Vendredi 15 novembre 2024

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Réaction à l’opinion du Professeur Cishahayo : « Je ne fais pas de distinction dans les souffrances »

15/06/2020 Commentaires fermés sur Réaction à l’opinion du Professeur Cishahayo : « Je ne fais pas de distinction dans les souffrances »

Par Chris Harahagazwe

Chrysostome (Chris) Harahagazwe, Membre fondateur de la Ligue Iteka

Eminent Professeur,

Chasser le naturel, il revient au galop. Vous êtes tombé pieds et mains joints dans les travers que vous entendiez dénoncer. Les seules souffrances qui comptent chez vous sont les souffrances des Hutus et nullement les atrocités fondatrices du drame interminable burundais à savoir les massacres récurrents du petit peuple tutsi. Même des chercheurs pseudo-académiques arrivent à des conclusions ethniques.  Une Ambassadrice a remis à la Commission Vérité et Réconciliation ses archives de recherche où elle conclut qu’en 1965, il y a eu 10 000 morts Hutus et 0 Tutsis.

J’ai le tragique recul d’avoir vécu le crime fondateur en l’occurrence les massacres des paysans tutsis dans ma commune natale de Bukeye bwa Banga en 1965. Mes camarades de classe, François et Marcellin, qui avaient 10 ans comme moi, furent massacrés à la machette avec leurs pères. On ne massacrait alors que les mâles. Les bourreaux vérifiaient le sexe des bébés sur le dos de leurs mères et découpaient à la machette les mâles, mais pas leurs mamans et les filles. Mes oncles de sang et d’amitié familiale furent assassinés en 1965. Ma famille n’a été sauvée que par l’arrivée rapide de l’armée nationale qui s’est déployée à la paroisse de Bukeye dès 15 heures alors que les massacres avaient commencé à l’aube.

En 1972 ce fut la même chose. Les génocidaires se réclamant du peuple hutu et acquis à l’idéologie rwandaise d’extermination des Tutsis massacrent le petit peuple tutsi (femmes et enfants) depuis Nyaza Lac jusqu’à Bujumbura rural. La vengeance s’abat sur des innocents dans tout le pays. Les seuls morts qui comptent pour les nombreux auteurs comme vous ce sont les victimes du contre-génocide à l’encontre des Hutus, mais pas le génocide premier des Tutsis.  Dans sa fameuse lettre du 13 décembre 2018, le  président Museveni qui s’est avéré plus informé de notre sort que nous-mêmes, alors que nous le croyions indifférent, affirme qu’il avait déconseillé aux leaders Hutus du génocide contre les Tutsis  de 1972 à savoir : Sélius Mbasha, Buname et Biyorero (sic) au motif que l’on ne libère pas un pays en massacrant des innocents. « En 1972, j’ai été directement témoin de l’irresponsabilité criminelle des rebelles hutus qui travaillaient avec les Mulélistes congolais, tuant à coup de machettes des enfants, des femmes et des non-combattants », écrit le président Museveni.

En 1993, des militaires bêtes et méchants, assassinent le président élu et ses proches collaborateurs, mais c’est encore une fois le petit peuple tutsi qui est décimé dans des souffrances atroces. Ma famille maternelle à Rutegama (Muramvya) est exterminée. Depuis le patriarche S. de 85 ans jusqu’au bébé de 2 semaines, enfant de mon cousin A. Ma tante Makolata était simple d’esprit, mais n’a pas été épargnée. Les enfants de Kibimba sont brûlés vifs sous les chants religieux de la foule.

Eminent Professeur,

Il n’existe pas de souffrances ethniques, mais humaines. Ayant vécu tous les drames burundais depuis l’origine en 1965, je suis habité par toutes les souffrances. J’ai même l’impression que je suis paradoxalement plus affecté par les souffrances hutues, car nous avons étrangement intériorisé que les Tutsis sont faits pour mourir. En juillet 1972, je rentre en vacances dans mon beau pays de Bukeye bwa Banga et je trouve que mon ami d’enfance J.M, élève à l’Athénée de Bujumbura, a été assassiné avec son père Assistant médical à Gitega et son beau-frère. Je tombe dans une dépression et tristesse infinies. Lorsque je vais exprimer ma sympathie à sa mère, je la trouve dans un état de délire croyant voir le visage de son J.M, adoré dans les nuages. J.M. avait 17 ans comme moi à l’époque. Je ne parviens pas à oublier G. étudiant à l’université et ancien camarade au Petit Séminaire de Kanyosha où, nous qui y étions encore en 1972, avons été protégés et n’avons pas su le drame qui se jouait dans le pays. G. était un compatriote de Bukeye et un athlète hors pair. Un jeune homme fait de muscles inimaginables et d’une force herculéenne incroyable. Il était capable de faire des pompages les jambes en l’air. C’était un garçon jovial toujours en train de rigoler et de blaguer, car imbu de sa force indescriptible. Je n’oublie pas ses camarades universitaires hutus venus du PS de Kanyosha qui étaient des génies scientifiques. Je n’ai pas oublié mon ami O. du PS de Kanyosha qui abandonna l’école après la 10ème, traumatisé par les massacres qu’il découvrit comme nous tous anciens de Kanyosha une fois en vacances en juillet 1972. C’était un élève doué qui finira… catéchiste dans sa paroisse. Oui catéchiste !  Ses camarades hutus qui ont continué sont maintenant des ingénieurs, des physiciens, des professionnels de tout acabit, etc. œuvrant dans le monde entier. Je n’ai pas oublié mon ami Z. du PS de Kanyosha qui avait perdu 5 frères et sœurs dont un prêtre et une nonne catholique. Comment oublier mon meilleur ami du PS de Kanyosha P. victime dans sa famille du contre-génocide hutu de 1972 et dont le fils a disparu lors des massacres de l’université du Burundi en 1995.  Mon meilleur ami P. victime de génération en génération. Comme le petit peuple tutsi massacré en 1965 et dont les petits enfants ont été tués par les attaques rebelles en provenance de la Kibira voisine. Massacré de génération en génération. Comme les enfants rescapés du génocide contre les Tutsis de 1993, mais assassinés une fois adultes en 2015. De génération en génération.

