(…) Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté; parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement. Il n’y a point encore de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice[1] (…)
Par Amilcar Ryumeko
Le 7 juin 2018, Pierre Nkurunziza, président de la République du Burundi, a promulgué la nouvelle Constitution qui régit le Burundi depuis sa promulgation (art. 292). Un hic cependant : au vu des institutions en place au moment d’écrire ces lignes, la Constitution de 2005 demeure elle aussi en vigueur. Donc, le Burundi est actuellement régi par deux Constitution diamétralement opposé dans leur esprit et dans leur lettre. Je laisse le soin aux constitutionnalistes de débattre de cet enjeu.
Pour ma part, je me consacrerai à mettre en relief quelques éléments de la nouvelle Constitution qui pave la voie à une tyrannie au Burundi. Par ailleurs, l’esprit et la lettre de la nouvelle Constitution sont contraire à ceux qu’on retrouve dans les Accords d’Arusha dont on sait qu’ils ont été le fruit d’un long et laborieux dialogue entre les différents acteurs politiques burundais.
La Constitution étant la Loi Fondamentale, mère de toutes les autres lois du pays, il est primordial de ne pas traiter cette question avec légèreté. Dans le cas présent, j’ai jugé légitime d’aborder un enjeu, posé par cette nouvelle Constitution, que je juge fondamental : La séparation des pouvoirs.
La Séparation des Pouvoirs
Dans une démocratie, le principe de séparation des pouvoirs répartit le pouvoir de l’État en confiant ses diverses fonctions à savoir législative (faire des Lois), exécutive (mettre en œuvre des Lois) et judiciaire (application des Lois) à des institutions distinctes. Selon Montesquieu, l’idée inhérente à la séparation des pouvoirs est que le pouvoir concentré menace la liberté individuelle. Autrement dit, si les institutions qui exécutent la Loi sont libres de la constituer (d’agir de manière législative), et de punir (d’agir de manière judiciaire), qui les empêcherait d’en abuser? C’est ainsi que Montesquieu affirme que « tout serait perdu, si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçait ces trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) »[2] .
James Madison[3] ajoute que pour rendre effective la séparation des pouvoirs, il faut l’invalider en partie par le principe des « checks and balances », c’est à dire que le pouvoir doit arrêter le pouvoir.
« Si les hommes étaient des anges, aucun gouvernement ne serait nécessaire. Si les anges gouvernaient les hommes, aucun contrôle du gouvernement ne serait nécessaire » James Madison.
La séparation des pouvoirs ne doit pas être interprété au premier degré, car si elle est absolue, elle aboutirait à constituer trois États en un. Par ailleurs, les différentes démocraties planétaires adoptent le principe de séparation des pouvoirs à différentes degré selon le système politique qui y prévaut.
D’une part, le principe d’un gouvernement responsable devant le parlement étant le socle d’un régime parlementaire, ce dernier est caractérisé par une séparation souple des pouvoirs législatifs et exécutifs, par des mécanismes qui forcent ceux-ci à collaborer puisque la survie de l’exécutif dépend du soutien du législatif (Royaume-Uni, Canada, etc.).
D’autre part, les régimes présidentiels sont caractérisés par une relative séparation de pouvoirs car l’exécutif et le législatif sont élus distinctement (États-Unis). Dans tous les cas, pour assurer un État de droit, il est impératif que le pouvoir judiciaire soit strictement séparé des deux autres pouvoirs.
Finalement, la présence d’une séparation des pouvoirs ainsi que des « checks and balances » dans une Constitution est le garant des libertés. Dans le cas contraire, on ne pourra pas prévenir la tyrannie.
La Séparation des Pouvoirs selon la Constitution de 2005
D’un côté, une distinction claire est faite en ce qui a trait aux pouvoirs respectifs des deux institutions (art.107 à 115 et art.131 à 132 pour l’exécutif et art.158 à 159; art.187 à 191 pour le législatif). Aussi, le principe des « checks and balances » est présent (art.192 et art.194 à 204). D’un autre côté, on remarque un certain partage des pouvoirs notamment pour ce qui est de l’initiative des Lois (art.192). Néanmoins, cette séparation des pouvoirs n’est pas toujours équilibrée car l’exécutif peut par exemple établir la Loi budgétaire par décret-loi (art. 177).
Aussi, je pense que le principe inhérent au seuil exigé pour voter les Lois (art.175 et art.300) est celui de la séparation des pouvoirs dans ce sens que ce seuil vise à établir une démocratie de consensus afin de protéger et rassurer les minorités. En effet, les Accords d’Arusha ont reconnu que le conflit burundais était fondamentalement politique avec des dimensions ethniques extrêmement importantes. Pour y remédier, la voie privilégiée a été celle du partage du pouvoir et du consensus dans la prise des décisions afin que les diverses groupes ethniques et formations politiques se sentent associés dans la gestion leur pays. Donc, aucun pouvoir (exécutif ou législatif) ne peut espérer faire adopter une Loi qui ne reflète pas un consensus[4] . Rappelons que c’est le seuil de révision de la Constitution (art.300) qui risque de bloquer l’adoption du Projet gouvernemental.
