En août 2020, j’étais enthousiaste à l’idée que le changement à la tête de l’État burundais pouvait se traduire par une réorientation complète de notre système politique, et l’inscription des droits de la personne au coeur de la gouvernance de notre pays. J’ai fait alors parvenir aux nouvelles autorités la réflexion ci-après que je voudrais soumettre à tous mes concitoyens après l’horrible tragédie qui vient d’endeuiller le pays, suite à l’incendie de la prison de Gitega.
Par le Pr. Fabien Cishahayo (Canada)
Depuis l’indépendance du Burundi, et malgré la reconquête de la souveraineté, le système carcéral du pays n’a jamais abandonné la philosophie à la base de l’organisation des prisons en contexte colonial : la prison est le lieu où on humilie les citoyens, où on les envoie parfois pour régler des questions personnelles qui n’ont rien à voir avec l’intérêt public, où les détenteurs du pouvoir du moment envoient, souvent de façon tout à fait arbitraire, croupir en prison ceux qui ne bénéficient pas d’une quelconque protection des puissants de l’heure. C’est cela qui explique le nombre très élevé de citoyens sans dossier qui passent des années en détention.
Pour changer cette mentalité, il faut lancer un vaste chantier de réflexion sur le système carcéral que nous voulons pour un Burundi du XXIè siècle et pour l’État bienveillant (Leta mvyeyi) et l’État laborieux (Leta nkozi) que se proposent de bâtir les nouvelles autorités. Le système carcéral tel qu’il est géré constitue un énorme gaspillage de ressources humaines (dont l’État laborieux a besoin pour produire des biens et des services) et de ressources économiques (les dépenses pour entretenir un tel nombre de prisonniers sont exorbitantes et seraient encore plus exorbitantes si nous pouvions leur garantir un minimum pour mener une vie digne, décente).
Ce système est un échec sur un autre plan : les personnes en sortent détruites, de telle manière qu’il devient difficile de les réinsérer harmonieusement dans la société.
La réflexion collective que je propose de mener devrait donc être guidée par le principe suivant : un citoyen perd sa liberté après la commission d’un délit et sa condamnation selon les lois du pays, mais la perte de liberté ne doit pas s’accompagner de la perte de la dignité de la personne incarcérée. Le Burundi compte actuellement près de 12000 prisonniers pour une capacité d’accueil de 4000 personnes. La surpopulation carcérale s’accommode mal avec le devoir de sauvegarde de la dignité des personnes incarcérées. Par ailleurs, le pays n’a pas suffisamment de ressources pour faire vivre dans la dignité un tel effectif de prisonniers. Le changement de la philosophie de gestion des institutions carcérales est donc un impératif éthique autant qu’une nécessité économique. Nous devrions uniquement incarcérer les effectifs que nous sommes capables de faire vivre dans la dignité.
La démarche d’humanisation des prisons pourrait aussi s’inscrire dans une optique beaucoup plus vaste, celle de la promotion de l’image de marque du pays (nation branding). Le Burundi pourrait devenir la preuve que la démocratie peut prendre racine dans l’Afrique interlacustre et ailleurs. La conception d’un système carcéral respectueux de la dignité des personnes et de leurs droits et libertés ne serait qu’un aspect dans une vaste entreprise de démocratisation des institutions et de la vie politique.
Je propose cette réflexion, accompagnée de mesures qui peuvent paraître radicales, dans un pays où l’emprisonnement vaut condamnation, même si la personne incarcérée est innocente. Dans l’opinion publique, insister tellement sur le sort des prisonniers sera difficile à faire accepter et la réduction drastique des effectifs des prisonniers passera mal. C’est la raison pour laquelle il faudra préparer l’opinion publique grâce à des campagnes de communication bien cîblées.
J’inscris aussi cette réflexion dans la foulée de la déclaration du président selon laquelle le système de justice traditionnelle sera revalorisé. Or cette justice tablait sur la réconciliation, la réhabilitation et la médiation plutôt que sur l’incarcération. Celle-ci étant dans l’État moderne, colonial et post-colonial, un mal nécessaire, il faut y recourir en dernier ressort, quand les peines alternatives ne peuvent pas être appliquées. Il est donc important de garder l’esprit de la justice traditionnelle, tout en essayant d’humaniser les conditions de détention, quand cette dernière est impossible à éviter.
Éléments d’une démarche d’humanisation des prisons
1. La libération des prisonniers
Il faut des gestes forts pour traduire dans le concret l’esprit de l’État bienveillant (Leta mvyeyi) dont parle le nouveau magistrat suprême de la République du Burundi. Le premier geste, très fort et très symbolique, consisterait à déclarer que le pays va libérer les prisonniers pour n’en garder que les 4000 correspondant à notre capacité d’accueil en milieu carcéral. Cet idéal est difficile à atteindre et à justifier auprès de l’opinion publique. On peut donc le viser sans l’atteindre, tout en préparant les esprits à accepter que plus de la moitié de la population carcérale soit libérée sans que la sécurité publique soit compromise.
