Pour son étude, Jean-François Bastin, journaliste belge à la retraite, qui a passé plusieurs années au Burundi à former des collègues tant sur le terrain que dans les amphithéâtres, distinguait en 2013, en introduction à son cours sur le traitement médiatique de l’actualité au Burundi dans le cadre du Master complémentaire de journalisme, cinq périodes dans l’évolution du traitement médiatique de l’actualité au Burundi, depuis l’avènement de la république.
Cette dernière période est très contrastée. Elle est évidemment marquée par l’émergence d’un pouvoir légitimé par des élections. Un pouvoir à la fois plus fort (pour cette raison), mais encore complexe et relativement fragile, entretenant avec la presse des relations en dents de scie, représentatives de ces incertitudes. Finalement, ce qui va le plus changer politiquement pendant cette législature, c’est le pouvoir lui-même, les rapports de force au sein du parti dominant, le jeu des influences personnelles, les crises d’autorité successives (affaires Basabose, Nzomukunda, Radjabu, Nzobonimpa)… Et tout cela ne sera pas sans incidences sur les évolutions de la presse.
Au niveau du service public qui a conquis une certaine autonomie, qui a pris le tournant du pluralisme pendant la période de l’âge d’or, les choses vont redevenir plus difficiles. Pendant treize mois, on note d’abord une grande stabilité. La RTNB reste sur ses acquis pluralistes, sur la lancée de sa couverture exemplaire des élections de 2005. Fin 2006, le ministre de la communication décide de nommer un nouveau directeur général et ce changement apparaît rapidement comme une tentative de reprise en main politique du média national au profit du CNDD-FDD. D’autres nominations suivent, le pluralisme est à nouveau contrarié.
Peu à peu, le contraste va redevenir saisissant entre le média d’Etat et les radios privées, celles-ci offrant un meilleur « service public » que celui-là. C’est surtout le cas des trois radios qui dominent le secteur depuis de longues années : Bonesha, RPA et Isanganiro. Entre elles et le nouveau pouvoir, la situation se dégrade rapidement. RPA, qui a soutenu franchement le CNDD-FDD pendant la campagne, évolue très vite vers la critique du régime et de la politique gouvernementale. Les autres radios travaillent sur leur lancée des années précédentes, mais le contexte a changé, le rapport de forces presse-pouvoir n’est plus le même. En d’autres termes, l’âge d’or est bien fini. Le CNDD-FDD supporte de plus en plus mal la critique, et parfois la simple information… C’est la grande différence par rapport à l’année-charnière 1993 qui avait vu les journalistes changer leur fusil d’épaule, inverser leurs méthodes de travail et leur positionnement par rapport au pouvoir : cette fois, ils gardent la même ligne professionnelle (pluralisme critique), ils travaillent comme avant, mais ils sont aussitôt perçus et bientôt traités par le régime comme des adversaires politiques. Le président du parti, Hussein Radjabu se montre particulièrement agressif à leur égard. Il profère des menaces, il y a des arrestations et des procès…
En 2006, on peut franchement parler d’un conflit pouvoir-presse. Les incidents se multiplient(1) , les trois directeurs des principales radios (Isanganiro, RPA, Bonesha) sont personnellement visés. Le premier est jeté en prison, les deux autres doivent se cacher pour ne pas subir le même sort. La crise connaît son paroxysme au moment de l’affaire du « faux putsch » où l’ancien président Ndayizeye et l’ancien vice-président Kadege sont impliqués contre toute évidence, emprisonnés, jugés et finalement innocentés après cinq mois de détention. Mais dès le début, avant que ce montage ne s’effondre, la presse n’a cessé d’en démonter les mécanismes. Et c’est donc grâce à elle, paradoxalement, que la démocratie tient bon ; ce sont les radios, dont la popularité ne se dément pas, qui assurent le mieux la continuité démocratique…
La rechute de la RTNB
A la RTNB tout se complique quand une crise éclate début 2007 au sommet de l’Etat, opposant partisans et adversaires de Hussein Radjabu, le chef du parti dominant, considéré jusqu’ici comme l’homme fort du régime. Elle se répercute immédiatement au sein de la RTNB qui se met à fonctionner de façon chaotique.
