Dans un entretien exclusif avec Iwacu, le Professeur Julien Nimubona, éminent politologue, livre une analyse sans concession sur la situation socio-politique actuelle au Burundi. Il aborde le processus électoral, le fonctionnement des institutions, la corruption, le détournement de biens publics, l’éviction d’Agathon Rwasa de la présidence du CNL, et la tension entre Gitega et Kigali.
Quelle lecture faites-vous du processus électoral en cours ? Selon les dires de certains partis politiques, le dispositif électoral a été mis en place de manière unilatérale. C’est votre constat aussi ?
Ce ne sont pas seulement les dires de certains politiques, c’est l’analyse que nous faisons autour de nous. On a l’impression que le processus électoral, en tant que processus démocratique, qui devrait suivre tous les mécanismes de la gouvernance démocratique, qui devrait impliquer la participation des partis représentatifs concernés, c’est-à-dire les partis politiques, les organisations de la société civile, les corps constitués comme les Eglises, les partenaires au développement, etc., ce mécanisme participatif n’a pas eu lieu en amont. Le Code électoral qui encadre tout le processus électoral a été conduit de bout en bout, jusqu’à l’Assemblée nationale, par un petit comité désigné par le parti au pouvoir en collaboration avec le ministre de l’Intérieur.
Une seule fois, le Forum des Partis Politiques a été invité à émettre des idées mais sans réfléchir sur un projet et des amendements concrets. C’est un premier malaise profond qui montre que c’est un processus que je qualifierais de mal engagé du point de vue de la participation citoyenne.
Deuxièmement, un processus électoral doit avoir des objectifs. Un grand objectif, c’est certainement la désignation des futurs leaders dirigeants du pays. Mais c’est marginal par rapport au premier grand objectif structurant, systémique, qui vise la démocratie véritable, la participation de tous les citoyens. Et la participation de tous les citoyens ce n’est pas la participation des seuls membres du parti au pouvoir.
C’est veiller à ce que le mécanisme électoral, que le Code électoral intègre le maximum de partis politiques, d’organisations et des citoyens qui le veulent, c’est-à-dire des indépendants.
Et on a l’impression que ce Code électoral est prohibitif en termes de demandes de contributions des individus. Mais aussi en termes de mécanisme de contrôle du scrutin. Est-ce que les médias pourront rapporter ce qu’ils voient sur terrain à chaque bureau de vote ? Est-ce que les partis politiques et les indépendants pourront avoir les moyens d’avoir des observateurs sur terrain et rapporter aux états-majors de leurs partis ce qu’ils voient ?
Est-ce qu’on pourra avoir des candidatures indépendantes ou en termes de coalitions d’indépendants qui pourront se constituer ? Tout cela montre qu’on n’est pas dans un processus inclusif, ouvert et participatif. Or, c’est cela le premier fondement de la démocratie multipartite ouverte.
Un Code électoral qui instaure 100 millions de BIF comme caution pour les candidats présidents. Quelle interprétation ?
Cela veut dire simplement que « tu n’en as pas, tu quittes ! » Et qui en a dans un pays comme le nôtre avec cette pauvreté extrême ? C’est le parti qui est dans les fonctions de l’Etat, c’est-à-dire où on a des mécanismes de ponctions sur les deniers publics. C’est-à-dire le parti au pouvoir.
Deuxièmement, lorsqu’on instaure des montants exorbitants comme ça, vous parlez des 100 millions de BIF. Je parlerais aussi de 200 mille francs burundais et des deux millions imposés au niveau législatif et au niveau communal. C’est ce qu’on a appelé avant la Révolution française, le cens. On retourne ici chez nous au suffrage censitaire. On est plus dans le suffrage universel. Et on viole ici les droits civiques et politiques fondamentaux de chaque individu à pouvoir élire et se faire élire.
Le 10 mars dernier, Agathon Rwasa, considéré comme l’opposant du CNDD-FDD, a été évincé de la présidence de son parti. Comment est-ce que vous analysez les dynamiques du dedans et du dehors qui ont conduit à son éviction ?
