Le projet de loi récemment adopté par le Parlement sur le statut du Chef de l’Etat à l’expiration de ses fonctions démontre l’ignorance de l’histoire par les élus du peuple. Il relève de l’anachronisme et désavoue notamment celui qui passe pour de nombreux Burundais pour un ancien président qui a été un « grand serviteur de l’Etat ».
L’Assemblée nationale a adopté mardi 21 janvier à Bujumbura à l’unanimité quasiment, moins deux voix, le projet de loi sur le statut du Chef de l’Etat à l’expiration de ses fonctions. Jeudi 23 janvier, en province de Gitega, le Sénat lui a emboîté le pas, cette fois-ci à l’unanimité.
La loi stipule notamment qu’elle «s’applique à toute personne ayant exercé les fonctions du chef de l’Etat du Burundi à partir du 1er juillet 1962» à l’exception de ceux ayant accédé au pouvoir par coup d’Etat et celui qui cesserait ses fonctions suite à une condamnation pour haute trahison.
De ce fait, le lieutenant général Michel Micombero (décédé à 43 ans en 1983), le colonel Jean-Baptiste Bagaza (décédé le 4 mai 2016, à 69 ans) et le président Buyoya (70 ans, actuellement haut représentant de l’Union africaine au Mali et au Sahel) n’auront pas droit, après la promulgation de cette loi, au traitement que la République va réserver aux anciens chefs d’Etat ou à leurs familles. La cause : ils ont opéré des coups d’Etat pour accéder au pouvoir respectivement le 28 novembre 1966 (Micombero), le 1er novembre 1976 (Bagaza) et le 3 septembre 1987 et le 25 juillet 1996 (Buyoya).
Recul historique
Après les indépendances, les pays africains basculent vite dans les dictatures. Un homme, un groupe ou un parti confisquent le pouvoir. C’est l’époque des partis uniques.
Au Zaïre (Ouest du Burundi) le maréchal Mobutu et son parti, le MPR, règnent sans partage, le président Habyarimana et son parti le MRND, au Rwanda. Le Tanzanien, Mwalimu Julius Nyerere, fait de même, avec son parti Chama Cha Mapinduzi (CCM). Il en est de même dans plusieurs pays africains.
Au Burundi, Micombero, Bagaza et Buyoya suivent le modèle. Mais, ils n’en sont pas à l’origine. Le régime du parti unique est instauré par le dernier roi burundais, Ntare V, le 23 novembre 1966. (Voir l’arrêté-loi No 001/34 du 23 novembre 1966 reconnaissant Unité et Progrès national « UPRONA » comme unique parti national).
Les trois présidents s’en accommoderont tranquillement jusqu’à ce que le contexte change, début 1990. A la conférence de La Baule (juin 1990), le président François Mitterrand invite, ou somme plutôt, les chefs d’Etat africains à développer la démocratie dans leurs pays à l’image des Européens de l’Est qui viennent de s’affranchir de la tutelle communiste. «La France liera tout son effort de contribution aux efforts qui seront accomplis pour aller vers plus de liberté», a déclaré à ses hôtes, parmi lesquels le Burundais Pierre Buyoya.
Bagaza élu au suffrage universel direct
En moins de deux ans (mars 1992), le Burundi se dotera d’une loi fondamentale reconnaissant le multipartisme. Auparavant, le pays était dirigé tantôt selon la volonté du chef d’Etat, sans se référer à aucune loi, tantôt en conformité à une Constitution.
Deux élections présidentielles (octobre 1974 et 1984) et une élection législative (1982) ont été organisées avant le processus de la démocratisation conformément aux Constitutions régissant alors le Burundi. Les présidents Micombero, en 1974, et Bagaza, en 1984, en sont sortis présidents élus.
Et même si ces deux scrutins n’avaient pas eu lieu, aucun des anciens présidents burundais ayant accédé au pouvoir par coup d’Etat depuis l’indépendance au moins jusqu’à l’instauration du multipartisme en 1993, n’aurait dû en être victime. Ils ont renversé des pouvoirs dont la mise en place dépendait plus du contexte d’alors (le plus fort dirige et domine) et non de la démocratie. Juger, condamner les coups d’Etat perpétrés avant la mise en place de la Constitution reconnaissant le multipartisme, relève de l’anachronisme.
