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Quand la mémoire a faim

05/06/2013 Commentaires fermés sur Quand la mémoire a faim

Il est né en 1972, et par la force de son histoire, il est désormais habité par une soif : éviter d’oublier. Lisons. Et n’oublions pas : il s’appelle Teddy Mazina. <doc2864|left>Une heure d’entretien dense, entre volutes de cigarette, silences et quelques coups de fil que reçoit un artiste qui expose pour la première fois. De ces clichés archivés au bout d’un crayon, il y en a un, de 1993, qui révèle celui qui se définit comme un « activiste de la mémoire ». C’est un avant-midi, après deux heures d’amphithéâtre à l’Université du Burundi. Durant ce cours de Droit public, Teddy a les oreilles branchées sur les lèvres du professeur, et les yeux fixées dehors, à une trentaine de mètres des fenêtres qui donnent sur les cours de la seule université publique du pays. Là est étendu le cadavre d’un ouvrier, ou paysan, tué. Teddy, membre de la ligue Iteka depuis une année, attend un mot du Docteur là-devant qui officie, un signe, une tentative d’explication… A la fin du cours, Teddy s’approche, précis: « Pourquoi n’avez-vous pas une seule fois mentionné la présence de ce corps? » La réponse du professeur sera sèche: « Je suis là pour enseigner, le reste ne me regarde pas! » Teddy n’y retournera jamais, dans cette université où l’on enseignait le Droit public et où l’on oubliait l’Homme… Il n’est pas trop difficile de « voir » sa vie. Quelques instantanés : Teddy Mazina, né en 1972, « juste avant le début des massacres », dans une famille bourgeoise de Bujumbura, second d’une famille de six enfants, école primaire à l’École Indépendante, faisant du karaté à partir de 11 ans, puis de l’athlétisme dans son adolescence, cycle supérieur du secondaire au très rwandisant lycée saint Albert, dernière année des humanités générales au Lycée Musinzira (Gitega) en 1993. Le père, burundais, parle cinq langues, dont l’allemand, et surtout le swahili. Énorme, à cette époque, un « bourgeois » qui manie la langue des grooms et autres habitants-pas-bien-vus-de-Buyenzi. Signe éloquent d’ouverture d’esprit. La mère est fille d’un chef de l’Imbo, militant de l’indépendance, et d’une princesse rwandaise. Dès l’entrée à l’Université du Burundi, Teddy Mazina, crée, avec des amis, l’Union.Jeunesse.Futur, « une organisation qui milite pour le dialogue, contre la balkanisation [de Bujumbura notamment], le lynchage, la manipulation des jeunes ». Le mouvement qui comprend 60 jeunes au départ, grossit très vite, « car les jeunes manquaient justement de discours contradictoire », explique Teddy. « Nous nous sommes retrouvés en porte-à-faux contre les organisations extrémistes. Et bonjour les ennuis. » Fin 1994, Teddy échappera miraculeusement à des coups de feu tirés presque à bout portant sur lui, « par trois hommes dont je ne saurai jamais l’identité. Et c’était courant à l’époque, de mourir ainsi… » Juin 1995, profitant de sa participation à une conférence des militants de la paix du Tiers-Monde tenue à Hambourg (Allemagne), Teddy rejoint la Belgique pour une demande d’asile. Deux ans de faculté de droit, puis un job en Centrafrique et RDC jusqu’en 1998, où « commence un autre métier : celui de papa. » Les premiers contacts avec la photo, et toute sa densité, c’est juste après, quand il entame une carrière d’antiquaire : « Je suis devenu marchand de mobilier du 20ème siècle », raconte Teddy. En même temps, il collectionne et vend de la photo africaine coloniale. Soudain, fin 2007, décision de rentrer au Burundi : le père est souffrant, il lui faut de la compagnie. Et là, le déclic: « Depuis que nous étions tous petits, mon père s’était toujours plaint que le Burundi est un pays amnésique : dix ans après, les gens commettent de nouveau les mêmes erreurs! » Cette obsession paternelle de la mémoire prend corps chez Teddy. Il crée rapidement une boîte de communication, la Médias, Développement et Marketing (MDM), qui collabore étroitement avec Télé-Renaissance, « avec un accent sur les droits humains. » Et là, « je découvre sur terrain que la scène photographique est vide, en plus du manque de mémoire », raconte-t-il. La photo s’installe dans son travail quotidien. A la veille des élections de 2010, Teddy fait part à un ami photographe de son désir de créer une banque d’images sur l’événement, « pour la mémoire ». Le projet PigaPicha (Prends la photo, en swahili) est né : sept photographes qui écumeront les différentes séquences des scrutins, jusqu’à trois mois après. Ces milliers de photos seront rassemblées en cinq courts films projetés sur la Télé Renaissance, avec une belle reconnaissance du public de Bujumbura, heureux de découvrir « des objectifs qui prennent le point de vue de la population ». PigaPicha prendra malheureusement fin avec 2010. Mais Teddy s’en remet. En 2011, il crée un concept informel, le Mouvement de l’Image Indépendante au Burundi, qui a vocation de rassembler autant les cinéastes que les photographes. C’est à partir de là, et avec « le constat que le Burundi entre dans une crise politique avec la sortie de l’opposition du processus électoral », que ce père de quatre enfants fonde le studio Clan-Destin. Avec l’exposition « Objectifs Amnésie », Teddy Mazina entend mener un combat contre l’oubli : « Si nous avions eu des photographes sur terrain de 1993 à 2000, c’est sûr que l’histoire se construirait dès nos jours autrement! » Et c’est à travers un travail « partagé », entre « moi, Teddy, ou le photographe du dimanche de la plage ou encore celui qui prend des images d’un mariage à Kayanza que la communauté, notre société, retient des témoignages à transmettre à nos enfants ». Est-ce que les Burundais oublient, vraiment ? « A part quelques organisations qui se souviennent, qui luttent pour que l’information soit traitée, gardée et ré-utilisée, les gens avalent l’actualité et avancent. » Or, cite-t-il, « peut-être ferions-nous moins d’accidents si nous regardions de temps en temps par le rétroviseur de l’histoire… »

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