Par ailleurs, on se rend compte que le pouvoir judiciaire n’est pas totalement indépendant de l’exécutif. Vu l’importance du Conseil Supérieur de la Magistrature (art.210, 211, 213) dans le décor du pouvoir judiciaire, il est incestueux (à mon avis) de constater que c’est le chef de l’exécutif qui le préside (art.219). De plus, on constate que l’exécutif et le législatif ont une main mise dans la nomination des juges (art.214, art.222 et art.226). Or, l’indépendance judiciaire vise à mettre à l’abri des ingérences du pouvoir exécutif et législatif.
À cet égard, pour s’assurer d’un pouvoir judiciaire indépendant[5] , il importe d’accorder à ce dernier les trois caractéristiques suivantes :
1. L’inamovibilité des juges
Les juges, une fois nommés, devraient rester en fonction jusqu’au terme de leur mandat. À mon avis, ce dernier devrait concorder avec l’âge de la retraite. De plus, les mécanismes de réprimande ou de destitution pour faute grave devraient être complexes.
2. L’indépendance administrative des cours de justice
Certes, ce sont les choix budgétaires du gouvernement qui conditionnent largement l’état des ressources mises à la disposition des tribunaux. Et c’est le ministère de la Justice qui supervise l’administration de la justice au Burundi. Toutefois, la liaison avec les cours de justice devrait se faire par une structure adaptée et indépendante de l’exécutif et du législatif. Et les décisions qui sont liés à l’acte même de juger devraient être prises par la magistrature seule (assignation des juges aux causes, fixation des dates d’audition, etc.).
3. L’indépendance financière
La rémunération des juges devrait être statuée par un comité (indépendant ou paritaire des pouvoirs exécutif et législatif) chargé de la rémunération des juges. En effet, il faut éviter que la rémunération de ces derniers dépende de l’appréciation que l’exécutif/législatif pourrait faire de leurs jugements.
Après une lecture des articles traitant des pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires, je n’ai trouvé nulle part dans le texte constitutionnel des dispositions qui permettent de garantir d’une manière quelconque les caractéristiques décrites précédemment et c’est ce qui me permet de croire qu’on n’est pas ici en présence d’une séparation stricte des pouvoirs exécutif et judiciaire.
Donc, il m’apparaît que la Constitution de 2005 garantit en partie la séparation des pouvoirs exécutif et législatif. Toutefois, un talon d’Achille demeure : l’indépendance du pouvoir judiciaire.
La Séparation des Pouvoirs selon la Constitution de 2018
Alors que la Constitution de 2005 ne garantissait pas totalement le principe des « checks and balances » ainsi que celui de la « séparation des pouvoirs », la Constitution de 2018 vient les affaiblir encore plus. À titre d’illustration et sans être exhaustif, voici trois exemples :
> Le président de ne peut plus être déchu de ses fonctions pour faute grave, abus grave ou corruption par le parlement;
> Pouvoir accru du Président de la République, sans contre balance, qui lui permet de bloquer un projet de Loi adopté par le parlement en ne le promulguant pas dans un délai de 30 jours calendrier (art. 202);
> Diminution du seuil requis pour voter les lois et réviser la Constitution (art.180 et art.191);
À travers les changements apportés par la Constitution de 2018, on constate que le résultat est un renforcement des pouvoirs de l’exécutif en réduisant le contrôle du législatif. Or, il m’apparaît dangereux de concentrer les pouvoirs dans l’un des trois types de pouvoir si on veut prévenir qu’il en abuse. Je suis d’avis avec Montesquieu qui affirmait que « pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». Dit autrement, lors d’une vaccination, une quantité minime de l’agent infectieux est introduite dans le sang pour permettre au corps de développer une meilleure immunité. On combat ainsi le feu biologique par le feu biologique. De la même manière, les « checks and balances » constitutionnels diluent le pouvoir par le pouvoir en invalidant en partie la séparation des pouvoirs des trois branches d’un gouvernement.
Pour ce qui est du pouvoir judiciaire, le corps judiciaire demeure à la merci de l’exécutif.
Je suis d’avis qu’avec la Constitution de 2018, le parti au pouvoir, le CNDD-FDD, a privilégié une concentration des pouvoirs dans les mains de l’exécutif, et par ricochet embrasse à bras ouvert la tyrannie. À titre de rappel, James Madison affirmait que « l’accumulation de tous les pouvoirs chez un individu, quelques individus ou plusieurs, qu’il soit héréditaire, autoproclamé ou élu, est à juste titre la définition même de la tyrannie ».
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[1] Montesquieu (1995), De l’Esprit des lois, Tome 1, Gallimard, page 328.
[2] Ibid.
[3] Architecte de la Constitution américaine et ancien président des États-Unis.
[4] Certains pourraient s’inscrire en faux, avec raison, contre cette affirmation vu les différentes lois non consensuelles qui ont été votées entre 2010 à 2015. À ceux-là, je répondrai que si la plupart des partis politiques n’avaient pas opté pour le boycott du scrutin, ces Lois n’auraient probablement pas vu le jour.
[5] Nicole DUPLÉ (2004), Droit constitutionnel: principes fondamentaux, Wilson et Lafleur ltée, Montréal, pages 202-215.