Un excellent article écrit par un journaliste burundais vivant à l’étranger et publié par Iwacu dans son dossier « Repenser la presse » a réaffirmé l’importance des « business models » (ou modèles commerciaux en français) dans la « survie » d’entreprises/institutions de presse, piliers d’une démocratie saine et d’une société dynamique. Cet article est revenu sur la précarité financière dans laquelle évoluent ces institutions, l’incertitude constante face à l’évolution des ressources humaines et la dépendance aux appuis des bailleurs, qui entraîne une certaine carence de redevabilité de ces institutions par rapport à l’audience.
J’espère, à travers cette contribution, continuer le débat sur le secteur médiatique burundais enclenché par Iwacu (que je félicite et remercie pour l’initiative en passant), en développant des points issus des résultats de mon étude, analysant les modèles économiques des médias privés burundais, qui vient d’être publiée par le centre de recherche de l’Université du Lac Tanganyika dans son numéro spécial sur les médias burundais. Ces points tournent autour de la confiance et le niveau d’attachement émotionnel de la communauté qui se matérialisent par la fiabilité des informations fournies par les entreprises/institutions médiatiques et la cohérence de ces dernières par rapport aux valeurs de la communauté dans lesquelles évoluent ces institutions. Je finirais cette petite introduction en m’appropriant la maxime utilisée par l’auteur de l’article ci-haut mentionné (The content is key !) et en indiquant que « a reliable and engaging content is key! ».
Des business models assez viables, mais évoluant dans un environnement socio-économique peu propice
Quand on parle de business model d’une entreprise, il faut comprendre en général comment l’entreprise achète ses « matières premières », comment elle crée des produits ou services dans un but de les vendre et comment elle les vend. La notion de business model touche plusieurs aspects tels que le financement des activités de production de la valeur, ainsi que la distribution et les techniques de vente de cette valeur.
Traditionnellement, les entreprises/institutions de presse reposent sur plusieurs types de business models, tels que ceux de la vente « de contenus » (diffusion d’exemplaires) ainsi que la vente « d’espaces publicitaires ». Dans nos pays en développement, ces entreprises peuvent également ajouter l’octroi de subventions (modèle commercial de « revenus mixtes ») pour combler le fossé laissé par les modèles plus traditionnels. Comme indiqué ci-haut cependant, cette notion de business model va au-delà de la simple question des sources de financement et prend en compte des aspects tels que les stratégies de marketing, la diversification des contenus, du format, les politiques et procédures internes, l’engagement aux valeurs de la communauté et la confiance que celle-ci porte sur ces institutions, notamment.
Les résultats de mon étude montrent que beaucoup d’entreprises/institutions de presse recourent à diverses sources de financement de leurs activités (modèle mixte de vente de contenus et d’espace publicitaire, couplé aux demandes de subventions), mais elles utilisent également des stratégies de distribution de leurs produits/services plutôt diversifiées (dont l’accès gratuit aux contenus sur des plateformes numériques et dans certains endroits reculés par exemple). Elles ont des plans d’affaires et des services marketing fonctionnels les aidant dans la vente de leurs produits/services. Des procédures et politiques internes sont mises sur pied pour s’assurer que les niveaux hiérarchiques soient respectés et qu’il y ait une bonne gouvernance et une bonne gestion des ressources financières. Enfin, les institutions se mettent, si besoin, en réseau pour trouver des revenus publicitaires et/ou pour avoir accès à certaines subventions.
Ce tableau montre, du moins en théorie, que les systèmes construits ou les business models mis sur pied par ces entreprises/institutions de presse sont assez viables (lorsqu’on les confronte à certains indicateurs de « viabilité ») et peuvent également garantir l’intégrité et l’indépendance de la ligne éditoriale de ces médias. Le hic c’est que ces institutions évoluent dans un environnement ne leur permettant pas vraiment de croître et de mettre en action ces modèles économiques. Si on ne prend que quelques exemples des embûches, citons la rétention d’informations (matière première du journaliste) et/ou l’autocensure de la part des autorités publiques qui constitue un frein puissant dans la production de contenus. Le Gouvernement burundais n’honore pas tous ces engagements relatifs à la promotion des médias burundais, et constitue souvent, disons-le, un frein à leur épanouissement. Ainsi, à la longue, les médias s’affaiblissent, avec un contenu peu intéressant , décevant pour le public .
Enfin, le pouvoir d’achat du Burundais lambda ne lui permet pas non plus de « consommer » tous les produits/services de ces entreprises/institutions. Un contenu pauvre pour les raisons brièvement évoquées, un pouvoir d’achat faible ne permettent pas le développement des entreprises de presse.
Il est difficile dans ces conditions de prétendre à une quelconque croissance du secteur.