Ce n’est pas nouveau en ce qui concerne Agathon Rwasa. D’abord le FNL, ensuite, CNL. Il a été toujours victime de ces complots extérieurs, c’est-à-dire organisés par le gouvernement. Le même gouvernement à travers le ministère de l’Intérieur l’a fait pour l’Uprona. On se souvient de la chute du premier vice-président, Bernard Busokoza, mais sur arbitrage du président Nkurunziza qui a préféré soutenir son ministre de l’Intérieur plutôt que son Premier vice-président. C’était par rapport à la crise au sein de l’Uprona. M. Busokoza voulait la réunification de l’Uprona et le ministre de l’Intérieur voulait plutôt, sur demande et sur volonté du parti au pouvoir l’éclatement et l’affaiblissement de ce parti.
Pourquoi tout cela ?
L’explication globale, c’est qu’un parti majoritaire au pouvoir, qui n’est pas installé dans une logique, dans une culture démocratique, voudra toujours ne pas avoir la troisième condition de l’existence de la démocratie, c’est-à-dire l’existence d’une opposition forte. Parce que la première condition, c’est la tolérance. Et ça, on n’en voit pas chez nous. La deuxième condition, c’est la culture de la détention précaire du pouvoir. Ce qu’on n’observe pas chez nous. Chez nous, les gens prennent le pouvoir pour y rester définitivement. Ils n’acceptent pas l’alternance au pouvoir. Et la troisième condition, c’est cette existence de l’opposition et des mécanismes de contrôle de l’action gouvernementale. Un Parlement critique, une société civile critique et une opposition critique, ça, ils n’en veulent pas. Au final, le pouvoir chez nous n’est pas démocratique ; n’a pas de culture qui accepterait une opposition.
Le gouvernement en profite ?
Il profite d’une faiblesse interne aux partis politiques de l’opposition. Vous avez non pas des partis politiques fondés sur des principes, des idées, des idéologies fortes qui solidifient les membres. Mais, vous avez des gens qui préfèrent courir derrière un parti pour chercher des postes, pour chercher à manger et à boire. Et lorsque son parti perd les élections ou ne parvient pas à accéder au pouvoir, vous avez beaucoup de partis, de militants de partis qui trahissent et qui suivent les sirènes de « Vous allez avoir un emploi ; je vais vous promouvoir ».
Et ça, c’est une stratégie aussi des régimes à parti unique. C’est ce qu’on appelle le contrôle de la circulation des élites de l’opposition. Une fois de plus, vous avez effectivement des dynamiques internes aux partis de l’opposition liées à la faiblesse des principes idéologiques, à des visions fortes, à la discipline des militants.
Deuxièmement, à la pauvreté généralisée, donc à un environnement socio-économique qui fragilise tout le monde, y compris les leaders des partis politiques. Je laisse de côté les militants. Et troisièmement, à la gouvernance interne des partis politiques où vous avez quand même aussi des chefs de partis qui peuvent se comporter comme des chefs uniques, des présidents uniques. Il n’y a pas suffisamment de démocratisation interne pour faire coexister des visions différentes sur les programmes de gouvernement, sur les stratégies conduisant à des visions.
Du coup, vous avez des ailes au sein des partis politiques. Ce sont ces ailes qui se rendent fragiles et qui sont soumises à ce qu’on appelle les transhumances politiques à l’intérieur des partis politiques. Et enfin, je pourrais insister sur les fameuses cultures politiques de nos élites politiques à la direction des partis, mais aussi à l’intérieur des partis politiques. Une culture politique vraiment incivique et « incitoyenne », qui ne savent pas le principe de l’institutionnalisation, le principe du respect des règles arrêtées, le principe du respect des lois, des lois régissant les partis politiques, les comportements à l’intérieur des partis politiques. Il n’est pas normal qu’un acteur politique, fût-il un député au sein d’un parti, désobéisse à son président en dehors des règles ou des procédures reconnues au sein du parti.
