Par Antoine Kaburahe
Les Burundais sommes-nous prêts à regarder notre passé ? Les tensions observées avec la sortie du livre « Ma vérité sur la mort de Ndadaye » révèlent que le chemin est encore long. Mais il faut garder espoir.
Lorsque le Général de brigade à la retraite Joseph Rugigana m’a proposé d’éditer son livre, je ne me suis pas fait d’illusion. Je savais que 31 ans après les blessures du 21 octobre 1993 sont toujours vives et le livre allait susciter des réactions passionnées. C’est compréhensible.
Ce qui l’est moins, c’est l’hostilité de certains compatriotes qui ne veulent pas qu’on se penche sur ce moment terrible. Qui s’interrogent sur la nécessité de ce livre. Pourquoi maintenant ? Bref, qui laissent sous-entendre que sur cet évènement horrible de notre histoire, le mieux est de maintenir la chape de plomb. Rien à voir, rien à dire, circulez. Musique, fermez le ban !
Or, pour la première fois, nous avons l’occasion de lire un témoin important de cette terrible nuit. Ce « petit lieutenant de Jenda » comme l’a qualifié quelqu’un sur notre forum, raconte ce qu’il a vu, ce qu’il a entendu, ce qui l’a vécu.
Il ne prétend pas dire « LA » vérité. Mais « SA » vérité. Malheureusement, des détracteurs déchaînés s’en prennent au messager avant de découvrir le message.
Le livre, en effet, pour ceux qui ont l’honnêteté de le lire est organisé en trois parties : le récit de Joseph Rugigana cette nuit depuis son intervention au palais, puis la fuite avec le Président vers le camp Muha. Il y a une deuxième partie avec mes questions et enfin, une partie intitulée « mes intimes convictions », une section très personnelle de l’auteur et fatalement subjective.
A ceux qui s’interrogent sur le moment de publication, j’ai envie de leur répondre : quel est le bon moment ? Cette hostilité à affronter notre passé cache mal le souhait de laisser faire le temps. « Agapfuye kabazwa ivu » dit-on. « Laissez les morts à la terre » (traduction approximative, mais les Burundais comprendront). Un proverbe terrible et lourd de conséquences.
Dans le pays qui m’a accueilli deux fois lorsqu’on cherchait à me faire taire définitivement, un ministre de l’Intérieur a démissionné parce qu’une jeune demandeuse d’asile du nom de Semira Adamu déboutée était décédée dans les mains de la police au cours d’un retour forcé vers son pays. Le ministre de l’époque, Louis Tobback, a estimé que c’était une faute morale pour l’institution qu’il dirigeait (la police), il a démissionné.
Chez nous, le 21 octobre 1993, des militaires ont tué le Président, le Président de l’Assemblée nationale et plusieurs personnalités. Ils ont décapité les institutions et plongé le pays dans une terrible crise qui a occasionné des dizaines de milliers de morts, voire des centaines et on voudrait que tout ceci soit passé par perte et profits ? Comme si ce qui s’est passé a été juste une parenthèse de sang.
La CVR a-t-elle le monopole d’explorer notre passé ?
Le constat est que nous les Burundais, toutes « ethnies » confondues, nous avons du mal à regarder notre histoire. Ou alors la regarder du côté où elle nous arrange. Et pourtant, « avant de tourner la page, il faut la lire ». Il me semble important de lire cet auteur, violemment pris à partie sur les réseaux sociaux.
L’éditeur que je suis n’est pas épargné non plus. Et ce n’est pas nouveau. Le dénigrement est même venu du côté d’une institution que j’espérais favorable à cette exploration du passé.
Dans son livre « Burundi 2015, chronique d’un complot annoncé », le Président de la CVR, Pierre-Claver Ndayicariye s’est employé à me démolir méthodiquement. Habilement, il dit « m’estimer », il écrit que je manie « la plume à merveille », mais c’est pour mieux m’enfoncer. Il me cite plus de 8 fois dans son livre.
D’après lui (Page 10), je serais « un journaliste de talent proche des bailleurs de fonds et du clergé catholique burundais. »
M. Ndayicariye manie bien « l’antithèse sympathique », une forme d’ironie en stylistique. L’orateur utilise des éloges apparents pour finalement renverser ces compliments et révéler la dévalorisation.
Je n’ai jamais compris pourquoi il fait de moi un journaliste proche du « clergé catholique ». Comme des millions de Burundais, je suis né dans une famille catholique, j’avais un oncle évêque, celui de Muyinga, Mgr Roger Mpungu d’heureuse mémoire , j’ai écrit une biographie de l’archevêque de Gitega, Simon Ntamwana, mais est-ce que cela fait de moi un suppôt du « clergé » ?
