A quelques jours de la sortie de « Hutsi, au nom de tous les sangs », en cette date anniversaire, Iwacu propose un extrait poignant du livre. L’arrestation du papa d’Aloys Niyoyita.
(…) Une seule fois, Maman m’a raconté l’arrestation de papa. Maman n’aimait pas en parler. Blessure à jamais béante… L’histoire restera gravée dans mon cœur. « Ton papa est venu avec la convocation du commissaire d’arrondissement. Il devait se rendre au chef-lieu de la province, à Muyinga. A une trentaine de kilomètres de Gisanze, notre petite et paisible bourgade. Il n’est plus rentré. »
Pourtant, des rumeurs sur des arrestations suivies de disparitions de fonctionnaires hutus circulaient déjà. « L’idiot », je me suis dit plusieurs fois. Papa, avec sa petite voiture VW, pouvait fuir. Rejoindre le Rwanda tout proche. Ou la Tanzanie. Naïveté. Innocence. Obéissance à l’autorité ? Espérait-il s’expliquer ? Je ne saurai jamais. L’hypothèse la plus probable est bêtement l’obéissance. Dans sa rectitude, le directeur de l’école primaire de Gisanze, Robert Kanyarushatsi, a répondu simplement à la convocation de l’autorité. Il était mandé par le commissaire de Muyinga, qu’il connaissait bien du reste. Dans ces coins perdus, les administratifs et autres intellectuels de campagne se fréquentent. Le beau monde quoi ! Papa ne s’est pas méfié de la convocation de son ami, malgré les rumeurs inquiétantes.
Il est rentré à la maison dire au revoir à sa tendre Melaniya, sa femme, ma mère. Un bon mari ne s’absente pas sans informer son épouse. Papa ne serait jamais parti quelque part sans prévenir. Papa ne rentrera plus.
Inquiète, maman s’en va à Muyinga, le lendemain de la convocation, au bureau du commissaire. A pied. Elle fait la trentaine de kilomètres qui séparent Gisanze du chef-lieu de la province. Mauvais présage ou tragique prémonition : arrivée au bureau du commissaire, elle ne voit pas la petite VW de son mari.
Les fonctionnaires du cru connaissent bien l’épouse du directeur de l’école primaire de Gisanze. Tout le monde se connaît, dans le Burundi profond, surtout entre membres d’un petit cercle de ces « évolués » dont fait partie ma mère comme épouse du directeur de l’école primaire du coin.
Ce jour-là, personne ne se précipite pour dire à la femme du directeur : « Amahoro Melaniya : la paix soit avec toi Melaniya ». « Amahoro », cette paix invoquée, même quand le cœur saigne.
Pas de « Amahoro ». L’accueil des fonctionnaires est plutôt glacial. Ils mettent tous leur nez dans des dossiers. Maman reste là plantée toute la journée. Ignorée. Ce silence est un vrai supplice. Le soir, angoissée, affamée, elle reprend le chemin de notre village, elle rentre, à pied jusque Gisanze.
J’ai beaucoup souffert en pensant à notre maman. Je me l’imaginais, toute seule, pendant toute cette journée plantée devant les bureaux du commissaire. A quoi pensait notre maman pendant cette attente ? A quoi pensait notre maman sur son long chemin de retour dans le jour finissant ? Je ne sais pas. Personne ne le saura jamais.
(…)
Mon papa n’avait aucune activité politique. Le directeur de l’école primaire
de Gisanze chantait à l’église et faisait des omelettes pour sa petite tribu les
dimanches. Robert Kanyarushatsi n’avait aucune raison d’avoir peur, de fuir.
Pardon, papa. Tu n’étais pas idiot. Tu étais innocent.