Pour son étude, Jean-François Bastin, journaliste belge à la retraite, qui a passé plusieurs années au Burundi à former des collègues tant sur le terrain que dans les amphithéâtres, distinguait en 2013, en introduction à son cours sur le traitement médiatique de l’actualité au Burundi dans le cadre du Master complémentaire de journalisme, cinq périodes dans l’évolution du traitement médiatique de l’actualité au Burundi, depuis l’avènement de la république. Des périodes qui concernent plus particulièrement les médias audiovisuels : de 1966 à 1992, 1993 à 1994, 1995 à 2001, 2002à 2005 et 2006-2013. Les dates délimitant ces périodes ont une valeur indicative. Il va de soi qu’on ne change pas brutalement d’époque dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier… Il y a des prémices à ces changements, ceux-ci s’opèrent dans une certaine durée et ils demandent du temps pour produire tous leurs effets. D’une manière générale, M. Bastin observe un rapport étroit entre système politique et système médiatique : l’un n’évolue pas sans l’autre, la nature de l’un détermine celle de l’autre, mais on n’est pas en présence d’un rapport mécanique dans la mesure où le pouvoir des médias s’affirme au fil des crises politiques, de façon toujours plus autonome, comme un élément constitutif important de la société burundaise et un symptôme majeur de ses évolutions. Le journaliste JFB avait dressé un panorama du traitement de l’information de 1966 à 2013…Une contribution qui mérite d’être actualisée et qui peut nous aider à « repenser la presse » au Burundi.
Il n’est pas nécessaire de s’étendre, dans toute sa longueur, sur cette première période. Elle se caractérise par son univocité et sa monotonie. Le paysage médiatique y varie très peu et principalement en fonction des innovations techniques. L’information y est strictement contrôlée et la question du traitement de l’actualité y est donc proprement caduque. Du début à la fin de cette époque, l’information circule à sens unique, du haut vers le bas.
L’école de journalisme (de 1981 à 1991) forme des propagandistes, au service du pouvoir politique, quel qu’il soit. Celui-ci change parfois de mains, mais ceux-là ne changent jamais de rôle : ils sont des porte-paroles, littéralement. Ils maîtrisent les codes de la communication journalistique, ils sont de « beaux parleurs », mais ils sont surtout des haut-parleurs. Ils sont la voix unique d’un pouvoir unique. A part le journal catholique Ndongozi, toute la presse est monopole d’Etat : radio, télévision, ABP, Le Renouveau et Ubumwe.
Mais le média ultradominant est la radio et ses deux chaînes : l’une qui s’adresse à la grande masse, principalement aux Burundais des collines et des campagnes ; l’autre qui s’adresse à l’élite urbaine et aux étrangers, aux rares investisseurs, aux diplomates, aux expatriés . Le ton ici est toujours plus mesuré, les expressions sont édulcorées, mais le fond est le même. La radio est la voix du pouvoir, et la télévision n’est pas en reste. Elle a été créée en 1984, à l’apogée du régime Bagaza. Lors des coups d’Etat ultérieurs, la RTNB sera un des enjeux majeurs de la prise du pouvoir.
Pour juger des caractéristiques de ce journalisme très spécifique, portons-nous à la fin de cette époque, et très exactement en 1989.
La crise de Ntega-Marangara et les journalistes-griots
Le choix de cette date n’est pas indifférent. 1989, c’est l’année qui marque la fin du communisme dans le monde et la redistribution de toutes les cartes internationales. Au Burundi, Buyoya a pris la place de Bagaza en 1987, mais la nature du régime n’a pas changé, sinon que le CMSN, Comité Militaire pour le Salut National, est devenu de fait le comité central du parti unique. Et puis, en 1988, il y a eu les événements de Ntega et Marangara, les massacres de civils (des dizaines de Tutsi d’abord par des assaillants hutu, des milliers de Hutu ensuite par l’armée), qui ont rappelé les pires époques. Et puis la nomination du gouvernement Sibomana (paritaire hutu-tutsi), la mise sur pied de la Commission pour l’unité nationale dont le but est clairement de calmer les choses en ouvrant ce qu’on appellerait aujourd’hui « un dialogue national ». Mais la tension dans le pays est énorme, il y a des prisonniers politiques, et surtout la question hutu-tutsi, le grand tabou des années Bagaza est sur toutes les lèvres, tout le monde en parle, en tout cas tout le monde y pense… Le sujet s’impose, même à la radio, fût-ce sous cette forme particulièrement alambiquée :
> Extrait d’un bulletin en français de la 2e chaîne de la RTNB, janvier 1989.
