Vendredi 22 novembre 2024

Société

Repenser la presse | Edito : Une presse sans « pères » et repères ?

Repenser la presse | Edito : Une presse sans « pères »  et repères ?
Au siège de la Radio Télévision Nationale du Burundi, la RTNB. (©droits réservés)

Je viens de passer cinq ans en dehors du Burundi, exilé au Kenya, mais à couvrir l’actualité régionale. Certes, je ne suis pas le seul exilé du Burundi, et je ne voudrais pas m’éterniser sur mon cas personnel. De mon exil je continue à m’intéresser à la presse, son développement, ses défis, dans mon Burundi natal et, par la force des choses, dans la région, et en Afrique. Si l’exil a eu un seul avantage, c’est de m’avoir
ouvert les yeux ! A chaque voyage dans la région, j’essaie de comprendre comment se fabrique l’information, comment vivent ces confrères, leurs radios, journaux, et autres magazines, etc. Je lis tout ce que je peux et, j’oubliais, l’exil m’a « forcé » de m’ouvrir à l’anglais ! J’ai compris que dans notre sous-région, cette langue est indispensable aux journalistes et médias soucieux de rayonner. Parler français à Nairobi, Kampala ou Dar Es Salaam est un brin exotique.

Avec l’anglais, vous avez accès à des dizaines de journaux tous les jours en Afrique de l’Est. La presse y est dynamique, effrontée. Je me suis pris à cette manie de l’achat de la « gazeti » tous les matins, qui commence d’ailleurs à devenir « encombrante » dans la maison (je suis en conflit ouvert avec ma femme pour problème d’espace). Une manie qui pourrait être en réalité une revanche, comme si je voulais conjurer un sort. A chaque shilling dépensé pour me procurer un journal, je pense à mon pays. Au Burundi, une rumeur (très facile à vérifier) dit que la moyenne d’espérance de vie d’un journal ne dépasse pas une année. Imaginez mon émoi ici ! Trop de choses se bousculent dans ma tête quand je tiens dans mes mains The Standard (quotidien kenyan), The monitor (Ouganda), etc. Je pense à tout le travail derrière, aux pick-up 4×4 fonçant dans les rues ténébreuses, tortueuses, que je rencontre au milieu de la nuit transportant les journaux dans différents coins du pays, parce qu’un quotidien est un quotidien. C’est 24h de travail, non- stop.

Quand j’achète un journal, peut-être que c’est ma modeste manière d’honorer le travail toujours difficile de ces confrères, mais de qualité très souvent. Un jugement bien-sûr qu’il faut nuancer. Un journaliste américain, britannique, ou français qui n’a pas vécu dans la région, ou suivi ce qui s’y passe, aura peut-être une opinion différente. Après, il est facile de pointer les lacunes de la presse ougandaise par exemple quand on ignore le contexte dans lequel elle travaille (un régime autoritaire avec un président qui va faire bientôt 40 ans au pouvoir), ou celles de la presse kényane quand tu n’as jamais entendu parler des dynamiques politico-économico-historiques qui l’entourent. Il n’y a pas de presse parfaite. En Afrique ou ailleurs. Mais, malgré toutes les imperfections, un fait s’impose: en Afrique de l’Est anglophone, la presse est une véritable industrie et elle détient un réel pouvoir. J’évite (exprès) de prendre pour modèle les medias occidentaux. Ils sont très loin de nos réalités.

Et au Burundi?

C’est en effet plus fort que moi ! Je n’arrête pas de comparer, de mesurer le fossé qui nous sépare de nos voisins. Mais quel est leur secret ? Les moyens ? Peut-être ! Mais beaucoup plus la longévité, le temps, qui ont permis tous les investissements nécessaires (financiers, humains et matériels) pour faire de cette presse un véritable et respectable quatrième pouvoir. Des institutions aussi, des structures solides de croissance et d’encadrement pour les jeunes journalistes pour un meilleur passage de relais entre eux et les anciens. J’ai toujours du mal à me remettre de mon expérience quand j’ai eu la chance de visiter le Groupe The Standard. J’ai eu un choc culturel. Son parterre luxueux réservé aux seniors au pied d’une foule de journalistes qui fourmillent dans une gigantesque salle de rédaction, un studio radio à l’antichambre d’une chaîne de télévision (parmi les plus suivis dans le pays), appartenant tous au groupe, m’ont fortement marqué. Il a aujourd’hui 120 ans d’existence.