C’est du jamais vu dans l’histoire de la Radio-Télévision d’Etat : elle devient pendant quelques jours l’enjeu d’un conflit interne au pouvoir. Le directeur général est proche du ministre qui est proche de Radjabu. La RTNB est entraînée dans ce conflit et elle penche d’abord, dans son information, du côté de celui qui va perdre le combat. L’épisode le plus extraordinaire de cette dérive est la censure par le Journal télévisé du porte-parole du CNDD-FDD en personne ! Celui-ci a « le tort » de s’opposer à Radjabu… La RTNB apparaît clairement comme un acteur direct de la crise au sein du parti. Elle perd une bonne part du crédit durement acquis depuis deux ans et elle sort évidemment déforcée de cet égarement puisque son directeur général se trouve maintenant en sursis, marqué par son appartenance au camp perdant…
Le remplacement de ce DG s’effectue en 2008, mais il ne change rien à la volonté de mainmise du parti dominant sur le média public, au contraire… La RTNB continue à régresser. On ne revient pas à l’époque du parti unique, à l’information monolithique, il y a encore du pluralisme, surtout à la radio qui résiste mieux que la télévision, mais on revient à l’époque de l’information minimaliste, à contenu principalement officiel. Inutile de dire qu’on n’entend plus le moindre « éditorial » critique à l’égard des autorités, comme la rédaction radio en avait pris l’habitude jubilatoire à l’époque de l’âge d’or… Moins l’on traite d’informations, moins l’on risque d’ennuis.
Il y a donc d’une part un appauvrissement journalistique, il y a d’autre part une réapparition puis un développement exponentiel de la propagande, qui ne cherche même plus à se cacher. Les comptes-rendus des conseils des ministres font leur retour en force, non seulement à l’antenne mais aussi dans l’information. Ils sont lus in extenso par le porte-parole du gouvernement dans les journaux parlés et télévisés. Ceux-ci redeviennent des tribunes gouvernementales, la réforme de 2003 est balayée, le Burundi se retrouve dans une situation paradoxale du point de vue de la démocratie : il vient d’avancer au plan politique, il recule au plan médiatique. Le service public est à nouveau victime d’un abus de pouvoir. Autre manifestation de ce recul : l’insertion de messages présidentiels, juste avant et après les journaux télévisés, comme au temps du parti unique. Il y a là une volonté non dissimulée d’investir l’espace journalistique, ce qui met le pouvoir en contradiction avec lui-même : démocratique par son élection, anti-démocratique par sa gestion du service public audiovisuel, alors précisément que celui-ci vient de favoriser cette élection par son fonctionnement pluraliste.
Cela dit, en gardant à l’esprit l’ensemble du champ médiatique, ce retour en arrière doit être relativisé. Il apparaît surtout comme un combat d’arrière-garde. La RTNB perd là, définitivement peut-être, sa chance de participer à la renaissance du Burundi. Car les radios privées(2) , elles, n’ont pas cessé de faire du journalisme, et ce sont elles que les Burundais écoutent massivement.
Le bras de fer entre Radjabu et les médias va tourner à l’avantage des seconds(3) . Mais ce n’est qu’un répit. Les menaces et les intimidations à l’égard de la presse ne cesseront jamais vraiment, jusqu’à aujourd’hui (emprisonnement et condamnation du journaliste Ruvakuki en 2012, libération pour raisons de santé en 2013). Les relations pouvoir-presse vont suivre une ligne sinusoïdale, de crises en accalmies selon les besoins du moment et les pressions extérieures.