« Revenons sur la question de l’unité nationale. Les membres du comité militaire pour le salut national ont constaté que partout règne un climat de détente et de confiance entre les populations et ceci grâce à la clairvoyance, au tact politique et au courage du président de la république qui a initié un train de mesures politiques de nature à réconcilier définitivement le peuple burundais. Ils ont notamment fort apprécié et loué le degré d’abnégation et de dépassement de soi qui ont caractérisé les populations des régions frappées par les événements mais qui aujourd’hui ont repris la vie en tablant davantage sur l’avenir des générations futures de ce pays… »(2)
Voilà un bel exemple de journalisme de propagande qui consiste à broder sur un canevas fourni par le pouvoir. A chacun son rôle : aux officiers du CMSN de décider, aux journalistes-griots de raconter. D’une part le pouvoir des actes, d’autre part le pouvoir des mots…
Prêter sa voix au CMSN est un honneur. Le journaliste qui parle ici à la radio est rédacteur en chef, il s’appelle Manassé Shirambere. Il ne lit pas un communiqué. C’est bien lui qui a rédigé ce texte qui a reçu l’imprimatur des autorités. Il pratique un genre rédactionnel qui s’impose à tous, brouillant constamment les frontières entre information et commentaire, reportage et éditorial, réalité et fiction.
A cette époque, dans les bulletins d’« information », les faits n’ont guère d’importance. On est ici devant un cas typique de traitement d’une actualité qui n’en est pas une. La réalité n’existe que par et pour un discours idéologique. Ce qui compte, ce n’est pas ce qui se passe dans le pays, c’est ce qu’il faut croire qu’il s’y passe et ce qu’il faut en penser. C’est pourquoi il y a une telle différence entre le fond et la forme. Le fond du message (car c’est bien d’un message qu’il s’agit et pas d’une information) tient en une seule idée : tout va bien. La forme se répand en de multiples circonlocutions. Le journaliste est d’autant plus éloquent qu’il n’y a presque rien à dire.
« Revenons sur la question de l’unité nationale. Les membres du comité militaire pour le salut national ont constaté que partout… »
Tout est dit d’emblée avec le mot magique « unité » et son complément obligé, le CMSN. Ils relèvent l’un et l’autre de l’évidence. Les militaires « ont constaté » l’unité, et donc celle-ci est réelle, indéniable, incontestable. Il ne reste plus au journaliste qu’à décliner cette évidence, même si dans la réalité, surtout dans « les régions frappées », l’unité est vécue comme un problème ou un impératif, et pas du tout comme un acquis.
« …ont constaté que partout règne un climat de détente et de confiance entre les populations et ceci grâce à la clairvoyance, au tact politique et au courage du président de la république qui a initié un train de mesures politiques de nature à réconcilier définitivement le peuple burundais. Ils ont notamment fort apprécié et loué le degré d’abnégation et de dépassement de soi qui ont caractérisé les populations des régions frappées par les événements mais qui aujourd’hui ont repris la vie en tablant davantage sur l’avenir des générations futures de ce pays… »
La forme a toutes les caractéristiques du journalisme de propagande :
1. La surabondance des mots, la redondance des expressions : « De détente et de confiance », « à la clairvoyance, au tact politique et au courage », « apprécié et loué », « d’abnégation et de dépassement de soi ». Phénomène classique de brouillage et de compensation. Comme ces mots sont dépourvus de réalité, on les entasse en espérant que cet entassement finisse par masquer le vide de sens. Ici, les mots REMPLACENT la réalité.
2. Les généralisations abusives et les approximations (qui sont les ennemis du journalisme) : « Partout », « les populations » (deux fois), « les événements ». Les phrases creuses : « qui aujourd’hui ont repris la vie en tablant davantage sur l’avenir des générations futures de ce pays… »
Le rôle du journaliste n’est pas d’établir les faits, d’aller enquêter sur le terrain, c’est-à-dire en l’occurrence à Ntega et Marangara, pour reconstituer les événements, rencontrer les rescapés et les réfugiés qui commencent à rentrer, interroger les autorités, mesurer l’étendue du traumatisme. Non, son rôle est de raconter des histoires, d’être la voix mélodieuse d’un pouvoir peu loquace. Mais qui l’écoute encore, ce journaliste ? Qui est vraiment dupe ? La population n’est que le faire-valoir de son récit, elle n’a jamais rien à dire : c’est le journaliste qui parle pour elle, qui décide de ce qu’elle pense. C’est pourquoi il reste dans les généralités. Son discours est creux et tautologique, il nous dit en somme que tout va bien parce que tout va bien… Et quand il parle de « l’avenir des générations futures », on pourrait l’entendre comme une sombre prémonition. Tout le monde sait bien que la société est malade, et que l’avenir ne peut se construire sur la négation du réel.