Les acteurs étatiques devraient fournir toutes les conditions propices à cette croissance. Cependant, « repenser la presse » signifie également, et surtout, regarder ce que les professionnels et acteurs du secteur médiatique peuvent faire pour faire évoluer ce dernier et mon conseil — basé encore une fois sur les résultats de mon étude — pour ces professionnels, et surtout les jeunes managers et entrepreneurs du secteur médiatique burundais, serait d’investir dans leur crédibilité auprès du public.
Loin d’être une course aux « likes » ou autres « engagements » superficiels, le traitement des informations par les professionnels des médias doit être un processus mariant, fiabilité, professionnalisme et prise en compte des valeurs des communautés dans lesquelles évoluent ces derniers. Toutefois, selon les personnes approchées par notre étude, tel n’est pas le cas pour certaines institutions. Par exemple, seulement 16,1 % de ces personnes trouvent que le contenu proposé par les médias burundais est pertinent. Le reste le juge pas vraiment adapté à leur réalité en tant que communauté (15 %), avec des thématiques peu diversifiées (10 %) et contenant des informations non équilibrées et biaisées (40 %). Enfin, 35 % jugent que les journalistes ne font pas toujours preuve de professionnalisme ou de créativité dans leur travail. Pour ce qui est de la confiance placée dans ces institutions et la représentation des valeurs de la communauté, 43,5 % des personnes approchées disent ne pas avoir confiance dans le traitement des informations par les médias burundais et seulement 25,8 % estiment que le contenu de ces médias est en accord avec leurs valeurs. Un des répondants a même indiqué que « certaines informations du ligala étaient plus crédibles » que celles fournies par les médias burundais.
Dans mon étude, j’ai remarqué que le manque de confiance dans la presse burundaise est profond. Cet état de fait est fort regrettable quand l’on sait que de nos jours la confiance est devenue un véritable outil de transaction, la monnaie fiduciaire est un bon exemple. Elle peut être d’ailleurs monétisée et les médias doivent de plus en plus s’appuyer sur une bonne réputation pour leur survie et ont vivement intérêt à investir dans leur crédibilité auprès du public. Tout en mettant un accent particulier sur les bouleversements technologiques et leur implication en termes de diversification de contenus et de formats, ainsi que l’innovation et la créativité s’y référant, les médias burundais, la presse y compris, doivent tenir compte des risques liés à la confiance du public en fournissant un contenu fiable et professionnellement traité. C’est une question de survie pour les médias burundais.
Une presse « connectée » à la vraie vie des Burundais
Enfin, les contenus doivent avoir une substance et les éditeurs ne doivent pas tomber dans le piège du sensationnalisme. Une élection de Miss Burundi est intéressante, c’est vrai. La couverture d’un tel événement ne constitue aucun risque naturellement. Une entreprise qui ferme parce qu’un « homme fort » a détourné l’argent l’est aussi, sinon beaucoup plus. La presse doit être « connectée » à la vraie vie des Burundais et nos médias doivent prendre le choix d’assumer un certain risque lié à leur métier qui reste délicat dans un contexte comme le nôtre. C’est vrai qu’un titre accrocheur et des photos peuvent générer plus de clics qu’un article sur la législation en matière de Droits humains par exemple, mais ces derniers doivent faire la part des choses entre « réaction » au sensationnel et « attachement et engagement émotionnel » du public basé sur la confiance et la perception d’adhésion aux mêmes valeurs. Car, une presse viable est celle qui sert d’outil au bon fonctionnement du groupe et qui fait partie d’un réseau qui partage ses intérêts. En développant des sources de revenus diverses et en s’installant durablement dans la communauté, elle assure sa survie de par ses membres en tant que partie intégrante de la communauté et elle peut dès lors se forger une certaine résilience face aux sursauts politico-économiques du pays parce que les communautés de soutien d’un média s’avèrent être une des plus puissantes défenses pour les intérêts de ce dernier.
Pour ce faire, des études d’audience seraient probablement nécessaires pour mieux connaître son public, ses intérêts et ses besoins, mais d’ores et déjà, le public burundais semble adhérer à l’idée d’un processus plus participatif dans la gestion d’un média (64,5 % des répondants à notre étude estiment qu’il serait très opportun de fournir à la communauté l’opportunité de proposer son propre contenu, soit directement par le biais de blogs ou soit au travers des résultats d’enquêtes d’audience où ils pourraient faire entendre leur voix et 46,7 % ont indiqué qu’ils pourraient participer à une activité de levée de fonds pour l’un ou l’autre médium burundais s’il en faisait la demande).
Bio de l’auteur
Stève Cédric Bizimana est un chercheur burundais et un professionnel de la communication. Il vient de publier un article sur les modèles commerciaux des médias privés burundais et leur viabilité au sein du numéro spécial du Centre d’Analyses et de Recherche Interdisciplinaire sur le Développement de la Région des Grands Lacs (CARID-RGL) de l’Université du Lac Tanganyika. Il est également chroniqueur pour le média en ligne Iris News au sein duquel il propose régulièrement des articles d’opinion sur des sujets sociaux.