« Son arrivée au pouvoir nous a soulagés »
Le cas du président Bagaza mérite une attention particulière pour trois raisons en plus de celle évoquée plus haut.
Le tombeur de Micombero ne devrait pas être considéré comme un putschiste, indésirable dans l’Assemblée Nationale. Pour rappel, en 1976, son coup n’entraîne l’effusion d’aucune goutte de sang et son arrivée au pouvoir va quelque peu soulager les Burundais qui se remettaient mal de l’Ikiza (catastrophe absolue) de « 72 ». Il mettra vite le pays sur les rails du développement.
Après sa mort, lors des funérailles en grande pompe que l’Etat a organisées en son honneur le 17 mai 2016. A l’occasion, le président Nkurunziza a salué la mémoire d’un grand homme : «Il a dirigé le Burundi dans des moments difficiles, après que le pays a connu beaucoup de difficultés. Mais, je sais que de nombreux orphelins et veuves, moi-même y compris, que le président Bagaza a dirigé gardent le souvenir d’un président dont le pouvoir nous a soulagés».
Le président Bagaza a été élu au suffrage universel direct en 1983 sur base de la Constitution de novembre 1981 : «Le président de la République est élu au suffrage universel direct et à la majorité absolue des voix exprimées. L’élection a lieu vingt jours au moins et quarante jours au plus avant l’expiration du mandat du président en exercice», lit-on à l’article 29. Il a également prêté serment conformément à la constitution «devant la Nation représentée par le comité central du parti et l’Assemblée nationale ».
Bagaza est un président d’exception. Beaucoup de Burundais gardent de lui le souvenir d’un grand patriote, un repère dont le président Nkurunziza s’est inspiré, a-t-il indiqué, depuis son enfance : «Il n’y avait pas de clivages ethniques au Burundi pendant que le président Bagaza était aux affaires. Je le témoigne, il se souciait de tous les Burundais, de toutes les ethnies, de toutes les provinces, visiblement, il était un visionnaire et faisait tout pour servir de modèle».
« Intwari », n’avez-vous pas tout dit ?
Même si l’histoire du Burundi est marquée par des dates tristement célèbres, par les assassinats des leaders et par les massacres qui les caractérisent (1961, 1965, 1969, 1972, 1988, 1993, etc.,), la décennie pendant laquelle le président Bagaza est resté aux affaires reste relativement calme. C’est assez exceptionnel !
Comparé à d’autres régimes, beaucoup de Burundais, de toutes les ethnies, admettent que « la décennie Bagaza », sans être parfaite, a été paisible. Peu de crises politiques sérieuses, pas d’assassinat de leaders politiques, ( il y’ a eu des emprisonnements certainement), mais peu de conflits, etc. C’est vers la fin de son pouvoir que son régime va se durcir notamment en s’attaquant à la puissante Eglise catholique.
Le président Bagaza était ‘‘intwari’’ (un héros), pour reprendre le qualificatif du ministre Pascal Barandagiye lors des funérailles. Il était un travailleur exemplaire, soucieux du développement et qui n’a ménagé ni son intelligence, ni ses forces, etc., pour servir le Burundi.
Fin 2012, lors de l’inauguration de l’entreprise de fabrication de la bière (Vyerwa Brewery), en province de Ngozi, le président Nkurunziza lui rendait solennellement hommage en sa présence. .
«De tous mes prédécesseurs envers lesquels je suis respectueux pour avoir développé notre pays, celui-là, le sage Bagaza, vient en tête. Applaudissez-le. Beaucoup de routes, d’hôpitaux, d’établissements scolaires, et de nombreuses autres infrastructures ont été construites sous le président Bagaza. Que Dieu le bénisse», a-t-il martelé sous de salve d’applaudissements.
En 2016, quand le président Bagaza meurt, les discours du ministre Barandagiye et du chef d’Etat font de lui un président hors du commun, un Burundais extraordinaire, une bénédiction pour le Burundi.