Dans ce cas, il sert l’externe, c’est-à-dire un ministère de l’Intérieur qui lui aussi va violer les procédures et les lois parce qu’il n’y a pas de culture institutionnelle au sommet de l’Etat, ni à l’intérieur des partis politiques ni à l’extérieur des partis politiques. Au total, on assiste à une entropie, à un chaos institutionnel qui ne profite ni au parti ni au pays ou au gouvernement puisque ça crée une instabilité politique. Lorsque les mécanismes institutionnels légaux ne sont pas respectés, il faut s’attendre à des chaos possibles. Les gens vont expérimenter les voies non légales, non institutionnelles, c’est-à-dire les voies de la violence.
Lors de son investiture, le chef de l’Etat avait promis de dialoguer avec les autres partis politiques. Aujourd’hui, certains opposants politiques se plaignent de n’être pas consultés. Qu’en dites-vous ?
J’allais justement y arriver. Je disais qu’une démocratie inclusive, participative, commence d’abord par le mécanisme électoral participatif. Or, dans cette participation, vous n’avez pas eu la participation suffisante des partis et des organisations constitués sur place. Surtout les partis politiques et les organisations de la société civile qui vivent à l’extérieur du pays.
Un pays apaisé est un pays qui a moins de réfugiés politiques. C’est un indicateur qui ne trompe pas. Aussi longtemps que nous avons nos compatriotes politiques, des organisations de la société civile, des journalistes, des médias, à l’extérieur du système, ça montre une tendance au monolithisme. Un triomphe d’un parti politique sous le masque démocratique, c’est-à-dire sanctionné par ce que je pourrais appeler de simulacres d’élections. Cela ne sera pas à l’honneur de ces élections qui viennent.
Le troisième élément sur lequel je voulais insister est que le processus électoral doit viser la pacification d’une société par le dialogue à tous les niveaux entre le gouvernement et son opposition, entre les différentes institutions. Or, en ne comptant pas sur une certaine opposition qui est à l’intérieur ou à l’extérieur, en voulant saccager l’opposition interne, je pense ici au CNL, cela montre très bien que la tendance de ceux qui organisent ce processus électoral n’est pas démocratique. Elle est plutôt une tendance autoritaire. On semble se diriger vers le triomphe d’un parti unique avec la bénédiction populaire. C’est-à-dire que l’on convoque un peuple qui n’est pas critique pour aller approuver ce qui a été décidé par une oligarchie au sommet de l’Etat.
Les Évêques catholiques ont dit qu’on tend vers le monopartisme ?
Mais on ne tend pas vers le monopartisme, on y est déjà. Depuis 2020, excusez-moi, j’ai réalisé beaucoup d’études de terrain sur le processus électoral de 2020. Il y a eu à tous les niveaux, y compris au niveau des élections qui étaient censées ne pas être partisanes, c’est-à-dire les élections collinaires, j’ai vu l’implication du parti au pouvoir. Ce qui veut dire que du sommet à la base, vous avez absolument les dirigeants du CNDD-FDD. Ce que vous ne savez pas, non seulement c’est que c’est un parti unique qui gouverne, il y a aussi une superposition entre la démocratie et un régime militaire. Une superposition entre le pouvoir militaire, ce que l’on appelle pudiquement le pouvoir des généraux et des représentants élus du peuple qui sont politiquement plus faibles par rapport à ceux qui ne sont pas élus, c’est-à-dire les généraux.
* Dans la deuxième partie de l’interview, le Professeur Julien Nimubona explorera les questions sur le fonctionnement de l’assemblée nationale et la séparation des pouvoirs.
Je ne fais que féliciter notre professeur julien NIMUBONA pour son haut degré niveau d’objectivité de ses habituelles analyses! Nous te comptons parmi les intellectuels burundais qui éclairent l’opinion sans faux- fuyant. Tu fermes jamais les yeux devant les maux sociétaux dont souvent soufre notre patrie Burundi.