Cette « tradition » est ce qui semble avoir manqué au Burundi. La situation difficile, pour ne pas dire désastreuse, les limites, les défauts, les erreurs, les fautes de la presse burundaise semblent se nouer à cette problématique de temps qui donne l’impression d’avoir toujours joué contre les medias. Quand j’ai demandé à Antoine Kaburahe, fondateur du Journal Iwacu (14 ans d’existence), quels étaient les modèles du journalisme quand il a commencé ce métier en 1992, il a perdu sa voix « En 1992, quand je me suis lancé en journalisme, il y avait un parti unique, une radiotélévision nationale. Bref, que des médias stipendiés par le gouvernement. », m’a-t-il répondu tout aussi pensif que moi.

Bref, aucun modèle à suivre et très peu de repères. Enfin, presque. Car il y a quelques et rares noms inscrits dans la difficile histoire de la presse au Burundi. Mais comme par hasard, pour rayonner ils ont dû soit déployer leurs ailes ailleurs, soit créer de nouvelles structures. On pourrait citer feu Laurent Ndayuhurume de la BBC, Stanislas Ndayishimiye de RFI qui vient de nous quitter, et quelques survivants comme Esdras Ndikumana de RFI, Judith Basutama devenue consultante media après un passage à la BBC toujours, Innocent Muhozi qui se bat en exil avec la Télévision Renaissance. La plupart, cela dit, des anciens de la Radiotélévision nationale. La liste n’est pas exhaustive.

La RPA détruite

La question pourrait être posée à la génération-média « née » des cendres de la guerre civile de 1993, la génération « post-Arusha » qui a connu un certain âge d’or de la presse au Burundi pendant une dizaine d’années avant la tempête de 2015. Entre autres la Radio Isanganiro, Bonesha FM, la Radio Publique Africaine, Télé Renaissance, plus tard le journal Iwacu,… dont la plupart se retrouvent en exil aujourd’hui. Serait-ce les medias et les journalistes nés et créés par le vent des démocraties en Afrique des années 90 vite transformés en medias de haine et outils de propagande juste après la guerre civile de 1993 ? Certainement pas ! La génération « post Arusha » a dû se réinventer.

Et la génération suivante ? Ces jeunes qui avaient 15 ans en 2015, qui en ont 22 aujourd’hui, certains déjà propriétaires des chaînes YouTube, pages Facebook, sites web, des « directeurs de media ». Ces jeunes créateurs de contenus, dynamiques, entrepreneurs, innovateurs, des « journalistes révolutionnaires » du concept media. Quels sont leurs modèles ? La génération « post-Arusha » « détruite » en 2015 ? Certains sont trop jeunes ne serait-ce que pour en être nostalgiques. Et je suis tenté de dire, avec le risque d’exagérer peut-être: ils n’en ont pas, comme ceux d’avant. Chaque génération semble être son propre modèle, en posant ses propres bases qui ne tardent pas à être balayées à chaque fois qu’une nouvelle crise politique frappe.

La Radio-Télévision Renaissance détruite

Comment par exemple un journaliste en exil depuis 2015, dépeint comme « ennemi de la nation » par la machine de propagande du parti au pouvoir, peut inspirer, servir de mentor à un jeune qui vient d’entrer dans le journalisme aujourd’hui ? Le jeune rêve peut-être de devenir un grand journaliste, mais il veut d’abord vivre, pour ne pas dire « être en vie ». La tentation est alors grande de se cantonner aux sujets qui ne dérangent pas, mais souvent qui n’aident pas grand monde non plus, malheureusement.

Le plus mauvais piège d’une génération « self made man » serait peut-être de se convaincre qu’au finish elle n’avait pas besoin de cet encadrement, de ce passage de relais, qu’elle n’a rien à apprendre des anciens, de ces journalistes « old-school », « les vieux » comme on les appelle péjorativement. Sauf qu’au Burundi, certains de ces « vieux » ont tout de même le mérite d’avoir résisté à toutes les crises pour « rester journalistes », ce sont les quelques très rares modèles d’un secteur aux faillites répétitives. Les jeunes n’ont-ils pas au moins besoin d’apprendre le secret de cette longévité ?