Nous savons aussi que la nouvelle ministre de la Justice s’est déjà attelée à cette tâche, en commençant par la libération des mères détenues et des prisonniers sans dossier. On peut élargir l’étendue des bénéficiaires pour ne retenir en prison que les personnes accusées de crimes violents ou de grosses malversations économiques. On peut étendre la libération à tous ceux qui ont déja purgé le tiers de leur peine et qui ont eu un comportement irréprochable pendant leur détention. Tous les prisonniers incarcérés pour des motifs politiques pourraient être aussi systématiquement libérés. On pourrait accompagner cette mesure par un moratoire sur les emprisonnements, pour ne pas remplir aussitôt les places ainsi libérées, et commencer déjà à utiliser systématiquement les peines alternatives à l’emprisonnement, là où c’est justifiable. C’est une véritable révolution qui serait alors en train de se mettre en place et qui serait bien accueillie par l’ensemble de nos concitoyens.
2. Un colloque sur les pratiques carcérales et les processus sentenciels
Le deuxième volet de la démarche consisterait à lancer un colloque international sur les pratiques carcérales. Y seraient menés des débats sur base des analyses des pratiques carcérales, à l’échelle internationale, avec un accent sur l’histoire de ces pratiques ainsi que les peines alternatives à l’emprisonnement systématique (amendes, libération sous caution, peines avec sursis, peines purgées dans la communauté, peines purgées les fins de semaine, travaux d’intérêt général en lieu et place de l’incarcération, etc.) Une équipe de concitoyens de la diasporas, spécialistes de diverses disciplines concernées par le dossier, et qui ont lu cette proposition, est disposée à travailler bénévolement avec des concitoyens au Burundi, pour réaliser ce projet.
Ce projet pourrait impliquer non seulement des magistrats mais aussi des travailleurs sociaux, des politologuesles, des directeurs de prisons, des avocats, et toutes les personnes concernées de près ou de loin par les processus sentenciels et les pratiques carcérales.
Un pays phare dans la gestion des prisons, les Pays-Bas, pourrait être sollicité au vu de l’exemplarité de ses pratiques. Les gestionnaires du système carcréal et d’anciens détenus pourraient présenter les éléments du modèle qui pourraient s’adapter, toutes choses étant égales par ailleurs, au contexte burundais. Des stages pourraient être organisés dans ce pays pour les acteurs du système carcéral et de l’appareil judiciaire burundais, aux fins de s’inspirer des meilleures pratiques observées sur le terrain.
La réflexion sur les processus sentenciels viendrait en appui à celle sur les pratiques carcérales. Elle viserait à changer radicalement le mode d’imposition des peines ainsi que la philosophie qui le soutend, dans l’optique de créer un cercle vertueux destiné à n’envoyer en prison que les effectifs répondant aux capacités d’accueil des institutions carcérales en attendant peut-être de construire de nouvelles prisons, mais toujours dans l’optique de n’envoyer les fautifs en prison qu’en dernier recours, quand toutes les peines alternatives ne peuvent pas s’appliquer. Je garde toujours en tête l’exemple donné par le président Melchior Ndadaye en 1993 : son premier geste a été de transformer une prison nouvellement construite en école à Kirundo.
3. Des institutions nouvelles pour une nouvelle philosophie de gestion
La réforme du système carcéral burundais pourrait commencer par l’institutionalisation des pratiques de liberation conditionnelle. Il s’agir de mettre sur pied des commissions qui se réunissent régulièrement pour étudier le respect d’un certain nombre de conditions que doit remplir le prisonnier pour bénéficier d’une libération au tiers de sa peine. Le système existe au Canada et il est bien rodé. Très peu de prisonniers brisent les conditions de leur libération ou s’adonnent à la récidive. Cette pratique de la libération conditionnelle pourrait être mise en place en collaboration avec des partenaires canadiens, qui seraient enthousiastes à l’idée de partager leur expérience. Le recours à de telles mesures pourrait aussi se justifier par le fait que, malgré le faible taux d’emprisonnement observé au Canada (130 personnes pour 100 000 habitants) et l’aménagement de mesures de libération conditionnelle, le taux de criminalité au Canada est très faible et le pays est un des plus sécuritaires au monde.
