Une réaction aux propos de Me Rufyikiri sur le livre Hutsi : au nom de tous les sangs
Par Dr Fabien Cishahayo*
J’avais évité d’entrer dans le débat suscité par la parution du livre, Hutsi : au nom de tous les sangs. Écrit à quatre mains par deux amis, Antoine Kaburahe et Aloys Niyoyita, ce livre me semblait présenter un concept qui, dans les sociétés malades comme la nôtre, relève purement et simplement de la fiction : la hutsité.
Mes réserves tiennent à l’histoire politique américaine : aux États-Unis, la sociologie a consacré la théorie de la goutte unique ‘’one drop theory’’pour penser les assignations identitaires dans une société dominée par l’esclavage, puis la ségrégation raciale Il suffisait qu’une personne ait une seule goutte de sang noir dans ses veines pour être classée parmi les noirs. Comme on le fait pour les animaux, les maîtres d’esclaves faisaient s’accoupler littéralement les esclaves – avec un bon étalon à la clé pour garantir la qualité du cheptel ainsi obtenu. Quand les esclaves ne suffisaient pas à la tâche, le maître s’y mettait, ‘’se sacrifiait’’, mais même les enfants issus de ces viols étaient considérés comme noirs et comptabilisés parmi les esclaves. Le métissage n’existe pas aux États-Unis. Barack Obama fut le premier président noir des États-Unis et non le premier président métis.
Le parallèle est saisissant avec notre société où la filiation patrilinéaire fait que l’ethnie du père détermine systématiquement l’ethnie du fils.
Chez nous on n’est pas, on ne naît pas hutu et tutsi. On est, on naît hutu ou tutsi. Personne ne s’aviserait de déclarer que l’actuel président burundais est hutsi…
L’individu peut cependant faire la nique à l’ethnologie et assumer son identité dans la diversité de ses composantes. Aloys Niyoyita s’assume comme hutsi. C’est un choix personnel, une identité assumée et non une identité assignée par les autres. Il refuse la case dans laquelle la société veut l’enfermer, et qui le mutile, le diminue, procède à l’ablation d’une part de son identité. C’est tout à son honneur.
Ces réserves ont fait que je n’ai pas donné mon point de vue sur cette publication, estimant que mon intervention apparaîtrait comme un grain de sable dans l’engrenage, au lieu d’être un grain de sel qui ferait avancer ce livre dans ce marché commun des idées en passe de s’imposer comme une CVR 2.0, une Commission Vérité et Réconciliation, en version numérique, ouverte à tous et poreuse à tous les vents du monde.
Mais…la sortie tonitruante de Maître Rufyikiri m’a fait sortir de ma réserve.
Halte au racisme désinhibé : éloge du métissage
Quand j’ai entendu les propos de Maître Isidore Rufyikiri, j’ai pensé que c’est sous cette forme que se présente, sur la scène de l’histoire, la haine à l’état pur, avec dans son sillage massacres de masse et génocides. Des propos de Me Rufuyikiri se dégage clairement, un racisme désinhibé, décomplexé, J’ai pensé à l’académicien français d’origine libanaise, Amin Maalouf et à son essai : Les identités meurtrières. Il y écrit notamment au sujet de l’identité et de la fiction de la pureté identitaire :
«Les identités deviennent ou peuvent devenir meurtrières, lorsqu’elles sont conçues de manière tribale : elles opposent « Nous » aux « Autres », favorisent une attitude partiale et intolérante, exclusive et excluante’’.
Analysant l’essai de Maalouf, Circé-Krouch Guilhem situe le rôle des hybrides ces êtres que leur hybridé situe à l’interface des communautés comme autant de ponts jetés entre les lignes de fracture ethnique. Tous les ponts, ont vocation à être piétinés, mais ce faisant, ils relient les mondes, font passer des solitudes aux solidarités, de l’enfermement dans des groupes isolés dans leurs ghettos ethniques aux dialogues féconds entre les communautés que tout, la géographie comme l’histoire, condamne à la coexistence. Circé-Krouch Guilhem écrit à leur sujet :
‘’ En ce sens, les individus hybrides semblent devoir jouer un rôle clé : celui de traits d’union, de médiateurs. Mais ils sont généralement les premières victimes de cette conception tribale. Ils peuvent constituer alors des relais comme les pires tueurs identitaires s’ils sont dans l’incapacité ou dans l’impossibilité d’assumer cette diversité : à l’heure de la mondialisation, une nouvelle conception de l’identité s’impose, à tous. Or, « pour aller résolument vers l’autre, il faut avoir les bras ouverts et la tête haute, et l’on ne peut avoir les bras ouverts que si l’on a la tête haute » (p. 53).
Les bras ouverts et la tête haute. J’ajouterai que ce n’est pas le cœur plein de haine et de ressentiment de Me Isidore Rufyikiri qui nous permettra de nous ancrer dans le XXIème siècle. Les propos nauséabonds de l’ancien bâtonnier du barreau de Bujumbura rappellent les délires d’Arthur de Gobineau sur la hiérarchie des races au XIXème siècle, les mêmes délires qui ont marqué de leur sceau les politiques coloniales et les politiques racistes, y compris le nazisme et le fascisme italien, avec leurs cortèges de génocides.
L’avenir des populations des plateaux interlacustres d’Afrique centrale n’est pas dans l’enfermement, mais dans l’ouverture à l’autre. Nous avons essayé les ghettos ethniques et cela nous a menés collectivement au désastre et au cul-de-sac. Peut-on avoir collectivement l’intelligence de parier sur l’ouverture, d’éviter les chemins sans issue ?
Au nom de tous les sangs…et du bon sens
Il y a de la candeur dans le récit qu’Aloys Niyoyita fait de sa vie. Il y a de fraîcheur dans ce témoignage. Il n’y a pas l’ombre d’une rancœur ou d’un ressentiment. Au nom de tous les sangs et au nom du bon sens, arrêtons de tirer sur ce messager avant même d’avoir lu le message.
Ce frère humain a vécu, dans sa chair, les tragédies qui nous ont endeuillés collectivement. Ce livre n’est pas un manifeste fondateur d’une quelconque organisation hutsie, financée de l’extérieur et décidée à prendre le pouvoir à Bujumbura ou à décimer les Tutsis. C’est le cri enfin lâché par un enfant dont les larmes ont longtemps coulé vers l’intérieur. On peine à imaginer le soulagement qui fut le sien quand il a enfin ouvert les vannes.
Faisons largement circuler ce livre. Pour que d’autres digues cèdent. Pour que d’autres voix se fassent entendre. Pour que d’autres voies s’ouvrent pour notre pays, afin de nous éviter les cercles vicieux dans lesquels nous avons longtemps tourné.
Aidons le digne fils de Kanyarushati à partager, avec tous les hommes et toutes les femmes de bonne volonté dont regorge notre pays natal et sa diaspora, la douleur d’un enfant qui se demande, comme le chanteur belgo-rwandais ‘’Papa où t’es ?’’. Et, au passage, laissons les pisse-vinaigre et les marchands de haine se noyer dans leur vomi, au cœur des ténèbres de leur Moyen-âge politique.
*Dr Fabien Cishahayo est chargé de cours ( sciences de la communication) dans plusieurs universités canadiennes.
https://la-plume-francophone.com/2007/02/11/les-identites-meurtrieres-damin-maalouf/