Du coup, dès 2006, la Synergie reprend du service. Dans le droit fil de sa fonction démocratique, mais dans un rôle de plus en plus évident de voix d’opposition. Se sentant menacées, les radios privées ont le réflexe de se regrouper, comme elles l’avaient fait lors de la campagne électorale, mais dans des conditions forcément très différentes. RPA est dans le coup cette fois, et pas la RTNB. Et si « opposition » il y a, elle ne se confond pas avec « l’opposition » politique, censée agir au parlement. Il ne faut pas oublier que, dans cette démocratie expérimentale, l’opposition politique est assez indéfinissable dans la mesure où des partis minoritaires sont associés à l’exécutif (vice-présidences et postes ministériels) et où le FNL a rejoint les institutions, notamment militaires. Comme on l’a dit plus haut, l’opposition finit par s’exercer, de façon désordonnée, au sein même du parti dominant. Cette complexité démocratique est difficile à comprendre et à faire comprendre, elle ne facilite pas le travail des journalistes. La Synergie est un pis-aller. Elle fonctionne par à-coups, dans un climat de tension qui n’est pas propice à un traitement serein de l’actualité. Il est très difficile dans un tel climat de s’en tenir aux faits, d’enquêter méthodiquement, d’obtenir un maximum d’informations, d’organiser des débats utiles, de faire avancer la connaissance des dossiers les plus importants.
La Synergie, sans doute malgré elle, apparaît finalement comme la principale force d’opposition, ce qui n’est pas son rôle, ni vraiment de sa compétence. Elle se manifeste régulièrement, produisant un journal parlé identique sur cinq ou six chaînes(4) , généralement en réaction à une menace, une interdiction ou une mesure d’emprisonnement d’un journaliste. Journal souvent réédité, et toujours centré sur un éditorial commun, soulignant la force de cette union synergique. Ainsi poussées par des urgences successives, les radios se laissent entraîner sur le terrain de la politique, au détriment de la rigueur journalistique. Celle-ci n’est pas assez constante, elle manque parfois de cohérence, qu’il s’agisse de la contextualisation, de la hiérarchie et du suivi de l’information.
Des synergies de moins en moins efficaces
Ce mouvement de résistance médiatique va culminer en 2010, année électorale. Les radios vont aux élections en Synergie, comme en 2005, mais bien davantage encore qu’en 2005. Le rapport de forces a changé, elles ressentent donc le besoin d’être encore plus fortes. Et c’est finalement moins une synergie qu’une forteresse qui se constitue. Une synergie est une manière de rassembler des moyens, d’échanger des services, de partager des informations, c’est léger, souple, mobile. Une forteresse, c’est lourd, statique, beaucoup plus difficile à faire bouger. La Synergie de 2010 sera apparemment plus puissante mais en réalité moins efficace que celle de 2005.
Il faut savoir qu’entre-temps, une nouvelle radio privée est apparue : Rema FM, qui a pris le contre-pied des autres radios en se mettant ouvertement au service des autorités et du CNDD-FDD et en n’hésitant pas à attaquer ses consœurs. C’est le premier problème à régler pour la Synergie de 2010. Elle choisit de le traiter en intégrant Rema. Le but est très clairement de neutraliser la concurrence, la voix potentiellement discordante, mais il y a un risque inverse : celui de se neutraliser soi-même. La Synergie n’ira pas jusque-là, mais la comparaison avec 2005 est sans appel : malgré des ambitions beaucoup plus élevées, celle de 2010 aura moins de rendement journalistique, elle aura du mal à gérer des événements auxquels elle n’était pas préparée.
La Synergie des médias comme mode de traitement de l’actualité est une singularité pour ne pas dire une exclusivité burundaise et, à ce titre, mérite d’importants développements(5) .
La comparaison entre les Synergies de 2005 et 2010 est évidemment passionnante du point de vue « scientifique », elle est révélatrice de nombreuses problématiques liées à l’évolution de la presse burundaise, à sa politisation, à sa force d’influence, à ses faiblesses théoriques et structurelles, mais aussi à l’histoire du Burundi, aux contradictions de la société, au formalisme de la démocratisation, aux relations ambiguës entre ce pays et le monde. Mais le plus important ici est surtout de pointer les acquis, les limites, les avantages et les inconvénients de cette méthode de travail journalistique en vue de futurs évènements, afin que leur couverture soit la meilleure possible.