Mais pourquoi alors ce projet de loi, anachronique, écarte-t-elle l’homme pour lequel le désormais président sortant, Pierre Nkurunziza, n’a cessé de clamer respect et admiration ?
Quand, dans un geste très significatif, le 16 mai 2016, le corps du président Bagaza a été exposé dans le Hall de l’Assemblée nationale, un lieu hautement symbolique, les autorités ont rendu hommage au défunt en reconnaissance des services rendus au pays. A quoi cet hommage exceptionnel aurait-il servi si le même Parlement qui lui a ouvert les portes, lui refuse désormais les honneurs et avantages que la République réserve aux anciens chefs d’Etat ?
Au cours de l’hommage solennel, le lendemain lors des funérailles, le ministre Barandagiye, n’a-t-il pas déclaré, au nom de l’Etat, que le président Bagaza reste un modèle, une référence pour le leadership actuel et celui de l’avenir ? (… Akarorero keza yasigiye igihugu n’uburungozi, ubuhari n’ubuzoza).
Lors des funérailles le 17 mai 2016 à Bujumbura, tous ont salué la mémoire d’un grand homme, un visionnaire, un modèle. Retour sur les passages forts du discours du président Nkurunziza. Verbatim
Kirundi | Français |
---|---|
« Twaje uno munsi 17 ukwezi kwa gatanu umwaka wi 2016 tuje kumuherekeza mu gishingo c’Abarundi bose, s’ikindi, n’ukubanza gushimira Imana kuko yaduhaye umugabo w’abagabo, umugabo w’ijunja n’ijambo ». | « Nous sommes venus en cette date du 17 mai 2016 pour l’accompagner à son dernière demeure. Au nom de tous les Burundais, nous remercions d’abord le bon Dieu car il nous a donné un grand homme, un homme fort et respecté ». |
« Uno munsi rero, mw’izina ry’abarundi, iyo umuntu abuze umuntu arababara ku mutima, arababara ku mubiri, ariko rero jewe nogira nti mw’izina ry’abarundi, twogira umunezero kuko umubiri uragiye ariko ubwenge, umutima, n’amaboko yarabitweretse kandi arabidusigiye » | « Quand quelqu’un est en deuil, il est très touché, affecté, mais au nom de tous les Burundais, aujourd’hui nous pouvons nous réjouir car le corps s’en va mais nous héritons de lui son intelligence, sa conscience, son application dont il nous a témoigné ». |
« Sinakekeranije kumushingira intahe nkiriho naho ntazobaba ntakiri umukuru w’igihugu nzokwama ndamuyaga kuko yabaye umukuru w’igihugu yakoreye igihugu n’ubwenge bwiwe bwose, n’umutima wiwe wose n’inkomezi zose ». | « Je n’ai pas hésité de lui rendre hommage de mon vivant, même lorsque je ne serai pas le président de la République, je saluerai sans cesse sa mémoire, parce qu’il a été le chef d’Etat qui a servi le pays sans ménager ni son intelligence, ni sa conscience, toute son énergie non plus ». |
« Yaje gutwara mu gihe kitoroshe, inyuma y’ingorane nyinshi zari zabaye mu gihugu. Ariko ndazi yuko abenshi nk’impfuvyi umuhisi prezida Bagaza yatwaye, impfuvyi n’abapfakazi na jewe ndimwo twariruhukije. Sinzovyibagira kuko niho nize amashuri kuva muw’idwi gushika ndayaheze. Umunsi bamukura vyarambabaje cane, vyarambabaje ». | «Il a accédé au pouvoir dans de moments difficiles, après que le pays a connu beaucoup d’épreuves. Mais, je sais que de nombreux orphelins et veuves, moi-même y compris, que le président Bagaza a dirigé, nous avons été soulagés. Je ne l’oublierai jamais parce que c’est pendant qu’il dirigeait le pays que j’ai fait mes études secondaires. Le jour où il a été renversé, j’ai été beaucoup affecté, j’ai été affecté». |
