Par le Pr. Gérard Birantamije
A la veille de la mise en terre (étrangère) du Président Buyoya, comme pour valider une de ces maximes de notre dialectique rundi « Nta Si idahamba », « chaque terre accueille les morts », je voudrais rendre hommage au président Pierre Buyoya.
Quand il a pris le pouvoir j’avais 12 ans. Pour dire vrai, je ne savais presque rien de son prédécesseur, le président BAGAZA qu’il venait de déposer. Un homme très craint si bien qu’il était interdit de prononcer son nom fut-ce au coin du feu. Du fond de notre campagne, pour avoir l’accès à l’information, parfois il fallait s’improviser (kuvumba amakuru) chez une des élites du pouvoir du coin disposant d’un poste récepteur pour capter l’unique station publique, « La Voix de la Révolution », La Radio nationale.
Je suis donc allé glaner l’information et c’est ainsi que j’ai appris que le nouvel homme fort s’appelait Major Pierre Buyoya. La socialisation politique au sein du parti unique au pouvoir, UPRONA de l’époque, à travers le mouvement pionnier dit « Diridiri » avait tout de même permis de connaître certains grands noms : NTARE RUGAMBA, MWEZI GISABO, MWAMBUTSA, RWAGASORE, MICOMBERO, BAGAZA, quelques noms de ministre, etc., chacun auréolé de ses gloires. Désormais, il fallait en rajouter celui de Pierre BUYOYA et pendant 13 ans.
Et quelques semaines après son premier putsch, il a fait le tour du pays pour expliquer « le changement du 3 septembre 1987 ». La passion de jeunesse aidant, j’étais au stade de Cankuzo pour voir le nouveau Président et écouter son discours du 5 septembre 1987 pour expliquer le changement survenu. A défaut de le comprendre à l’époque, dix ans après je l’ai lu avec intérêt. Le Président Buyoya annonçait que :
«Dorénavant, le peuple doit être consulté pour être bien dirigé. Le dialogue, la critique et l’autocritique au sein du parti UPRONA devront guider la conduite du pays. Il faut que le peuple retrouve la confiance en lui-même pour s’atteler sans inquiétude à la tâche combien ardue de la lutte pour le développement »
Ces mots prononcés étaient nouveaux pour les Burundais, eux qui étaient plus socialisés aux pratiques des régimes militaires généralement considérés comme dictatoriaux. Le style dirigiste ancré dans le paternalisme de la culture burundaise avaient fini par imprimer une forme de culture politique de sujétion.
C’est peut-être à ce niveau que le président BUYOYA a été le plus fort, le plus innovant et le plus engagé sur une voie parsemée d’embûches : réconcilier un peuple non concilié, démocratiser l’espace public et les esprits pervertis par deux régimes fermés : celui de Micombero et Bagaza En cela, il aura été un président en avance avec le ‘temps des Burundais’.
1. Buyoya, un président en avance avec le ‘temps des Burundais ’
Ce n’est pas l’année 2020 qui viendra me contredire, encore moins la décennie 1990. Le ‘temps des Burundais’ reste dominé par la quête ou la confirmation d’une identité paroissiale au détriment d’une identité nationale. La dimension ethnique domine les passions, du quidam aux élites politiques et politisées. Pour mieux cerner cet enracinement de la dimension ethnique dans la vie politique et sociale nationale, il suffit de passer en revue les rares livres témoignages des différents acteurs burundais. De la Monarchie à la République, du « Burundi nouveau » à celui post-Arusha, les écrits montrent que nous sommes des victimes du passé qui se recompose et se remodèle au gré d’un narcissisme ethnique non assumée. Je n’ai jamais entendu quelqu’un qui se présente comme Hutu ou Tutsi, mais tous se présentent plutôt comme des Burundais. Si la « Hutité » comme la « Tutsité » n’ont cessé de prendre le dessus sur la « burundité » dans nos mémoires collectives qui se sont « parallélisées », Buyoya, lui, avait bien compris que le Burundi est notre dénominateur commun.
Il avait compris qu’il fallait semer une nouvelle graine : celle de l’Unité nationale. Le Burundi était et reste un Etat unitaire, mais profondément divisé avec des ethnies sans territoire, des Hutu sans Hutuland et des Tutsi sans Tustiland. Au-delà, ce pari de l’Unité était grand si on fait une translation sur l’axe du temps burundais rythmé par des crises, les unes plus meurtrières que les autres. Chaque Burundais de 7 à 77 ans s’y retrouve directement ou indirectement. Bref, personne n’a le monopole de la souffrance, pas plus d’ailleurs celui de la maitrise sur les événements tragiques. Des victimes, des bourreaux et des traumatismes transgénérationnels. Voilà le sort commun.
