Dans le cadre des conférences sur les événements sanglants de 1972, organisées par le Sénat, son président soutient que la qualification des tueries à grande échelle perpétrées dans ce pays revient aux Burundais eux-mêmes. Selon lui, ce n’est pas la responsabilité des Nations Unies.
Par Abbas Mbazumutima, Félix Haburiyakira, Hervé Mugisha, Alphonse Yikeze et Emery Kwizera
Contrairement à certains intellectuels et autres personnalités qui clament haut et fort que ce sont les Nations unies qui doivent qualifier les tueries à grande échelle qui ont endeuillé ce pays, Emmanuel Sinzohagera, président du Sénat estime que c’est plutôt de la responsabilité des Burundais eux-mêmes de qualifier ces crimes.
D’après lui, ce n’est pas l’Allemagne, la Belgique, comme puissances coloniales ou encore moins la Communauté internationale qui ont cette latitude. « Cela incombe en premier lieu aux Burundais. Le destin de notre mère patrie nous appartient. Il est de notre devoir de qualifier ce qui s’est passé en 1972 », a martelé Emmanuel Sinzohagera.
«Il ne faut pas que les enfants et les petits-enfants du président Michel Micombero soient victimes de ses agissements ou des événements sanglants de 1972. Ils sont innocents tout comme les descendants de ceux qui étaient victimes des tueries de 1972 appelées ’’Abamenja’’, les rebelles. Il ne faut pas que cette ignominie leur colle à la peau comme une malédiction alors qu’ils n’y sont pour rien », a plaidé le président du Sénat.
« Il nous faut connaître la vérité afin de nous réconcilier et l’objectif n’est pas d’exhumer le passé sanglant et semer la zizanie, mais le but ultime est de guérir les Burundais meurtris afin que nos enfants n’héritent pas ces maux que notre chère patrie a connus », a-t-il indiqué.
« Tout témoignage sur notre passé sombre est le bienvenu »
« Que les sceptiques soient tranquillisés, toutes les crises cycliques qui ont endeuillé notre pays seront explorées et des conférences et des débats seront organisés afin que la vérité soit connue », a précisé le président du Sénat.
La base de toute réconciliation, insiste-t-il, c’est la vérité, toute la vérité. Le président du Sénat, Emmanuel Sinzohagera, appelle toutes les personnalités, tous les témoins de toutes les ethnies à donner leurs versions des faits, sans passion.
« Ce n’est pas le seul ex-président Sylvestre Ntibantunganya, un Hutu, qui vient de faire des conférences sur les événements de 1972 sous la houlette du Sénat qui peut donner toute la lumière, qu’il y ait des Tutsi aussi pour des exposés, ils sont les bienvenus. D’ailleurs l’ancien président Ntibantunganya ne nous dicte pas ce qu’il a lu », a-t-il appelé.
Selon lui, il ne faut pas que le Sénat soit mal compris ou mal interprété sur ses objectifs avec ces conférences. « Il faut que les médias livrent le vrai message sur les événements sanglants qui ont endeuillé ce pays ».
Le président du Sénat a tenu à préciser le cadre de ses démarches. C’est aux termes de l’article 289 de la Constitution de la République du Burundi enjoignant le Sénat à donner son appréciation sur les quotas ethniques et voir dans quelle mesure les supprimer ou pas dès 2025, que cette institution entend explorer tous les contours de la question ethnique et des violences interethniques qui ont endeuillé ce pays.
« C’est difficile, voire impossible, d’oublier, de mettre une croix sur nos ’’soi-disant ethnies’’ sans connaître la vérité sur les violences cycliques que notre pays a connues et qui ont endeuillé notre pays sur base de ces mêmes ethnies. Il serait difficile d’avancer et de cheminer vers la réconciliation », a noté Emmanuel Sinzohagera.
« Un autre mal : la globalisation »
« La tendance à tout globaliser a handicapé notre pays et elle nous tue. Tous les Hutus ne sont pas de petite taille avec un nez épaté et tous les Tutsi ne sont pas de grande taille avec un nez aquilin », a fait remarquer le président du Sénat.
Selon lui, les Burundais doivent arrêter la globalisation afin de mettre un terme au cycle infernal de violences interethniques. « Il nous faut couper cette racine du mal burundais ».