La stratégie de Pierre-Claver Ndayicariye est habile. Il sait qu’il n’y a rien de mieux pour détruire un journaliste que de mettre en doute son intégrité, le faire passer pour un instrument d’autres forces (ici le clergé). Mais pas seulement, car plus perfide, il écrit toujours à la page 10 de son livre que je suis aussi « proche des bailleurs de fonds ». Il ne précise pas lesquels, ni comment. Il m’accuse de travailler « selon la météo régionale et les intérêts du moment ». Des accusations graves, mais vagues exprès. Un procédé efficace de démolition.
Et pourtant, s’il avait un brin d’objectivité, il reconnaitrait que les Editions Iwacu contribuent à leur manière au travail de mémoire qu’il devrait conduire avec plus de hauteur. En 13 ans, j’ai édité ou aidé plusieurs personnalités de toutes de toutes tendances politiques à publier leurs témoignages : les anciens Présidents Buyoya et Ntibantunganya, le militant des droits de l’homme Pierre Claver Mbonimpa, le diplomate Cyprien Mbonimpa, Rose Ndayahoze, Lydia Nininahazwe, Mgr Ntamwana, les chercheurs Guy Popp et Ludo de Witte , l’historienne Deslauriers ( sur Rwagasore), Novat Nintunze, la liste n’est pas exhaustive et je reste ouvert à toute œuvre susceptible d’éclairer un pan de notre histoire.
Apparemment, le Président de la CVR estime qu’il est le seul à avoir le monopole d’explorer notre passé et nous imposer « sa » vérité.
Face aux récentes attaques qui ont suivi la publication du livre de Joseph Rugigana et aux discussions animées dans certains « spaces » populaires, il me semble crucial de rappeler que chaque Burundais—qu’il soit journaliste, chercheur, historien ou autre—est en droit de s’intéresser à notre histoire.
Pour ma part, tenter de me catégoriser pour me décrédibiliser est futile. Me caser pour me casser ne prend pas. Je reste passionné par mon métier, mon pays et notre histoire, et je continuerai à l’explorer et à la partager, dans ses aspects tant positifs que négatifs. C’est en adoptant cette démarche que nous pourrons véritablement atteindre une réconciliation authentique.
Diplômé de l’ ESJ (Ecole Supérieure de Journalisme) de Paris et Lille, Antoine Kaburahe a fondé le Groupe de Presse Iwacu. Il est aussi écrivain et éditeur www.iwacu.site.
En 2015, faussement accusé d’être impliqué dans le coup d’Etat au Burundi, comme de nombreux responsables de médias, il est contraint à l’exil.
Analyste reconnu, défenseur de la liberté de la presse (membre de Reporters Sans Frontières) ; il poursuit une carrière internationale.
Contact: [email protected]
C’est un livre, qui revêt à mon sens, un important caractère de document historique.
Pourriez-vous lui suggérer de l’éditer aussi sous format électronique (ebook) ?
Pour plusieurs raisons :
1. De nos jours le support électronique est le plus commode. On a le document tout le temps avec soi, téléphone mobile ou laptop, et on peut le lire dans le métro, en avion, en attendant son tour chez le médecin, etc.
Ce sont des occasions qui peuvent se présenter même fortuitement, sans que l’on ait programmé cette lecture.
2. On peut atteindre une plus grande frange de la population (aspect document historique).
3. Il se conserverait mieux que sous format papier.
4. Les africains en général n’ont pas la lecture, ni l’écriture d’ailleurs, « dans le sang ». J’irais presque jusqu’à dire, comme Peter Botha, que pour cacher quelque chose à un noir, il faut le mettre dans un livre. Je ne vois pas un moment et un endroit qui se prêteraient formellement à un exercice de lecture, chez nous. Et ceux qui te verraient : Eeeh, usigaye usoma ?
Sans oublier ceux pour qui lire tel ou tel livre est suffisant pour être étiqueté.
« Chez nous, le 21 octobre 1993, des militaires ont tué le Président, le Président de l’Assemblée nationale et plusieurs personnalités. Ils ont décapité les institutions et plongé le pays dans une terrible crise qui a occasionné des dizaines de milliers de morts, voire des centaines et on voudrait que tout ceci soit passé par perte et profits ? Comme si ce qui s’est passé a été juste une parenthèse de sang. »
Tout est dit cher Monsieur.
A ce jour, le pays ne s’est pas encore remis sur le chemin de l’humanité et peut être que s’y remettre n’est pas pour demain. Ce jour du 21 octobre 1993, l’indignité des hommes et des institutions aura marqué à jamais ce que une collectivité ne doit pas faire: kumenja!