Sa politique du dialogue et de la concertation a permis aux langues de se délier. Aux uns et aux autres d’évoquer les dossiers qui fâchent, les époques qui dérangent et les événements qui blessent, qui traumatisent. Buyoya a osé faire et sur ce point au moins, il a réussi. La parole libère. Il y a eu sans doute une détente, un dégel, mais pas la paix.
La sagesse ancestrale le dit bien « Umuntu yiruka nikimwirukangana, ntiyiruka nikimwirukangamwo » (‘L’homme fuit le danger extérieur, mais pas celui dans son for intérieur’). La politique d’Unité n’a pas produit des hommes unis dans leur destin commun en tant que Burundais. Elle a juste permis une métamorphose de la conception de nos identités. D’une conception binaire avec des identités quasi réelles et ataviques on en est venu à une conception ternaire avec des identités ethniques transfuges et erratiques, parfois de nouvelles identités. Ce n’est pas une évolution positive comme l’aurait préféré le concepteur, mais c’est tout de même une évolution qui ne peut produire de résultat que sur le long terme. Ce long terme, on le voit avec les résultats des accords d’Arusha qui nous (dé)tiennent, fut-ce symboliquement. Ce long terme, c’est aussi 2015 avec une Nation qui veut tourner la page de l’ethnisme. En 2015, la rue qui manifeste, ce sont des Hutu, des Tutsi et des Twa, des jeunes et des vieux, des intellectuels et des analphabètes, des politiciens et des non politiciens, des femmes et des hommes unis par un destin commun. Contrairement à la vision sciemment caricaturale des manifestations, ces gens ne s’en prenaient pas à Nkurunziza, mais à tous ceux qui pensent comme lui que les lois de la République peuvent être foulées au pied par un homme, peuvent être phagocytées par un système politique. C’est le fruit de la politique de l’unité, de l’ouverture politique et de la critique de l’action publique. Et ces politiques, Buyoya les a assumées du début à la fin, parfois au péril de sa vie. C’est ce que peu de gens disent de lui.
2. Ce que les gens ne disent pas de Buyoya
Dans un pays miné par les identités paroissiales de tout acabit, ici je vais dire ethnisme, régionalisme, clanisme, société de cour, etc., du haut de ses treize années au pouvoir (de 1987 à 1993 et de 1996 à 2003), Buyoya n’a pas connu de gloire. Il n’a eu qu’à gérer des crises, les unes plus profondes que les autres : 1988 et les massacres de Ntega et Marangara ; 1991 et les attaques armées à l’ouest du pays, 1996 et la guerre civile cumulée de l’embargo, etc. Dans toutes les tentatives de gestion initiées, le président Buyoya n’a jamais été compris, il a été accompagné par des acteurs aux ambitions multiples, mais il l’avait bien compris. En 1993, après les élections perdues en face du candidat Ndadaye, il a dit que « Quand on gagne, on gagne avec tous, mais quand on perd, on perd seul ». Cette phrase assassine traduit une froide réalité. Si on devait se poser la question de savoir où sont les héritiers de l’idéologie de l’Unité nationale, ceux-là qui portaient la politique de l’Unité tambour battant, il y aurait de la peine à trouver de réponse aussi bien au sein de son parti UPRONA qu’en dehors.
Mais c’est peut-être ce qu’il faut comprendre. Toujours est-il que souvent, un réformateur s’aliène toutes les inimitiés, toutes les incompréhensions et surtout tous les extrêmes. Dans son propre camp comme au-delà. Ces incompréhensions, on les voit à travers le nombre de tentatives de coup d’État contre son régime : 3 mars 1989; 4 mars 1992; 02 Juillet 1993 et 18 avril 2001. Ces tentatives de putsch loin de montrer la montée en force des extrêmes, sont une preuve d’absence d’alternative au sein de la classe politique. Cette absence se fait toujours remarquer. Et plus que jamais les idéaux défendus sont actuellement la grande demande burundais. Et dans l’incompréhension, Buyoya nous quitte, et reste l’incompris qui unit.