D’autres institutions pourraient être mises en place dans la foulée de cette réforme : un tribunal de la jeunesse, qui tablerait sur la réhabilitation plutôt que sur l’incarcération. L’expertise canadienne pourrait être sollicitée et appuyer l’expérience burundaise dans une coopération qui s’inscrirait dans la tradition canadienne de promotion des droits de la personne sur la scène mondiale.
4. Des ombusdmen pour les prisons
À long terme, dans l’optique de promouvoir une protection nationale des droits des prisonniers, le Burundi pourrait créer un ombudsman spécial pour les personnes incarcérées. Cela pourrait être, dans un premier temps, un bureau spécial qui fonctionnerait comme un observatoire national des prisons, avec une équipe qui tiendrait un registre national des prisonniers et recevrait régulièrement les plaintes au sujet de leur traitement. On pourrait, avec le temps, créer un ombudsman pour chaque prison ou un ombudsman pour chaque province, comme il existe des directeurs provinciaux de l’agriculture et de l’élevage et des responsables provinciaux chargés de l’éducation et de la santé. Ce bureau organiserait régilièrement la formation des personnes en charge de la gestion quotidienne des institutions carcérales, notamment au chapitre du respect des droits de la personne.
5. Des formations en milieu carcéral
Les institutions carcérales pourraient devenir une chance pour les prisonniers et préparer leur insertion dans la vie sociale après l’incarcération. Il existe au Canada toute une série de formations destinées aux prisonniers : formation générale menant à la diplomation, formation aux métiers ( comme la soudure et l’ébenisterie). Les personnes incarcérées sortent des prisons avec des diplomes décernés par les institutions d’enseignement locales reconnues. Les prisonniers peuvent aussi participer à la réalisation de contrats signés par les institutions carcérales avec le gouvernement ou les acteurs privés (confection d’uniformes, entretien d’équipements, fabrication de mobiliers de bureau, etc.) l’inscription et la réussite à ces formations font partie des conditions de la libération avant la fin des peines. Les prisonniers sont valorisés par le travail, gagnent un peu d’argent et participent aussi au financement des institutions qui les hébergent. En recrutant des enseignants et des professionnels spécialistes des différents métiers, l’État pourrait résoudre le problème du chomage des jeunes diplomés en même temps qu’il préparerait les prisonniers à une insertion harmonieuse dans leur société.
Conclusion
Une tentation paresseuse consisterait à voir dans ce texte une invitation à copier le Canada dans sa gestion du système carcéral. Ce serait une lecture injuste de ma proposition. Je retiens simplement certains aspects de la philosophie de gestion des institutions canadienes et je les relie à ce que le Burundi rêve de construire dans le domaine de l’organisation des prisons, si j’ai bien compris les déclarations récentes des nouvelles autorités. J’évoque aussi les Pays-Bas et je retiens aussi les traditions de protection des citoyens matérialisées dans les pays scandinaves par l’institution de l’Ombudsman.
Traiter avec respect et dignité les personnes incarcerées, après un processus sentienciel qui serait axé sur l’évitement systématique de l’incarcération ouvrirait la voie à une nouvelle ère : la prison moderne, la prison du XXIème siècle, devrait être le signe d’une rupture avec les répressions et les oppressions du passé. Le prisonnier perdrait sa liberté mais verrait sa dignité inconditionnellement sauvegardée. Les jeunes délinquants seraient systématiquement réhabilités au lieu d’être incarcerés comme des adultes. Les prisonniers chefs de ménage condamnés à de courtes peines pourraient travailler pour nourrir leur famille en semaine et purger leur peine de prison en fin de semaine, ce qui leur permettrait de continuer à sauvegarder la qualité de vie des leurs, pour leur éviter d’être une charge pour la société et pour la famille élargie. En bénéficiant de formations en cours d’incarcétation, les personnes détenues pourraient sortir de prisons plus à même de se prendre en charge et de participer à la production des biens et des services dont le pays a besoin, et non de sortir détruites d’un système carcéral qui semble conçu pour anéantir et avilir les personnes au lieu de les aider à payer leur dette envers la société tout en les respectant comme personnes humaines. Ces changements demandent de l’audace et rencontreront sûrement des résistances. Il faudra des stratégies de communication appropriées pour combattre l’inertie et gagner l’opinion publique au changement planifié.
Ces changements coûteront aussi beaucoup d’argent au début, même s’ils permettront d’en épargner à long terme. Néanmoins, je sais que les partenaires techniques et financiers des coopérations bilatérales et multilatérales sauteront sur l’occasion pour accompagner le Burundi dans ces initiatives novatrices. D’un pays au passif important dans la protection des droits de la personne humaine, le Burundi pourrait devenir un pionnier et servir de vitrine pour une humanisation des prisons africaines. Personne ne pedrait dans cette vaste réforme. Le Burundi y gagnerait en visibilité et en crédibilité sur la scène mondiale. Après la pénible parenthèse de la guerre civile, le Burundi pourrait renouer avec les rêves que le président Melchior Ndadaye avait conçus pour notre terre natale.