Beaucoup de projets sont en cours pour soutenir cette « nouvelle presse » en gestation. Mais la question reste la même : le Burundi a-t-il besoin d’une « nouvelle presse » qui va de nouveau s’effondrer à la prochaine tempête (Dieu nous en épargne), pour que « les partenaires » bricolent de nouveau un autre truc (excusez le mot) avec une nouvelle génération ? Ou il est possible (même s’il n’est pas facile peut-être) de bâtir sur ce qui reste de nos ruines, ces piliers du métier qui ont fait preuve de solidité ? Aujourd’hui des centaines de journalistes vivent en exil, continuent à exercer leur métier malgré les difficultés, d’autres au pays travaillent la peur au ventre, conscients de l’épée de Damoclès au-dessus de leur tête. Mais jusque quand ? Pendant ce temps, une nouvelle génération se cherche, ou peut-être pense faire mieux quand elle voit les difficultés dans lesquelles se trouvent leurs aînés. Si jeunesse savait…, oui bien sûr ! Mais, comment éviter un prochain  écroulement pour se retrouver à devoir tout recommencer ? L’histoire nous apprend que le Burundi n’a toujours pas réussi à passer le cap de dix ans sans crise politique majeure depuis son indépendance. Si les chocs politiques nous dépassent, comment faire pour au moins y survivre ?

Repenser la presse au Burundi est non seulement une nécessité, mais aussi un devoir pour les journalistes, les acteurs du secteur média au sens élargi, ses partenaires, etc. Loin de moi l’idée qu’il n’y a rien à faire pour la presse au Burundi. Surtout que « repenser » ne veut pas dire « refaire ». Et c’est ce que nous voulons tenter à travers ces réflexions.

Armel-Gilbert Bukeyeneza
Journaliste-Auteur
Actuellement Vice-secrétaire de l’Association de la Presse Internationale en Afrique de l’Est.

>> Accéder à toute la réflexion « Repenser la Presse » en cliquant ici.

Forum des lecteurs d'Iwacu

2 réactions
  1. Eric Niyoyitungira

    Le plus mauvais piège d’une génération « self made man » serait peut-être de se convaincre qu’au finish elle n’avait pas besoin de cet encadrement, de ce passage de relais, qu’elle n’a rien à apprendre des anciens, de ces journalistes « old-school », « les vieux » comme on les appelle péjorativement. C’est inquiétant, si pas dégradant.

    « Sauf qu’au Burundi, certains de ces « vieux » ont tout de même le mérite d’avoir résisté à toutes les crises pour « rester journalistes », ce sont les quelques très rares modèles d’un secteur aux faillites répétitives. Les jeunes n’ont-ils pas au moins besoin d’apprendre le secret de cette longévité? ». Malheuresement, la nouvelle génération fait du journaliste comme un passe-temps, une occupation de chomage, en attendant du travail ailleurs.

  2. JIGOU MATORE

    Merci cher Albert pour cet article sur la « problématique d’une presse muselée au Burundi ».

    On dit que que « la liberté ne se donne jamais sur un plateau d’or, elle s’arrache ».
    Vous avez évoqué l’âge d’or de la « génération des journalistes de la période post-Arusha », qui a connu une décadence en 2015. Ce qui a suivi, jusqu’aujourd’hui tout le monde le sait.
    Et maintenant, le discours politique, quoi que timide et sans joindre vraiment la parole à l’acte, se dit favorable à la liberté et à l’indépendance de la presse.

    Et ici je me pose la question de savoir pourquoi les journalistes n’osent plus donner l’information utile mais sensible?! Ici je veux dire l’information qui révèle un mal de la société au sens général ( corruption, violation des droits humains, scandale économique,…) mais qui peut gêner le pouvoir?! Des choses graves se passent, tout le monde est au courant et se partage l’information, mais quand à 12h25 on ouvre la radio Isanganiro, rien. Ni vu ni connu!! On bascule vers Bonesha à 12h45, également rien! Je ne dis rien sur la RTNB qui ne fais que la propagande de l’action gouvernementale.

    Est-ce par peur ? Y’aurait-t-il eu un deal avec le pouvoir, « on vous laisse travailler mais ne nous dérangez-pas »? Ont-ils osé un jour dire une « information » qui dérange et se voir menacés?

    Je ne suis pas du monde de la presse mais je suis consommateur d’une bonne information utile de la presse. 2015 est passé mais reste dans nos mémoires. Mais 2015 ne dois pas nous empêcher d’avancer. Journalistes, aidez la société en disant ce qui ne marche pas, osez vous dis-je! Et si vous subissez des représailles, cela fait partie du combat pour la liberté. C’est en combattant que vous reconquerrez vos droits partis en fumée en 2015. Et le moment est propice pour oser, le Gouvernement a besoin des « beaux yeux du monde extérieur », pour l’aider dans certains de ses défis.
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