Par Antoine Kaburahe (4 juillet 2008)
Ce 30 août, le monde commémore la Journée internationale des personnes disparues. J’ai retrouvé dans mes archives, un éditorial écrit en juillet 2008 et commenté par Jean François Bastin dans notre livre « Cinq ans d’éditoriaux & de réflexions(2008-2013) » , une réflexion toujours d’actualité.
They’re dancing with the missing They’re dancing with the dead They dance with the invisible ones Sting, “They dance alone” * |
* Ils dansent avec les absents Ils dansent avec les morts Ils dansent avec les invisibles. Sting, « Elles dansent seules » |
---|
Eté 2006. Le Burundi baigne encore un peu dans les effluves post-électoraux. On parle du Burundi « post conflit », dirigé par un parti qui a remporté les élections le plus démocratiquement du monde.
C’est alors que l’on découvre des corps torturés, décomposés, flottant dans la Ruvubu, au nord, dans la province de Muyinga. Morts anonymes, cadavres non identifiés… Une pratique hélas courante dans toutes les dictatures : la victime est niée dans la mort elle-même. Elle bascule dans le rien. La victime est littéralement effacée. Le corps de Patrice Lumumba est dissous dans l’acide. En Argentine, durant la dictature, des personnes disparaissent sans laisser aucune trace.
La représentation de la mort permet une forme – certes toujours insatisfaisante – de réparation symbolique. L’effacement des traces s’attaque déjà à ce que Freud appelle le travail de deuil. Ce processus ne s’enclenche pas sans l’épreuve de la réalité. Ne pas voir le cadavre conforte « follement » le déni de la mort. Par cet acte on quitte l’humanité en refusant une inscription (rituel funéraire, récit) à ceux qui basculent ipso facto dans le rien. Mais les crocodiles de la Ruvubu n’ont pas pu parachever ce crime parfait qu’est la liquidation des cadavres.
Les Burundais stupéfaits s’attendaient à une réaction énergique du nouveau pouvoir, des mises en examens, des procès retentissants. Désillusions sur toute la ligne. Le principal suspect, le Colonel Vital Bangirinama, continuera à vaquer à ses fonctions malgré les protestations des associations des Droits de l’Homme nationales ou internationales comme Human Right Watch. Finalement, la pression devenant intense, le colonel prendra la fuite, non sans avoir contacté une station de radio locale ainsi qu’une organisation burundaise de défense des droits humains pour avouer les meurtres et pour affirmer que « sa propre vie était maintenant menacée par ceux qui avaient donné l’ordre de commettre ces crimes. »
Mais nous sommes au Burundi, on laisse les journaux et autres « droits de l’hommistes » s’agiter. Pour la consommation extérieure nous avons un joli refrain bien rôdé qui a fait ses preuves, une belle épitaphe que l’on devrait écrire sur tous nos charniers : « baracabitohoza » (les enquêtes se poursuivent). On mise sur le temps, sur le tassement. Mais désormais nous refusons le silence. A ces morts niés nous redonnons leur identité. Leur vie. C’est le premier pas d’un combat que nous savons long et périlleux.
Antoine Kaburahe, juillet 2008
Glaçant, et beau comme trop souvent le malheur. Le plus long éditorial en 5 ans, comme une plainte infinie, une douleur inextinguible. On comprend qu’Antoine ne désarmera jamais face à la violence. C’est la dimension morale de son engagement. Sa réflexion sur son pays est hantée par le doute : n’y a-t-il pas une forme de consentement à l’inacceptable, ancrée dans une histoire trop sanglante ? Mais lui s’y refuse, il place le respect de la vie au-dessus de tout et il parle clair et net, il dit les faits, il appelle les choses et les gens par leur nom. Il s’engage à redonner une identité à ceux qui ont été niés jusque dans la mort et il tiendra parole. Iwacu, dans des numéros exceptionnels sur les pires moments de l’histoire burundaise, osera prendre des responsabilités que fuient trop de responsables… Iwacu fera siens les beaux mots de vérité et de réconciliation…