Premier constat, commun aux deux événements : en 2010 comme en 2005, il y a un accord complet entre les acteurs politiques et médiatiques pour conférer la même importance majeure au premier des scrutins inaugurant le cycle électoral, à savoir le scrutin communal. Peu importe que ce ne soit « que » des élections locales, destinées à former des conseils communaux : ni les partis, ni les médias ne s’intéressent aux enjeux locaux, seul comptera le résultat global, le total des pourcentages réalisés par chacun des partis en additionnant les voix de leurs élus municipaux… En 2010 comme en 2005, le vote communal éclipse tous les autres, pourtant constitutionnellement plus importants (assemblée nationale, présidence), qui apparaissent dès lors comme des formalités. Il y a là un problème pour l’exercice démocratique, qui relève d’abord de la politologie, mais qui concerne aussi les médias dans la mesure où ils choisissent de l’ignorer. En 2010, alors que la Synergie démarre le 5 mai, seize jours avant le scrutin communal prévu pour le 21 mai, alors qu’elle couvre la campagne(6) avec une super-rédaction générale émanant de quinze radios, elle n’aborde pratiquement jamais les sujets locaux. L’impatience électorale est la plus forte, peu importe l’enjeu, tout se joue dès le premier scrutin, tout se passe comme s’il n’y avait qu’une seule et même élection. Pour preuve : le retentissement inouï de ces communales.
Deuxième constat, précisément : l’absence d’analyse des résultats. Ceci est vrai en 2005, où l’on manque de références, mais plus encore en 2010, alors que la rédaction centrale dispose des résultats de 2005, commune par commune. Or, ni dans la communication des résultats, ni dans les commentaires, on ne compare les chiffres de 2010 à ceux de 2005. On se prive ainsi d’un outil d’analyse très important, qu’il s’agisse des communales ou des législatives. Cette comparaison permettrait d’observer l’évolution de l’électorat en cinq ans, par rapport aux principaux partis, mais aussi en fonction des régions, de certaines villes et provinces dont le vote est assez particulier, s’écartant des moyennes nationales. Pour ne donner que quelques exemples, ces analyses permettraient de mettre en évidence lors des communales de 2010 : la victoire du FNL dans Bujumbura rural, soit 57,48% des suffrages contre 26,60 pour le CNDD-FDD ; la position minoritaire du CNDD-FDD dans la capitale (28,28%) ; la percée du MSD dans la même ville (18,29%) ; l’effondrement général du Frodebu (-18% par rapport à 2005) qui ne profite guère au CNDD-FDD (+6%) ; le redressement général de l’Uprona, etc. La carte politique du Burundi 2010 est nettement différente de celle de 2005, mais qui le sait, qui le dit ? Et quand viennent les législatives, après le retrait électoral d’une majorité de partis, la Synergie n’analyse pas davantage l’effet de l’abstention et le déplacement des voix qui démontrent pourtant l’immense profit que le CNDD-FDD tire partout de cette défection, notamment à Bujumbura où ce parti double pratiquement en pourcentage son score des communales (55,8% contre 28,3), où l’Uprona triple le sien (35,5% contre 11,9) et le Frodebu Nyakuri le décuple (5% contre 0,54) !
Les médias dans un rôle de plus en plus politique
Troisième constat, propre à la Synergie 2010 : son extrême difficulté à gérer les effets du premier scrutin. La Synergie est prise de court par les événements. Par les résultats qui confortent la position dominante du CNDD-FDD et par les réactions des autres partis. A peine ouvert, sur un enjeu théoriquement local, le cycle électoral(7) semble déjà se refermer. Le grand débat organisé par la Synergie le 27 mai illustre parfaitement cette séquence de désarroi. On sent qu’il a été préparé de longue date et que les événements n’y changent rien. La Synergie a prévu de consacrer de longs échanges à trois sujets (programmes(8) , campagne, médias), elle s’y tient alors que l’actualité est bousculée par des accusations de fraudes, la création de l’ADC-Ikibiri (le 25 mai) et le renoncement des principaux partis concurrents du CNDD-FDD (sauf l’Uprona) à présenter des candidats aux élections suivantes. Le débat est largement vidé de ce qui devrait en faire la substance : l’élection elle-même, ses résultats et la contestation dont elle fait l’objet. Le sujet de la fraude est à peine abordé, sous forme d’accusations désordonnées et sans preuves tangibles, le sujet de la nouvelle opposition n’est pas abordé du tout ! Pas un mot, pas une question sur la stratégie des « vaincus », ni par rapport aux sièges (parfois majoritaires) qu’ils ont obtenus dans les conseils communaux, et dont on ne sait s’ils vont les occuper, ni par rapport aux objectifs de leur alliance, ni par rapport aux conséquences de leur défection électorale. Or ce sont là des problèmes brûlants, cruciaux pour l’avenir, y compris à très court terme. Le prochain scrutin est présidentiel, a-t-il encore un sens ? Tout le monde l’attendait avec intérêt sinon impatience, surtout l’affrontement des « poids lourds » Nkurunziza-Rwasa-Ndayizeye. On imagine ce que ce scrutin aurait signifié en termes de combat politique et de dépassement de la contradiction hutu-tutsi, mais les « petites » communales sont passées par là et l’horizon se vide d’un coup. Les Burundais font face soudain à un désert électoral. Il n’y a plus qu’un seul candidat à la présidence : le président sortant.
