Lundi 28 octobre 2024

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Opinion | La parenthèse de sang

27/10/2024 3
Opinion | La parenthèse de sang

Par Antoine Kaburahe

Les Burundais sommes-nous prêts à regarder notre passé ? Les tensions observées avec la sortie du livre « Ma vérité sur la mort de Ndadaye » révèlent que le chemin est encore long. Mais il faut garder espoir.

Lorsque le Général de brigade à la retraite Joseph Rugigana m’a proposé d’éditer son livre, je ne me suis pas fait d’illusion. Je savais que 31 ans après les blessures du 21 octobre 1993 sont toujours vives et le livre allait susciter des réactions passionnées. C’est compréhensible.

Ce qui l’est moins, c’est l’hostilité de certains compatriotes qui ne veulent pas qu’on se penche sur ce moment terrible. Qui s’interrogent sur la nécessité de ce livre. Pourquoi maintenant ? Bref, qui laissent sous-entendre que sur cet évènement horrible de notre histoire, le mieux est de maintenir la chape de plomb. Rien à voir, rien à dire, circulez. Musique, fermez le ban !

Or, pour la première fois, nous avons l’occasion de lire un témoin important de cette terrible nuit. Ce « petit lieutenant de Jenda » comme l’a qualifié quelqu’un sur notre forum, raconte ce qu’il a vu, ce qu’il a entendu, ce qui l’a vécu.

Il ne prétend pas dire « LA » vérité. Mais « SA » vérité. Malheureusement, des détracteurs déchaînés s’en prennent au messager avant de découvrir le message.

Le livre, en effet, pour ceux qui ont l’honnêteté de le lire est organisé en trois parties : le récit de Joseph Rugigana cette nuit depuis son intervention au palais, puis la fuite avec le Président vers le camp Muha. Il y a une deuxième partie avec mes questions et enfin, une partie intitulée « mes intimes convictions », une section très personnelle de l’auteur et fatalement subjective.

A ceux qui s’interrogent sur le moment de publication, j’ai envie de leur répondre : quel est le bon moment ? Cette hostilité à affronter notre passé cache mal le souhait de laisser faire le temps. « Agapfuye kabazwa ivu » dit-on. « Laissez les morts à la terre » (traduction approximative, mais les Burundais comprendront). Un proverbe terrible et lourd de conséquences.

Dans le pays qui m’a accueilli deux fois lorsqu’on cherchait à me faire taire définitivement, un ministre de l’Intérieur a démissionné parce qu’une jeune demandeuse d’asile du nom de Semira Adamu déboutée était décédée dans les mains de la police au cours d’un retour forcé vers son pays. Le ministre de l’époque, Louis Tobback, a estimé que c’était une faute morale pour l’institution qu’il dirigeait (la police), il a démissionné.

Chez nous, le 21 octobre 1993, des militaires ont tué le Président, le Président de l’Assemblée nationale et plusieurs personnalités. Ils ont décapité les institutions et plongé le pays dans une terrible crise qui a occasionné des dizaines de milliers de morts, voire des centaines et on voudrait que tout ceci soit passé par perte et profits ? Comme si ce qui s’est passé a été juste une parenthèse de sang.

La CVR a-t-elle le monopole d’explorer notre passé ?

Le constat est que nous les Burundais, toutes « ethnies » confondues, nous avons du mal à regarder notre histoire. Ou alors la regarder du côté où elle nous arrange. Et pourtant, « avant de tourner la page, il faut la lire ». Il me semble important de lire cet auteur, violemment pris à partie sur les réseaux sociaux.

L’éditeur que je suis n’est pas épargné non plus. Et ce n’est pas nouveau. Le dénigrement est même venu du côté d’une institution que j’espérais favorable à cette exploration du passé.

Dans son livre « Burundi 2015, chronique d’un complot annoncé », le Président de la CVR, Pierre-Claver Ndayicariye s’est employé à me démolir méthodiquement. Habilement, il dit m’estimer, il écrit que je manie « la plume à merveille », mais c’est pour mieux m’enfoncer. Il me cite plus de 8 fois dans son livre.

D’après lui (Page 10), je serais « un journaliste de talent proche des bailleurs de fonds et du clergé catholique burundais. »

Ndayicariye manie bien « l’antithèse sympathique », une forme d’ironie en stylistique. L’orateur utilise des éloges apparents pour finalement renverser ces compliments et révéler la dévalorisation.

Je n’ai jamais compris pourquoi il fait de moi un journaliste proche du « clergé catholique ». Comme des millions de Burundais, je suis né dans une famille catholique, j’avais un oncle évêque, celui de Muyinga, Mgr Roger Mpungu d’heureuse mémoire , j’ai écrit une biographie de l’archevêque de Gitega, Simon Ntamwana, mais est-ce que cela fait de moi un suppôt du « clergé » ?