« J’appelle les Burundais à ne pas avoir peur de leur passé sombre, tous ceux qui ont des témoignages sur ce qui s’est passé sont les bienvenus, nous devons bâtir une nation viable, réconciliée, il nous faut pour cela avoir une même lecture de notre histoire », a souligné Emmanuel Sinzohagera.
Selon lui, il y en a qui croient que les ossements exhumés dans des fosses communes constituent un fonds de commerce, du business, loin de là, il faut connaître la vérité sur les violences cycliques que notre pays a connues.
« Si des personnalités qui sont citées dans les événements de 1972 sont encore en vie, comme M. Simbananiye, pouvaient parler, il y a des Burundais qui seraient soulagés ». Un souhait émis par le président du Sénat avec un brin de regret.
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Tatien Sibomana : « Les conférences du Sénat sont en train de se substituer à la CVR »
Pour l’ancien ténor de l’Uprona, le gouvernement est tout à fait capable de qualifier la nature des massacres de 1972, eu égard à la Convention pour la Prévention et la Répression du Crime de Génocide du 9 décembre 1948 que le Burundi a ratifiée. « Dans la législation des pays signataires de cette convention, il est recommandé qu’il y ait des mécanismes pouvant réprimer ce crime de génocide ».
Pour Tatien Sibomana, cela rend les tribunaux burundais aptes à qualifier les crimes commis de génocide et à les juger. Cependant, pour ce juriste de formation, avec les conférences organisées par le Sénat, le pouvoir de Gitega s’est engagé dans une voie unilatérale de qualification des crimes de 1972 qui ne profite aucunement au peuple burundais.
Une voie qui, d’après lui, tranche avec des mécanismes prévus par l’Accord d’Arusha pour la Paix et la Réconciliation dont la CVR qui doit remettre son rapport à un tribunal spécial doté de son parquet qui, selon M. Sibomana, a la prérogative de qualifier les crimes du passé. « Le pouvoir, en ignorant ce double mécanisme prévu par l’Accord d’Arusha, pourra qualifier les faits, mais cela n’aboutira pas à la vérité recherchée, à une justice impartiale et n’aboutira pas encore moins à la réconciliation », estime cet activiste politique.
L’ancien procureur de la République de Gitega explique également que les conférences du Sénat sont en train de se substituer à la Commission Vérité et Réconciliation. « Comme les autorités actuelles ne reconnaissent pas l’Accord d’Arusha, elles ne reconnaissent pas aussi les mécanismes qui en sont issus, en l’occurrence, la CVR ». Et d’ajouter que celle-ci est devenue la caisse de résonnance d’institutions telles le Sénat, à l’avant-garde d’une « mascarade de vérité ».
Quant à l’invitation faite par le président du Sénat aux membres de l’ethnie tutsi pour un exposé sur la tragédie de 1972, Tatien Sibomana dit être prêt à s’exprimer au travers de tous les mécanismes prévus par l’Accord d’Arusha, mais pas « dans un cadre où les conclusions ont été tirées avant que les choses ne soient dites ».
Simon Bizimungu : « La qualification revient à l’ONU »
Selon Simon Bizimungu, secrétaire général du parti CNL, il serait plus difficile pour les Burundais eux-mêmes de qualifier les tueries que le pays a connues. Pour lui, le Burundi a besoin de quelqu’un qui se tient au milieu et qui peut voir le crime qui a été commis. « Si les Hutu disent qu’il y a eu un génocide en 1972, est-ce que les Tutsi le comprennent de la même façon ? » se demande le député Bizimungu. C’est pourquoi, observe-t-il, les Burundais ont besoin d’un médiateur qui peut donner la définition des tueries à grande échelle qui se sont passées après avoir écouté les positions des uns et des autres. « C’est l’Organisation des Nations unies qui doit qualifier ces tueries après des enquêtes d’après la loi », déclare Bizimungu. Sinon, juge-t-il, ça ne sera pas facile.
Phénias Nigaba : « Le Burundi ne peut pas déroger à la règle »
« D’abord, il faut se référer à l’Accord d’Arusha. Ce dernier prévoit comment les choses vont être faites », indique Phénias Nigaba, porte-parole du Frodebu. Selon lui, c’est le seul document de référence qui fait foi et qui montre bel et bien la procédure. Et de rappeler que la communauté internationale est garante de cet accord.