Ce désert est tout aussi terrible pour la Synergie, conçue pour accompagner tout le processus, des communales aux collinaires, pendant plus de quatre mois. Que doit-elle faire, comment réagir à cette situation qui n’a pas été anticipée ? C’est là qu’on mesure le mieux le problème structurel de la Synergie 2010 : elle est tellement pléthorique, allant de Rema à RPA, que sa capacité de réaction s’en trouve limitée. Elle ne se pose même pas la question de son utilité : doit-elle se déployer partout pour une élection présidentielle où le candidat unique n’a besoin que d’une voix pour être élu ? La seule question qui compte désormais est celle de l’abstention. Mais on n’est plus vraiment dans le journalisme, les problèmes de couverture électorale et de traitement de l’actualité passent au second plan. La Synergie devient une sorte de microcosme où se joue la crise générale : sur les antennes de Rema des attaques fusent contre d’autres radios auxquelles elle est pourtant associée, les autres ripostent, et la Radio nationale participe à la Synergie de façon variable, un pied dedans, un pied dehors. Bref, la Synergie devient elle-même un enjeu de la crise.
Quatrième constat qui se dégage de la double expérience 2005-2010 : la fonction essentiellement démocratique de la Synergie, au-delà de son utilité pour ne pas dire de sa nécessité technique(9) . La démocratie est indissociable des libertés fondamentales, dont la liberté d’expression. Une presse pluraliste est indispensable à l’exercice de la démocratie. Il est donc normal que la presse soit particulièrement active pendant les temps forts de cet exercice, c’est-à-dire les périodes électorales. Mais au Burundi, il faut ajouter une donnée supplémentaire à ce raisonnement, qui tient à l’histoire de ce pays, où la presse a été longtemps associée au pouvoir et où la politique a toujours été suspecte de servir des intérêts particuliers plutôt que l’intérêt général. D’où le souci pour sortir le pays de la guerre d’instaurer une démocratie constitutionnelle et de veiller aux libertés qui la fondent. C’est pourquoi la radio, média archi-dominant, populaire et multiple, fait l’objet de toutes les attentions ; c’est pourquoi se crée la Synergie (principalement radiophonique), censée éviter que trop de rédactions ne s’engagent de façon partisane(10) ; c’est pourquoi les journalistes se voient investis dès 2005 d’une mission qui dépasse leur strict devoir d’information : on attend d’eux qu’ils soient les gardiens du bon déroulement des opérations électorales. Et c’est bien ainsi qu’ils conçoivent leur rôle : ils se considèrent en charge d’une sorte de surveillance du scrutin, ils se pressent dans toutes les communes et ils assistent en de nombreux endroits au dépouillement des bulletins de vote, donnant beaucoup de résultats « en direct », avant même les annonces des CECI, des CEPI et de la CENI. En 2005, la voix des médias couvre celle des institutions, c’est elle qui valide heure par heure les opérations électorales puis les résultats des scrutins(11) . Si personne ne les conteste vraiment, c’est parce que la Synergie les authentifie. Mais le plus intéressant est que le phénomène se reproduira à l’identique cinq ans plus tard.