« Yarakunda gutembera mu ntara ya Ngozi aje mu ntara iwacu, yaraja cane mu komine Mwumba. Si rimwe si kabiri nahura na prezida Bagaza ariko ararengana, Range Rover zitatu saa kumi ba zibii n’igice. Hama rero kubera nabona imodoka zitatu zirengana, barambwira bati urya n’umukuru w’igihugu. Ndavuga ati, nimba hari umukuru w’igihugu yoreka kumererwa neza n’uburyo igihugu kimuha, saa kumi na zibiri n’igice, nkaba nzi yuko nimba yaba yavuye Ngozi kuri centre yaba yavuyeyo saa kumi na zibiri canke saa kumi n’imwe, tugahura ngiye kuvoma nawe ariko akorera igihugu, vyaranyigishije ikintu gikomeye cane ». | « Il venait souvent en province de Ngozi, et dans la commune de Mwumba. Souvent je croisais le cortège de trois véhicules Range Rover à 6h30 du matin, et comme je voyais trois toujours véhicules, on m’a dit qu’il s’agit du président de la République. Et j’ai dit : « S’il existe un président de la République qui peut se priver d’une heureuse vie avec tous les moyens que le pays met à sa disposition, à 6h30, sachant que s’il venait du chef-lieu de province, il devrait avoir fait le départ à 6h voire 5h30, je le croisais en train de servir le pays au moment où j’allais puiser de l’eau, j’en ai tiré une leçon importante ». |
« Igihe umukuru w’igihugu prézida Bagaza yatwara igihugu, nta macakubiri y’ubwoko yabaye mu gihugu cacu c’Uburundi. Ivyo ndabishingira intahe. Ndibaza yuko n’ivyo banamuhoye ico coba kirimwo. Ego cane, kuko turavye ukuntu yitwararika abarundi bose, bo mu bwoko bwose, mu ntara zose, warabona neza yuko ari umuntu afise kubona kure kandi ukabona yuko akarorero keza kova kuri we ». | « Quand le président Bagaza dirigeait le pays, il n’y a eu pas de clivages ethniques au Burundi. J’en fais témoigne. Je pense que ceci est l’une des causes de son renversement. Bien sûr. Parce que la manière dont il se préoccupait du bien-être de tous les Burundais, sans distinction des ethnies, des provinces, prouvait qu’il était visionnaire, visiblement il servait d’exemple». |
« Ubumwe rero yatweretse, n’umutima w’urukundo no gukunda abarongozi tubigendere Barundi. N’icigwa gikomeye cane Barundi. Aragiye yarakoze ibisigaye ni rwacu. None mweho mwokora iki kugirango mufate akarorero keza yatweretse, agiye neza cane ». | « Alors, l’unité qu’il nous a montré, l’amour et la fidélité envers les autorités, faisons-en notre héritage compatriotes. C’est une leçon importante compatriotes. Il s’en va, il a servi le pays, le reste nous appartient. Alors, qu’est-ce que vous pouvez faire pour lui emboîter le pas, il part avec dignité ». |
« Imana n’imwakire mu bwami bwayo kuko yabaye umugisha k’Uburundi bwacu. […] Twabonye ivyo yakoze twogerageza gufatirwa ku nzira nzizayaciyemwo ». | Que Dieu l’accueille dans son royaume, il a été la bénédiction pour notre pays, le Burundi […] Nous sommes témoins de ses réalisations, essayons de l’imiter en passant par les voies qu’il a empruntées. |
« Umukuru wacu agiye neza adusigiye iragi rikomeye cane, Abarundi twese ja ku kivi, mumutere iteka ivyo yakoze namwe mubikore muze mumusangeyo namwe mufise ikintu mwerekana ati twarakoze inyuma yawe ». | « Notre aîné s’en va avec dignité, il nous laisse un héritage très important, tous les Burundais, au travail, honorons sa mémoire, faisons comme lui, et vous le rejoindrez avec des réalisations palpables et lui direz : «Nous n’avons pas croisé les bras». |
_____________
*Les articles de la rubrique opinion n’engagent pas la rédaction
* Egide Nikiza , diplômé en sociologie, Egide Nikiza est journaliste depuis 2016 à Iwacu où il est chef de service web, et blogueur chez Yaga . Actuellement en formation en science politique à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne (France).