Par ailleurs, fait-il observer, le Burundi est un des pays membres de l’ONU. Quoi qu’il advienne, fait-il remarquer, il doit respecter et suivre les règles et la procédure que l’ONU utilise dans la qualification des crimes. « C’est incontournable, le Burundi doit respecter cette procédure », martèle M. Nigaba. Au finish, fait-il savoir, l’ONU doit être informée sur tous les crimes qui ont endeuillé le Burundi et doit en dire un mot.
Phénias Nigaba encourage le Sénat à continuer son travail. Mais, tient-il à préciser, les Burundais ne peuvent pas eux-mêmes qualifier les crises qu’a connues le Burundi. Et de renchérir : « Le Burundi n’est pas un îlot. Il ne peut pas s’isoler ou déroger à la règle ».
Quant au risque de chevauchement entre le travail du Sénat et celui de la CVR, le porte-parole du Frodebu se veut attentiste. « Attendons voir l’évolution des choses ».
Kefa Nibizi : « Au risque que le pays soit accusé de travestir la vérité, l’implication de la communauté internationale est idoine »
« Quand bien même le Burundi serait compétent pour qualifier de tels crimes qui ont décimé des familles entières, vouloir en faire une affaire privée peut-être contre-productive », fait remarquer le président du Codebu Iragi rya Ndadaye.
Selon lui, comme ces crimes de génocide ou de guerre sont commis par une partie de la population contre une autre composante, au risque que le pays soit accusé de travestir la vérité, l’implication de la communauté internationale est idoine. « Une plus-value, parce que cela le légitimerait davantage dans cette quête de la vérité ».
Autres raisons, M. Nibizi évoque le souci de maintenir la concorde nationale :« Si le Burundi a ratifié les conventions et autres traités internationaux bannissant à jamais ce genre de crimes, en plus de la crédibilité internationale, un regard extérieur, permettrait de maintenir la concorde nationale.» En cas de résurgence de pareils cas, opine-t-il, cela éviterait la méfiance entre la population.
Concernant les risques de chevauchement entre le travail de la CVR (Commission Vérité Réconciliation) et les missions du Sénat, ce politique estime : « Au contraire, il y a complémentarité ». Après tout, conclut-il, tous ces différents témoignages des victimes apportent plus de lumière dans l’action de la CVR.
Gustave Niyonzima : « Les allégations du président du Sénat manquent de pertinence politique et de véracité juridique»
En droit international, souligne l’activiste des droits humains et juriste, il revient aux Nations unies après moult enquêtes des experts internationaux de qualifier le génocide. « Ce n’est pas de l’apanage ni du Sénat ni des Burundais de le faire. Les allégations du président du Sénat manquent de pertinence politique et de véracité juridique».
Chemin faisant, continue le juriste, eu égard de l’article 192 de la Constitution, le Sénat n’a aucune prérogative juridique de pouvoir organiser de telles conférences sur les événements ignobles de 1972 « étant donné que cela ne rentre pas dans ses propres compétences prévues à l’article susmentionné».
Pour M. Niyonzima, ce serait tout simplement une qualification unilatérale d’un seul parti au pouvoir en place qui est en train d’être faite. « Ce n’est pas du tout la qualification faite par les seuls Burundais».
Quand bien même ce serait une qualification des seuls Burundais, il n’y aurait pas un consensus dégagé pour réconcilier les Burundais sans les Nations unies. « Comme conséquence, c’est le cycle de violence infernale ».