Cet extrait de Journal Parlé est donc un cas très intéressant de mutation du journalisme de propagande. Celui-ci finit par s’essouffler à servir un pouvoir déclinant. Le ton est immuable, presque un modèle du genre, mais le fond va à contre-sens : malgré la surabondance verbale, le non-dit l’emporte sur le dit, et les sous-entendus sont plus éloquents que les formules de la propagande.
La marche vers la difficile reconnaissance de la liberté de la presse
Personne n’a encore une conscience claire des changements qui s’annoncent, politiques et médiatiques, mais il y a des signes avant-coureurs, des failles, d’abord minuscules, puis de moins en moins imperceptibles. De rares journalistes de la RTNB commencent à tirer leur épingle du jeu, se créent un petit espace de liberté au sein même de l’appareil de propagande. C’est le cas de Laurent Ndayuhurume et de son émission Flash Back, une heure d’interview quotidienne qui lui permet d’aborder, mine de rien, les sujets habituellement interdits aux rédactions. Mais bientôt, trop brillant pour se brider, il partira à Londres où il travaillera aux émissions internationales de la BBC…
A la fin de cette période, les craquements du système politique se propagent au système médiatique. Une idée commence à faire son chemin : il ne peut y avoir de journalisme sans liberté de la presse. Mais de nombreux obstacles vont encore se dresser sur ce long chemin. Pendant la seule année 1992, la loi sur la presse change deux fois, en février puis en novembre. La loi du 26 novembre reconnaît la liberté du journaliste, mais sans se soucier des moyens de cette liberté et sans remettre en question le monopole audiovisuel de l’Etat. Créé en février, le Conseil National de la Communication voit ses pouvoirs étendus en novembre, mais personne n’est dupe de son autonomie : en fait il y a désormais une répartition des rôles entre le ministère de la communication et le CNC. Le premier délègue au second la responsabilité de la censure, mais les critères de cette censure restent bien définis par le pouvoir politique. Le CNC n’est qu’un exécutant, il peut suspendre ou interdire un organe de presse « s’il est porté atteinte à la moralité, à l’ordre public, mais aussi à l’unité nationale » et « à l’obligation de travailler pour le développement » (article 33) ! Autrement dit, avec des critères aussi vagues, la censure reste au cœur du système, elle sera jusqu’au bout de cette période la principale méthode de traitement de l’actualité.
On est encore très loin de la liberté de la presse, mais il ne faut pas oublier d’où l’on vient. Il n’est pas facile de passer d’un régime à un autre, de la dictature absolue à une forme d’autoritarisme plus complexe. Dans un contexte de forte tension sociale et de frustrations multiples, la liberté ne va pas sans risque. Il n’y a pas que les médias audiovisuels (encore sous contrôle), il y a des « journaux » écrits qui commencent à se répandre, et il y a la peur que les esprits s’enflamment. L’exercice des libertés réclame des règles. Une certaine concurrence apparaît dès lors entre l’Etat et les professionnels pour le contrôle des médias. L’ABJ(3) est créée en 1990, l’APPLE(4) en 1992 : ces associations existent donc avant que la liberté de la presse puisse s’exercer dans des conditions normales. Elles précèdent les évolutions nécessaires, elles les accompagneront. Mais on voit bien que l’ABJ ne trouvera pleinement son sens, ne sera vraiment forte et utile que lorsque l’audiovisuel sera réellement libéré.
En conclusion, nous sommes bien à la fin d’une époque et au commencement d’une autre. On était dans le déni du journalisme, où les faits étaient triés en fonction des besoins de la communication gouvernementale et parfois inventés de toutes pièces pour les mêmes raisons. Désormais, il ne sera plus possible de traiter l’actualité avec les seuls outils de la censure et de la propagande.
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(1)Avec cette nuance qu’elle s’adresse aussi à un public swahilophone qui ne correspond que partiellement à cette description du public de la 2e chaîne.
(2) Bulletin de Radio Burundi enregistré fin janvier 1989, extrait du reportage de la RTBF « La longue marche des Barundi ».
(3) Association Burundaise des Journalistes, future UBJ.
(4) Association pour la Promotion et la Protection de la Liberté d’Expression.
Excellente analyse. Une lecture/analyse des médias à la botte du pouvoir de 1966 à 1992 qui en dit beaucoup sur le régime politique de l’époque. Merci beaucoup pour cette lecture plus qu’intéressante