3. Buyoya, l’incompris qui unit ?
Buyoya nous unit dans le besoin sans cesse criant d’unité, de réconciliation et de refondation de l’Etat et de la Nation. Il aura œuvré à asseoir un Burundi uni et réconcilié. Son héritage n’est pas certes assumé par des héritiers, mais il germe dans le cœur des Burundais. Et c’est ce qui est le plus important. Aujourd’hui, des Burundais peuvent contester et résister à la tyrannie ensemble, s’exiler ensemble et continuer à partager « le cru et le cuit » comme on dit chez nous. Aujourd’hui, les citoyens burundais ont intégré une nouvelle donnée, le besoin d’alternance politique. Autrement dit, aujourd’hui la nation capture les dirigeants et leur rappelle que la vie après le pouvoir existe. Buyoya l’avait compris. Aux termes de deux transitions, l’une vers la démocratie, l’autre vers la paix, il a toujours montré l’exemple d’un dirigeant qui pense à la nation, qui pense qu’il n’est pas le seul qui peut, le seul qui détient le monopole de dire et défendre le vrai, le politiquement correct. Cette dimension éthique dans la politique n’est pas bien assimilée sinon, il n’y aurait pas eu de 2015 ou de 2020.
Certains compatriotes lui en veulent de s’être trop préoccupé des concepts comme l’unité, la démocratie, la paix au détriment du développement. Il avait compris, et il était en avance avec le temps des Burundais. Les idées sont des boussoles pour tout dirigeant. Qu’est-ce qu’en effet le développement sans unité, sans paix, sans sécurité, sans liberté? Aucun Etat ne s’est développé dans l’exclusion d’une partie de son peuple, dans la reconnaissance des droits aux uns, pas aux autres ; en structurant de manière quasi sempiternelle le « Nous et les Autres ». Il fallait amener les Burundais à appréhender ensemble un renouveau dans le vivre-ensemble. Lui il a osé, avec des fortunes que nous (re)connaisssons.
Enfin, peut-être faut-il le rappeler. Buyoya a été à deux reprises le chef de l’Etat et président de la République. Etre un chef d’Etat n’est pas qu’un simple job. C’est une position de pouvoir qui amène l’intéressé à opérer des choix rationnels, à prendre des décisions qui ne plaisent forcément pas à tout le monde ; à diriger au nom de la nation entière. Parfois aussi la raison d’Etat et les changements de l’environnement politique international imposent un autre modus operandi. Tout cela, pas pour lui seul, mais pour la nation entière. Ce qui donne matière à réflexion, à polémique, à critique, parfois à ragot. Parmi ses compatriotes, il y en a ceux qui pensent qu’il a mal fait, il y en a aussi ceux qui pense qu’ils auraient pu mieux faire, et d’autres encore plus sceptiques et obnubilés qui disent qu’il n’a rien fait. Cela se voit à travers les critiques formulées quant à sa gestion des différentes crises ayant survenu au cours de ses deux séquences à la tête de l’Etat. Mais cela suffit-il pour le transformer en « bouc émissaire » des situations qui demeurent énigmatiques ?
Le plus emblématique de ces énigmes est l’assassinat de son successeur le président Melchior Ndadaye, tué lors d’un putsch manqué dont finalement on connaît peu de choses. Du moins ceux qui sont en dehors des cercles du pouvoir. Il y a quelques mois feu Président Buyoya a été condamné pour la prison à perpétuité. Dans sa dernière sortie médiatique, il avait souligné les écarts observés dans le traitement de son dossier et celui de ses co-accusés. Si les Burundais sont malheureusement habitués à une justice à deux vitesses selon qu’on est petit ou grand, protégé ou lâché par le système politique, il y a lieu de se demander à qui profite un jugement rendu au terme d’un procès connu pour être le moins équitable ? Le crime est grave. Et les conséquences, tous les Burundais le paient encore et tous les jours.
Innocent ou coupable, le pouvoir en place aurait politiquement gagné à lui faire un procès équitable, transparent, public et non expéditif. Il aurait été jugé, certes par les magistrats, mais beaucoup plus, par les Burundais, par le tribunal de l’Histoire. Simplement, parlons d’un gâchis. Et le Burundi ne saura jamais, le condamné devenant juste une autre victime de ce « passé qui ne passe pas » pour reprendre cet ouvrage témoignage de Marc Manirakiza. Il avait droit aux honneurs et reconnaissances pour les services rendus à la Nation, comme une grande figure qui a marqué l’Histoire du Burundi contemporain.
Comme ce poète français du 20e siècle qui disait que « les Grands hommes sont comme les hautes cimes, le vent les bat, les nuages les enveloppent, mais on y respire mieux », tout Burundais d’aujourd’hui ou de demain se retrouvera dans les idéaux défendus par le Président Buyoya. Certains voudront tourner la page sans la lire, d’autres voudront la lire pour la tourner. Aux uns et aux autres, gardez en mémoire le Président Pierre Buyoya. Et dans notre tradition, les morts ne sont pas morts.
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(1) Les propos tenus dans cette note d’opinion n’engagent pas l’Université Libre de Bruxelles.