« Comme conséquence, c’est le cycle infernale de violence »: ne prenons pas nos désirs et souhaits pour une réalité. Affirmer que « les autorités actuelles ne reconnaissent pas l’Accord d’Arusha » est trop exagéré sinon la CVR n’aurait vu le jour ne serait pas fonctionnelle et d’autres mécanismes issus de cet Accord d’Arusha. Seulement tous les éléments du contenu de cet Accord n’ont pas été tenus en considération sinon les réserves mêmes de cet Accord n’ont jamais été traitées. Par ailleurs, l’Accord d’Arusha n’est pas figé, statique, il doit impérativement évoluer dans le temps comme toute société est dynamique: voir si tous les éléments de cet Accord sont adaptés aux impératifs et aux réalités du moment. Il est temps et opportun que les Barundi dans leur ensemble puissent s’approprier leur histoire bonne et/ou mauvaise à travers des témoignages des faits historiques, des débats contradictoires et non pas continuer comme dans les temps passés et récents où c’étaient des montages grotesques, des manipulations des faits, des intox et/ou infox, entretenir un climat suspicieux entre les composantes de la société burundaise, des solidarités négatives basées sur les ethnies, les régions, les religions, le trafic d’influence, le clanisme, le collinisme, le clientélisme…. Rien n’empêche qu’après cette appropriation de notre historique des faits, même la qualification des drames vécus reviendra aux institutions mises en place par les Barundi et les étrangers ( ONU, UA, EU…) ne viendront que bénir ce que nous les Barundi auront décidé consensuellement, majoritairement et jamais unanimement parce que l’unanimité n’est pas de ce monde des humains que nous sommes.
Emmanuel Sinzohagera : « C’est de notre responsabilité de qualifier nos crimes.»
C’est cela la réalité. Et le Sénat, cette Institution, qui se bat pour la vérité sur ces crimes est à moitié Hutu et à moitié Tutsi. Elle représente le peuple.
Que ceux qui se battent sur le retour des Accords d’Arusha, continuent leur combat, mais leur acharnement n’enlève en rien, le travail d’écoute et de qualification des fait par le Sénat. Inutile de se laver les mains en mettant en avant la CVR. Celle-ci cherche et montre les preuves. Elle n’a pas de compétence juridique. Les preuves elle les a, elle les montre. Que le Sénat accepte les preuves et qualifie les crimes de 1972 et c’est tout!
Merci au groupe de presse Iwacu pour permettre aux uns et aux autres de donner leur opinion sur cette question, longtemps occulté par les différents pouvoirs que le pays a connus. Malheureusement, l’on doit constater, avec regret, un silence complice et/ou des tentatives de saper le travail du CVR de la part d’une certaine opinion comme la société civile, organisatrice des manifestations de 2015 au Burundi.
Au-delà de tous ces discours, il y a les faits : les fosses communes datant de 1972 et des témoignages des hommes et des femmes politiques de premier rang (Kanyenkiko, Bazombanza, Ntibantunganya et les autres). Ces faits sont en soi suffisant pour se forger une opinion. La qualification en génocide ou pas étant de la compétence des juristes, des historiens et des politologues, l’opinion de Ntibantunganya, historien et homme politique de premier rang n’est pas à prendre à la légère. Son opinion doit compter.
Peut-on s’attendre à ce qu’il y ait consensus alors sur la qualification du drame de « 1972 » ? Avec toute évidence, la réponse ne peut qu’être non ! Ce drame, rappelons-le, a été toujours banalisé et nié dans un contexte où les victimes ont été traité en bourreaux (lire à ce propos le Livre blanc de Micombero sur les événements et le déploiement exceptionnel de la diplomatie burundaise pour étouffer toute voix discordante).
Ce n’est que dans les milieux des réfugiés burundais que ce drame a été toujours commémoré. Il faudra attendre 1988 avec la lettre ouverte au président Buyoya pour voir des citoyens en faire référence. La question s’invitera dans le débat en 1992 avec cette fameuse commission sur l’unité nationale. L’histoire retiendra la mauvaise fois, voir une certaine malhonnêteté intellectuelle sur la manière dont ce drame a été traité.
Ce débat est maintenant dans les mains des institutions légitime comme le sénat et qui a tout le loisir d’organiser des colloques et conférences. L’invocation de l’art. 192 est quelque peu hors sujet (pardon Me Niyonzima) surtout que dans ses prérogatives, le sénat peut élaborer et déposer des propositions de lois pour examen à la l’AN.
Les tueries successives survenues auBurundi depuis Busangana sont une tragédie. Pas d’autres mots.
Nous vivons ces plaies dans nos chairs et coeurs.
Ntibantunganya ou Prosper Banzombanza ne sont pas au dessus de la mêlée.
Pourquoi le gouvernement refuse t il un tribunal international?