Je suis peut-être un Burundais atypique, mais je ne fais pas de distinction dans les souffrances, car je le répète : Il n’existe pas de souffrances ethniques, mais humaines. Je suis même convaincu qu’il n’existe pas d’ethnies au Burundi, car les seules ethnies qui existent sont les riches et les pauvres. Tout le reste est une manipulation politicienne comme l’illustre la manipulation du troisième mandat de feu président Nkurunziza. Alors que ce sont les dirigeants hutus qui se sont opposés au mandat de trop, ce sont les jeunes tutsis qui ont été massacrés. Un éminent intellectuel européo-burundais justifiait le massacre des jeunes tutsis en 2015 par l’obligation de vengeance des pères tués en 1972. Je rappelle que nous étions en 2015 des années après le génocide contre les Tutsis de 1993 qui a fait 300 000 victimes. Quel sera le bon chiffre pour payer la dette de sang et assouvir l’esprit de vengeance si 300 000 morts tutsis ne suffisent pas. Preuve que la problématique burundaise nous dépasse et est plus compliquée que l’aspiration à l’Etat de droit qui est la solution, mais si insaisissable. Même au Rwanda, après un million de morts tutsis, les génocidaires mobilisent et s’organisent pour parachever la solution finale.

Que faire dans ces conditions ? Cette dichotomie des souffrances prouve que nous nous retrouvons dans une nation multiséculaire qui n’existe plus depuis l’importation de l’idéologie rwandaise du génocide contre les Tutsis. Par la force de l’idéologie génocidaire rwandaise, nous sommes devenus Une Nation et Deux Peuples. Un homme aussi rigoureux et expérimenté que l’ancien président Bagaza affirmait que la seule solution est la partition du pays en hutuland and tutsiland.  Il ajoutait avec une précision tout à fait militaire : « de toutes les façons, la partition est déjà de fait puisque nous avons le peuple majoritaire qui a le droit de vivre sur terre et la minorité condamnée à vivre sous terre ». La thèse de la partition du pays a été développée pour la première fois par l’Ambassadeur américain au Burundi en 1972, Patrick Melady,  dans l’esprit pragmatique dont les Américains sont friands.

Malgré la froide perspicacité militaire de Bagaza et le pragmatisme gringo de l’Ambassadeur Melady, la solution la plus vertueuse en vies humaines et en prospérité économique est l’Etat de droit. Là je suis d’accord avec le Professeur Fabien Cishahayo. L’Etat de droit est la solution, mais l’Etat de droit c’est comme l’évangile du Christ : aimez-vous les uns, les autres. Plus facile à dire qu’à faire. C’était le rêve à l’arrivée de feu président Nkurunziza en 2005. Le petit peuple tutsi avait poussé un soupir de soulagement à l’époque, car il croyait qu’il n’allait plus être massacré pour une politique de la lointaine Bujumbura dont ils n’ont que faire dans leur misère. Hélas, l’histoire burundaise est un éternel recommencement depuis 60 ans. Il faut tuer, tuer, tuer, tuer, tuer, tuer, pas seulement tuer, tuer des innocents femmes et enfants. L’Etat de droit est réellement la seule et unique solution, car dans un Etat de droit il n’existe ni Hutu ni Tutsi, mais des citoyens. La question existentielle qui se pose est comment y parvenir puisque seul le mal triomphe au Burundi depuis l’indépendance.

Chrysostome (Chris) Harahagazwe

Traducteur Freelance Anglais-Français

Membre fondateur de la Ligue Iteka

Auteur de nombreux articles sur la vie politique et sociale du Burundi


Mémoires & blessures (NDLR).

Ce week-end a été marqué par un riche débat sur le site d’Iwacu. Des intellectuels, des simples citoyens se sont exprimés sur notre passé douloureux. La question est sensible. Au fil de ces lectures, nous découvrons que les Burundais sont toujours blessés par une histoire tragique. La douleur, les souvenirs, les blessures sont toujours là. Malgré tout, Iwacu salue la qualité des échanges. La retenue. Le dépassement. Il nous faudra passer par là. Il nous faudra lire ces pages sombres avant de les tourner. Un grand merci à tous ceux qui nourrissent cette réflexion difficile. L’équipe d’Iwacu reconnaissante.

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