L’idée de CVR est née de l’image de la Commission de clarification historique du GUATEMALA composée de trois personnalités, un provenant des ladinos ( ce qu’on pourrait à l’époque du conflit assimilé à communauté Tutsi du Burundi) et des Maya ( ce qu’on pourrait comparer à la communauté des hutu au Burundi). Alors, le défaut de la CVR BURUNDI est d’être une marque gouvernementale, qui décide la vérité par un mécanisme gouvernemental, en s’ éloignant exprès des précieuses contribution de la société civile. Malheureusement, ce résultat partiel habillé d’une procédure judiciaire sera contesté par les burundais . Le constat est que la génération future est condamnée à reprendre ce chemin après beaucoup de peine inutile.
Le livre « Burundi 2015, chronique d’un complot annoncé » est publié avant la mort du président Nkurunziza. Si on considère le temps qu’il faut pour écrire et publier un livre, je crois que l’auteur a dû travailler là-dessus depuis les années 2016-2019, la période où l’ennemi numéro un du pouvoir était justement l’UE, le Rwanda et l’Eglise catholique. on se souviendra que presque tous les weekends étaient animés par des manifestations au rythme des « tuzobamesa ». Justement pour esquiver la nature du problème (le 3eme mandat), la théorie du complot fut inventé (je ne dis pas qu’elle soit totalement fausse).
Si je pouvais rencontrer l’auteur du livre, aujourd’hui, en 2024, 5 ans après la mort de Nkurunziza, 5 ans que les prétendus comploteurs contre Nkurunziza n’ont jamais comploté contre son successeur Ndayishimiye,…, et bien je lui demanderai s’il réduirait les mêmes choses! A fortiori maintenant qu’il dirige la commission nationale censée refléter la vérité sur les périodes sombres qu’a connu le Burundi (même si 2015 est exclu du travail de sa commission, je me dis qu’il est bien facile de connaître la vérité sur 2015 avant de connaître celle de 1972)
Cher Monsieur Kaburahe, au-delà de votre plume que vous maniez à merveille (et sur ce morceau bien précis, je partage le constat de l’auteur de « Burundi 2015, chronique d’un complot annoncé » », votre opinion qui est bien circonstanciée, est riche de sens. Je partage entièrement votre opinion selon laquelle personne ( y compris, et l’institution légalement investie de la mission de la recherche et de l’établissement de la vérité sur le passé douloureux de notre pays, et par son président) n’a le « monopole d’explorer notre passé et nous imposer « sa » vérité ». Et légitimement. La « vérité juridique » (pour emprunter la terminologie chère à ce Commussaire de la CVR) est loin d’être la « sainte vérité « , la vérité pure, celle qui « rend libre » (Jn 8,32), et que nos aïeux avaient pu établir l’implacable constat qu’elle passe par le feu sans être consummée. La vérité de la CVR résisterait-elle à l’épreuve du feu? Je ne parierais pas ma main (à couper). Mais une chose est certaine: La vérité sur le passé douloureux de notre pays, celle qui devra libérer les coeurs meurtris, ne s’imposera pas par l’imperium, mais par la libération de la parole de tous ceux qui détiennent un morceau de cette vérité. Une vérité polémique, une vérité approchée de biais, comporte en son sein les germes de son écroulement: un ver dans le fruit.
Correction d’une erreur d’orthographe : Commissaire au lieu de Commussaire.
Excellente prose.
Vous écrivez bien et intelligement.
Et puis ce que lRugigana dit n’est pas loin de la vérité.
Twebwe twari dukuze au moment de la tragédie du 13 Octobre 1993 turabuzi
Par contre , j’ai la conviction que le coup d’Etat n’avait jamais été préparé. It’s impossible
@Kibinakanwa
1. Vous ecrivez:« Par contre , j’ai la conviction que le coup d’Etat n’avait jamais été préparé… »
2. Mon commentaire
On ne va quand meme pas bombarder le palais presidentiel, puis IGNOBLEMENT ASSASSINER LE PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE ET PLUSIEURS HAUTS DIGNITAIRES sans avoir du tout prepare un coup d’Etat.
pensez-vous que les caporaux ont tué toute personne qui pouvait légalement succéder au président Ndadaye par hasard?
Kibinakanwa. Izina niryo muntu, dans ton cas, il semble que le sens de ces paroles des sages est correct.
Le Coup d’Etat a été préparé, avec objectif de décapiter le Pays et décapiter tout ce qui était Frodebu. Voilà pourquoi des assassinats en cascade dans la même nuit et quelques jours qui ont suivi. Par contre, j’ose croire que les planificateurs n’ont pas mesuré avec justesse la conséquence de leur Coup d’Etat, les massacres interethniques qui ont suivi sur toutes les collines: d’abord les Hutu contre les Tutsi et ensuite la revenche des Tutsi aidés par leur armée sur les Hutu et enfin toute la guerre civile et ses ravages. Tout porte à croire qu’ils ne s’y attendaient pas vraiment ou qu’ils croyaient avoir seuls le monopole de la violence.