La stratégie de Pierre-Claver Ndayicariye est habile. Il sait qu’il n’y a rien de mieux pour détruire un journaliste que de mettre en doute son intégrité, le faire passer pour un instrument d’autres forces (ici le clergé). Mais pas seulement, car plus perfide, il écrit toujours à la page 10 de son livre que je suis aussi « proche des bailleurs de fonds ». Il ne précise pas lesquels, ni comment. Il m’accuse de travailler « selon la météo régionale et les intérêts du moment ». Des accusations graves, mais vagues exprès. Un procédé efficace de démolition.

Et pourtant, s’il avait un brin d’objectivité, il reconnaitrait que les Editions Iwacu contribuent à leur manière au travail de mémoire qu’il devrait conduire avec plus de hauteur. En 13 ans, j’ai édité ou aidé plusieurs personnalités de toutes de toutes tendances politiques à publier leurs témoignages : les anciens Présidents Buyoya et Ntibantunganya, le militant des droits de l’homme Pierre Claver Mbonimpa, le diplomate Cyprien Mbonimpa, Rose Ndayahoze, Lydia Nininahazwe, Mgr Ntamwana, les chercheurs Guy Popp et Ludo de Witte , l’historienne Deslauriers ( sur Rwagasore), Novat Nintunze, la liste n’est pas exhaustive et je reste ouvert à toute œuvre susceptible d’éclairer un pan de notre histoire.

Apparemment, le Président de la CVR estime qu’il est le seul à avoir le monopole d’explorer notre passé et nous imposer « sa » vérité.

Face aux récentes attaques qui ont suivi la publication du livre de Joseph Rugigana et aux discussions animées dans certains « spaces » populaires, il me semble crucial de rappeler que chaque Burundais—qu’il soit journaliste, chercheur, historien ou autre—est en droit de s’intéresser à notre histoire.

Pour ma part, tenter de me catégoriser pour me décrédibiliser est futile. Me caser pour me casser ne prend pas. Je reste passionné par mon métier, mon pays et notre histoire, et je continuerai à l’explorer et à la partager, dans ses aspects tant positifs que négatifs. C’est en adoptant cette démarche que nous pourrons véritablement atteindre une réconciliation authentique.

Diplômé de l’ ESJ (Ecole Supérieure de Journalisme) de Paris et Lille, Antoine Kaburahe a fondé le Groupe de Presse Iwacu. Il est aussi écrivain et éditeur www.iwacu.site.
En 2015, faussement accusé d’être impliqué dans le coup d’Etat au Burundi, comme de nombreux responsables de médias, il est contraint à l’exil.
Analyste reconnu, défenseur de la liberté de la presse (membre de Reporters Sans Frontières) ; il poursuit une carrière internationale.

Contact: [email protected]

Forum des lecteurs d'Iwacu

3 réactions
  1. Aimé-Parfait Niyonkuru

    Cher Monsieur Kaburahe, au-delà de votre plume que vous maniez à merveille (et sur ce morceau bien précis, je partage le constat de l’auteur de « Burundi 2015, chronique d’un complot annoncé » », votre opinion qui est bien circonstanciée, est riche de sens. Je partage entièrement votre opinion selon laquelle personne ( y compris, et l’institution légalement investie de la mission de la recherche et de l’établissement de la vérité sur le passé douloureux de notre pays, et par son président) n’a le « monopole d’explorer notre passé et nous imposer « sa » vérité ». Et légitimement. La « vérité juridique » (pour emprunter la terminologie chère à ce Commussaire de la CVR) est loin d’être la « sainte vérité « , la vérité pure, celle qui « rend libre » (Jn 8,32), et que nos aïeux avaient pu établir l’implacable constat qu’elle passe par le feu sans être consummée. La vérité de la CVR résisterait-elle à l’épreuve du feu? Je ne parierais pas ma main (à couper). Mais une chose est certaine: La vérité sur le passé douloureux de notre pays, celle qui devra libérer les coeurs meurtris, ne s’imposera pas par l’imperium, mais par la libération de la parole de tous ceux qui détiennent un morceau de cette vérité. Une vérité polémique, une vérité approchée de biais, comporte en son sein les germes de son écroulement: un ver dans le fruit.

  2. Kibinakanwa

    Excellente prose.
    Vous écrivez bien et intelligement.
    Et puis ce que lRugigana dit n’est pas loin de la vérité.
    Twebwe twari dukuze au moment de la tragédie du 13 Octobre 1993 turabuzi
    Par contre , j’ai la conviction que le coup d’Etat n’avait jamais été préparé. It’s impossible

    • Stan Siyomana

      @Kibinakanwa
      1. Vous ecrivez:« Par contre , j’ai la conviction que le coup d’Etat n’avait jamais été préparé… »
      2. Mon commentaire
      On ne va quand meme pas bombarder le palais presidentiel, puis IGNOBLEMENT ASSASSINER LE PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE ET PLUSIEURS HAUTS DIGNITAIRES sans avoir du tout prepare un coup d’Etat.

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