En 2010, la presse n’arrive pas aux élections avec la même assurance, la Synergie, on l’a expliqué, s’est constituée de manière plus défensive, dans un climat de suspicion, entre médias et pouvoir mais aussi entre médias eux-mêmes. Et pourtant elle joue exactement le même rôle démocratique : elle est partout, elle donne énormément de chiffres en direct, avant les proclamations officielles, elle valide ainsi de nombreux dépouillements, bref elle authentifie les résultats. C’est évidemment une raison supplémentaire de son désarroi au lendemain des communales, quand les protestations se multiplient, que les déçus renoncent aux scrutins suivants et que ceux-ci se trouvent dès lors privés de leurs principaux enjeux. La fonction démocratique de la Synergie l’emporte sur sa fonction journalistique : au lieu de se consacrer à l’analyse des résultats et des plaintes, d’essayer d’établir s’il y a eu des fraudes et dans quelles proportions, elle continue malgré ses déchirements à couvrir les scrutins suivants avec la même méthode de travail. Elle va donc authentifier jusqu’au bout le processus électoral.
Cette crise politico-médiatique de 2010 ouvre-t-elle une nouvelle période de l’histoire du traitement de l’actualité au Burundi ? C’est possible. Le peu de recul ne permet pas de l’affirmer avec certitude, mais il est évident que l’abandon du terrain électoral et donc parlementaire par les principaux partis concurrents du CNDD-FDD a laissé les principales radios privées en première ligne, seules à porter de façon constante d’autres paroles que celles des autorités, sorties renforcées des élections. Où est passée l’opposition, déjà très faible avant 2010 ? Il n’y a que des réponses vagues à cette question. L’ADC-Ikibiri, assemblage des déçus de 2010, n’est pas une force politique. Elle a un besoin absolu des médias pour exister un peu. Les médias n’ont pas besoin d’elle. Tout est dit dans cette formule.
Les années qui suivent 2010 témoignent de ce rôle politique endossé par les radios les plus écoutées. Le journaliste Roland Rugero en témoigne sur le site d’Iwacu(12) : « Le CNDD-FDD n’a en face que les médias (eux-mêmes composante de la société civile) comme contre-pouvoir ». Le fait est que les radios privées dont les plus anciennes se regroupent régulièrement en synergie, sont perçues et se perçoivent elles-mêmes comme une force d’opposition politique. Une situation qui ne facilite pas un traitement de l’actualité purement journalistique, uniquement soucieux des faits. La société civile occupe une place beaucoup plus importante dans leurs informations que toutes les institutions et même les services publics. Il y a là comme un phénomène de compensation, une volonté d’agir comme un contre-poids. L’exemple le plus frappant à cet égard est celui de RPA qui fonctionne fréquemment en opposition symétrique à Rema, radio ouvertement engagée du côté gouvernemental. Sur de nombreux sujets, les deux radios offrent chacune une version contredisant l’autre(13). Ce « binôme antagoniste » Rema-RPA n’est pas systématique, mais il se manifeste régulièrement, sans que l’on puisse en détailler les mécanismes, conscients ou inconscients. Il faut noter par ailleurs que RPA traite beaucoup plus d’informations que Rema, et souvent de façon plurielle, ce qui n’est pratiquement jamais le cas de Rema.
La confrontation pouvoir/presse est une donnée de la vie publique burundaise. Rien ne permet d’envisager sa fin prochaine. Au contraire, l’approche des élections de 2015 pourrait encore l’accentuer. La longue bataille autour de la nouvelle loi sur la presse en est la meilleure preuve. Ce n’est pas le lieu ici d’analyser les textes, celui de la loi de 2003 et ceux des moutures successives de la loi finalement promulguée en 2013, mais il est clair que celle-ci a pour objectif premier de limiter, voire d’empêcher la liberté de la presse. En attendant, l’effet le plus évident de ces lois est de pousser la plupart de journalistes à faire (au moins) autant de politique que de journalisme…
L’actualité est foisonnante au Burundi, un sujet chasse l’autre, d’autres reviennent en boucle, inlassablement, comme le thème de l’insécurité, mis à toutes les sauces, mélangeant parfois les faits divers les plus minuscules et les crimes les plus graves, à caractère manifestement politique. C’est un des effets de cet affrontement, de cette pression constante sur les médias. Ce foisonnement de l’actualité – politique, sociale, économique, judiciaire, sécuritaire, sous-régionale, etc(14) – est une aubaine pour les journalistes, mais il a aussi ses exigences, il les oblige à classer les faits, les hiérarchiser, à les analyser, les contextualiser, à suivre leur évolution, à toujours mieux expliquer les événements afin de contribuer à ce que l’on pourrait appeler « l’intelligence nationale ». La liberté d’expression est une condition sine qua non de la démocratie, mais elle a besoin d’un minimum de sérénité et la liberté de la presse qui en fait partie ne peut s’exercer vraiment qu’avec un maximum de rigueur professionnelle.