J’aimerais cependant souligner que je ne suis pas spécialiste en droit, mais que je reste convaincu que ce débat pourrait faire avancer la société nationale. Les contours juridiques de la question pourraient être mieux affinés par les spécialistes (juristes, criminologues, sociologues, etc.) qui ne demanderaient rien de mieux que d’être associés à la mise en oeuvre de cette initiative dont toute la nation burundaise sortirait gagnante.
*Fabien Cishahayo, Ph.D. est chargé de cours en communication à l’Université de Montréal. Les articles de la rubrique opinion n’engagent pas la rédaction.
Hum! Tu as oublié l’Afrique.
« Le premier geste, très fort et très symbolique, consisterait à déclarer que le pays va libérer les prisonniers pour n’en garder que les 4000 correspondant à notre capacité d’accueil en milieu carcéral. Cet idéal est difficile à atteindre et à justifier auprès de l’opinion publique. On peut donc le viser sans l’atteindre, tout en préparant les esprits à accepter que plus de la moitié de la population carcérale soit libérée dans que la sécurité publique soit compromise. »
L’idée est certes bonne mais ce serait trop idéaliste de penser que la capacité de nos prisons, globalement pensée sous la colonisation belge, puisse être réduite ou maintenue la même alors que la population a plus que doublé depuis.
Désengorger les prisons dans un premier temps serait salutaire surtout que bien que le gros de prisonniers est constitué par des prévenus (en attente de jugement) et que d’autres croupissent en prison après avoir purgé leur peine.
Le plus important à mon avis serait de construire progressivement une société démocratique dans laquelle la séparation des pouvoirs serait garantie de sorte que l’exécutif ne se mêle pas du judiciaire. C’est en effet hallucinant qu’une seule personne (ici le président de la République) puisse avoir le droit – même si la Constitution actuelle lui en donne les prérogatives – de déclarer que cinq mille prisonniers peuvent être libérés sans avoir purgé leur peine, réduisant à néant des dizaines de milliers d’heures de travail des magistrats pourtant rémunérés le contribuable.
Le grand problème dans le système actuel est que l’on emprisonne à tour de bras : un journaliste qui fait son travail se retrouve incarcéré pour avoir exercé son métier, un activiste de la société civil n’échappera pas à cette dynamique s’il ose dénoncer une injustice, et si par malheur, des citoyens osent manifester dans l’espace publique leur désaccord avec telle ou telle autre injustice, ce sera la rafle, …. En face de tout cela et bien d’autres pratiques très discutables, les autorités sont les premières à s’étonner de la suroccupation des prisons.
Voilà encore un exemple de plus démontrant que le Burundi a des expertises nécessaires pour s’en sortir si les autorités qui ont le pouvoir de nominations mettaient les bonnes personnes aux places qu’il faut. De plus, lors des élections des représentants du peuple, les partis devraient en faire autant en présentant aux électeurs les meilleurs de ces partis.
« De plus, lors des élections des représentants du peuple, les partis devraient en faire autant en présentant aux électeurs les meilleurs de ces partis. »
Sont-ils vraiment des « représentants du peuple » ? Ils le sont officiellement mais ils sont surtout des représentants de leurs partis respectifs. Le peuple choisit une liste établit par un parti sur base de critères connus des seuls responsables sans que le panachage soit possible. Même sur une liste, l’ordre est imposé.
Il y a encore beaucoup à faire dans ce domaine.
En parlant des » hommes qu’il faut à la place qu’il faut » vs ne pensez pas à cishahayo qui n’ est pas demandeur d’emploi.
Merci infiniment au Professeur Cishahayo pour cette œuvre d’humanité. Mais l’appel sera-t-il entendu ? Je doute fort. La Hollande qu’il cite à déverser pendant 10 ans des milliards pour l’humanisation de la police burundaise. On a vu le résultat en 2015 et cela continue. Il faut chercher ailleurs les solutions. Je continue à croire que seul un parlement et un gouvernement issus d’élections démocratiques, libres et transparentes pour sauver la nation. Si le parlement était légitime, les députés se préoccuperaient du sort de leurs électeurs. Aujourd’hui ils ne sont redevables à personne. L’autre difficulté est l’apparente existence de deux armes de gouvernement. Une aile de gouvernement prétendument (uniquement en paroles) « bienveillant » et « laborieux » et une faction « haineuse » et « répressive ». A qui s’adressent les propositions humanistes du Pr. Cishahayo ?
Note
Auriez-vous l’amabilité de prendre contact avec moi?
[email protected]
Merci