économiques investissent dans la publicité diffusée par le canal des médias indépendants. Cette mesure permettrait aux opérateurs économiques d’intégrer ces montants dans les dépenses de fonctionnement. La mesure ouvrirait aussi la voie à l’émergence d’une industrie de la publicité digne de ce nom au Burundi et augmenterait de ce fait même la marge de manœuvre des institutions médiatiques.

Quelle partition pour les médias indépendants ?

Rigueur, probité, impartialité, attachement inconditionnel aux faits. En ces mots tient ce qui sauvera les médias indépendants au Burundi, ce qui augmentera toujours plus leur crédibilité, ce qui les légitimera auprès de l’opinion publique et des dirigeants qui, même sans les aimer, recourront à eux pour gouverner adéquatement la République.

Par le passé, nous avons eu des médias associés, comme des ombres portées, à des formations politiques. Pendant longtemps, y compris dans les démocraties libérales, ce genre de mélange entre les serviettes et les torchons a été accepté — je pense ici au cas français avec L’Humanité, organe du Parti communiste français. Mais au stade actuel de notre marche vers la démocratie, nous gagnerions à ce que les médias associés aux partis politiques ne soient pas classés parmi les médias indépendants. Ces médias portent la parole des partis dont ils émanent dans l’espace public. Ils défendent la perspective du parti sur la gestion publique, sur les sujets en débat dans l’espace public. S’ils ont droit à l’existence, leur rôle est cependant différent à celui des médias indépendants : les médias indépendants doivent se tenir à équidistance des formations politiques pour être capables de donner à chacune d’elles la possibilité de présenter sa perspective sur la gestion de la Cité, dans l’optique de ce que les Américains appellent la doctrine de l’équilibre (fairness doctrine).

Cette distance doit aussi être assumée dans le type de nouvelles et le format des reportages : en montrant systématiquement ce qui ne va pas dans la gestion publique, sans jamais souligner ce qui va bien, les médias indépendants se trouvent à assumer le rôle qu’une opposition politique plus ou moins laminée, plus ou moins muselée ne peut jouer, soit parce qu’elle est sous-représentée dans les institutions électives, soit parce qu’elle est plus ou moins cooptée par le parti au pouvoir. Cette pente est dangereuse parce que, encore une fois, le risque est grand de mélanger les serviettes et les torchons. On se trouve ici au point de bascule entre l’arène politique et l’arène médiatique. Et souvent le basculement se fait, subrepticement.

Par ailleurs, la focalisation des médias indépendants sur la politique risque aussi de les décrédibiliser. Au-delà de l’espace et des faits politiques, il y a la vie sociale, économique, culturelle, intellectuelle, des citoyens. Il y a notamment actuellement une prégnance du fait religieux qui mérite réflexion : les compétences des leaders religieux, la manipulation de l’opinion, l’omniprésence des escrocs et des marchands d’illusions, la trop grande proximité entre la religion et l’État dans une République laïque sont autant de sujets qui devraient retenir l’attention des journalistes au nom du bien commun. La diversification des questions et des enjeux mis en débat dans l’espace public médiatique permettrait de dissiper cette impression de duel entre le pouvoir politique et les médias indépendants.

Last, but not least, le silence assourdissant observé dans les médias au sujet de certaines organisations de la société civile, à qui on semble donner le Bon Dieu sans confession, mérite d’être mis en débat. Les organisations de la société civile sont devenues des lieux de pouvoir, financés notamment par une partie des fonds octroyés au pays dans le cadre des coopérations bilatérales. Une anecdote qui m’a été contée par un ami évoque un incident au cours duquel un journaliste a proposé à son chef, dans un média bien en vue au Burundi — que je me garderai de nommer ici — de faire un reportage sur des malversations intervenues dans une organisation de la société civile elle-même bien en vue au pays. Le chef répondit sèchement qu’on ne fait pas de reportage sur des organisations de la société civile parce que l’on joue dans la même ligue. On appelle cela des connivences croisées ! Et c’est malsain dans cette profession comme dans d’autres !

Les montants d’argent qui circulent dans les organisations de la société civile burundaise, le mode de gouvernance — clanique dans certaines d’entre elles — le mode de recrutement ou de licenciements de leur personnel, les types de contrats proposés et le mode de rémunération, constituent autant de sujets et soulèvent autant d’enjeux qu’il serait bon de verser dans le débat public. Maintenir ces questions et ces enjeux dans l’angle mort de la couverture que les médias indépendants consacrent à la vie publique diminue leur crédibilité et renforce le scepticisme des citoyens à leur égard.

Place à l’orchestre symphonique

Une fois les violons bien accordés, l’orchestre symphonique peut se mettre en œuvre, entamer son concert. En tant que collectivité politique, nous avons besoin que ces acteurs travaillent en synergie, que le pouvoir et les médias indépendants arrêtent leur duel à mort pour travailler en duo. Les citoyens du Burundi, qui tentent péniblement de tourner la page des « fusilcraties » et d’entrer en démocratie comme on entre dans une terre promise, ont besoin de voir se nouer ces liens apaisés entre le pouvoir et les médias indépendants. En tant qu’élus, les dirigeants gouvernent en notre nom, nous les citoyens, véritables détenteurs de la souveraineté. Ils ont donc des comptes à nous rendre. Les médias indépendants, quant à eux, agissent en notre nom en demandant que le gouvernement nous informe, par leur médiation. Les deux agissent donc en notre nom. Entre l’opposition systématique et la collusion, il y a pour ces deux catégories d’acteurs de la place pour une collaboration saine — un travail en duo, en synergie. Si les médias doivent survivre, s’inscrire dans la durée, c’est à ce prix que cela se fera. Si le pouvoir doit asseoir sa crédibilité, par-delà les médias qui lui sont acquis et les griots qui chantent ses louanges, c’est à ce prix qu’il le fera. Il n’y a pas de démocratie sans médias : si les médias sont réduits au silence, la démocratie se mue en démocrature : démocratie truquée, dictature maquillée. Il n’y a pas de médias vigoureux et enrichissants sans démocratie : les tyrannies et autres « ’fusilcraties » s’accommodent mal de la liberté de pensée et de la liberté d’expression. Les médias acceptables et acceptées sont ceux qui tiennent un discours convenu et convenable qui, au lieu de vous aider à penser, vous dispense de penser. Les médias fournissent l’information qui est l’oxygène sans laquelle le feu de la démocratie vacille puis s’éteint et le carburant qui fait tourner le moteur de la démocratie libérale.

« Jamais sans les médias ». L’enfer, dit-on, est pavé de bonnes intentions. Mais prenons notre président au mot, accordons-lui le bénéfice du doute : celui qui dit que la démocratie peut fonctionner sans les médias est un sacré menteur ! Il vit en « ’democrazy »…

Fabien Cishahayo est enseignant de formation. Après avoir obtenu un diplôme de licence en langue et littérature françaises à l’Université du Burundi, il a complété des études supérieures en communication à l’Université de Montréal (maîtrise et doctorat). Établi au Canada depuis une trentaine d’années, il enseigne tantôt en communication, tantôt en français langue seconde, ses deux champs de spécialisation.

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