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(1)Journalistes séquestrés et brutalisés lors d’une conférence de presse du député Basabose encerclée par la police. Incarcérations des journalistes Kabura, Kiramvu et Nibizi. Discours public de menace tenu par Radjabu au stade Rwagasore.
(2) Pour ne parler que des radios, qui restent archi-dominantes dans l’espace médiatique. Mais on notera l’apparition d’une modeste télévision concurrente (Renaissance) puis d’un périodique de qualité (Iwacu).
(3) Il sera bientôt évincé du pouvoir, jugé et condamné. Il est toujours en prison.
(4) Principalement Bonesha, Isanganiro, RPA, Renaissance et CCIB.
(5) Voir le mémoire de Nestor Ndikumana, MCJ, juin 2011 : « Traitement médiatique de l’information électorale : Etude comparative de la synergie des médias burundais de 2005 et de 2010, cas des élections communales »
(6) Ce qui, rappelons-le, n’était pas le cas de la Synergie en 2005.
(7) Pour mémoire, le calendrier des scrutins : communal 24/05 (au lieu du 21/05), présidentiel 20/06, Pour mémoire, le calendrier des scrutins : communal 24/05 (au lieu du 21/05), présidentiel 20/06, législatif 23/07, sénatorial 28/07, collinaire 07/09.
(8) Ce qui démontre encore une fois que ce scrutin communal est vécu comme une élection nationale.
(9) Cf p.27.
(10) Seule RPA en 2005 ne rejoint pas la Synergie pour préserver sa liberté rédactionnelle et se déclarer en faveur du CNDD-FDD.
(11) Malgré de nombreuses entorses au règlement, certaines irrégularités et les plaintes de plusieurs partis, dont le Parena et le CNDD.
(12) 15 avril 2013
(13) Exemple étudié au cours : bulletins Rema et RPA du 01/08/12, versions opposées d’un problème de menaces politiques (niées ou avérées) en commune de Gihanga, avec témoignages contradictoires. Seules ces deux radios traitent de cette affaire.
(14) Citons dans le désordre et de façon non exhaustive de nombreux sujets traités ces dernières années : engagement militaire en Somalie, alertes au terrorisme, lois sur l’homosexualité, les partis, la société civile, la Citons dans le désordre et de façon non exhaustive de nombreux sujets traités ces dernières années : engagement militaire en Somalie, alertes au terrorisme, lois sur l’homosexualité, les partis, la société civile, la presse, violences policières, affaire de Businde, violences politiques, faits de guerre ou de rébellion, controverse sur la notion d’exécution extrajudiciaire, massacre de Gatumba, nombreux procès à caractère politique (Manirumva, Kavumbagu, Gatumba, Faustin Ndikumana, Ruvakuki…), arrestations sans mandat, détentions sans procès ni poursuites judiciaires, affaires Sinduhije (arrestation à Dar-es-Salam, accusation de chef de guerre, retour à Bujumbura), commissions d’enquête spéciales (Gatumba, Bagorikunda, incendie du Marché central…), arrestations et procès de détenteurs de l’autorité accusés de crimes, crises au CNDD-FDD et à l’Uprona, croisades présidentielles, controverses constitutionnelles, allégations de fraudes et de corruption, conflits fonciers, grèves, mouvements de protestation, campagnes de boycott, etc, sans parler des conférences internationales et ateliers concernant le Burundi, des enjeux de l’E.A.C., des innombrables problèmes de la vie quotidienne, des questions de santé et de scolarité, du marasme économique, de la dépréciation monétaire, etc.
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