Par Ines Kidasharira
Avril, Ndamukiza…avril, avec ses orages, ses pluies diluviennes, ses trombes qui coulent comme si le ciel pleurait toute sa détresse.
Avant la construction des ponts, les rivières enflées empêchaient les gens de traverser et, de part et d’autre, les gens se disaient : « Ndamukiriza abari hiyo ». Salue-moi ceux de l’autre rive. L’origine du nom de ce mois viendrait de là.
Avril, malgré les montagnes verdoyantes, gorgées d’eaux, pourtant la faim frappe dans beaucoup de ménages.
On doit se serrer la ceinture (ceux qui ont des ceintures), surtout avec les prix des denrées alimentaires qui s’affolent chaque jour, un peu plus.
Avril, mois morne, morose, le ciel bas…
J’ai le cœur lourd, des pensées importunes qui s’invitent malgré mes efforts. En route vers mon travail, je lis sur une pancarte : « Commémoration du génocide fait aux Hutu »
Ce matin, je tique un peu. Je pense à Nzeyimana, mon oncle. Était-il Hutu ? Non.
Et pourtant… Il a été emporté par avril.
Me revoilà dans mes souvenirs d’enfance. Je remonte le temps. Je repense à Bwiza où je suis née longtemps après le drame.
Nzeyimana.
Mon oncle.
Nzeyiman, un nom que l’on n’a jamais prononcé ouvertement.
Nzeyimana, un nom chargé de tristesse.
Nzeyimana, un deuil jamais levé
Mais pourquoi lui ne s’appelait pas Kidasharira, comme les autres tontons ?
Une question que je poserai plus tard à ceux qui me restent. J’ai eu des bribes d’infos gorgées de larmes.
Nzeyimana, cet oncle que je ne verrai jamais était très élancé, de teint foncé et ressemblait plus à mon grand-père, Gasongo. En tout cas, c’est ce que je trouve en comparant leurs deux photos.
Je revois encore cette unique photo dans le cadre accroché au mur du salon de ma grand-mère. Ce cadre poussiéreux où elle gardait ceux qu’elle chérissait tant.
Grand-mère était un petit bout de femme qui avait construit sa vie avec son homme à partir de rien. Elle, venue de Matongo (nord) et lui de Vugizo (sud), tous les deux se sont établis à Bwiza, alors appelé Kwibereshi.
Nous sommes dans les années 40. Le couple s’est bien intégré dans cet environnement avec une population de diverses origines.
Bwiza, la bruyante, la cité ouverte, où enfants nous gambadions d’une maison à l’autre, il n’y avait presque pas de murs.
Bwiza, la cité ou des femmes grillent en rigolant des Mukeke argentés sur des braséros fumant au bord de la rue.
Mon grand-père travaillait à l’OCIBU, je vois encore son vélo poussiéreux, rouillé, relique vénérée qu’il ne fallait pas toucher sous peine d’essuyer les foudres de grand-mère…A croire qu’elle s’attendait de revoir grand-père revenir pour rouler avec.
Ma grand-mère vendait de la farine de manioc, des tomates et autres légumes sur une table qu’elle disposait le long de la rue et s’en allait vaquer à d’autres activités.
Quand un client s’amenait, il hélait ma grand-mère. Personne n’aurait jamais pensé à se servir dans l’étalage et partir sans payer. Impensable à l’époque.
A Bwiza, l’Ubuntu, le respect, n’était pas un vain mot.
Ma grand-mère était une parfaite cuisinière. Des mets simples, mais succulents. A ce jour, je n’ai jamais mangé des Ndagala frits, comme ceux de ma grand-mère.
Elle vendait aussi de la bière ‘musi y’igitanda’ (sous le lit) comme on dit. Un « bar » informel qui ne payait pas de taxes naturellement. Mais je crois que c’était plus une sorte de « club » d’amis, de proches qui se retrouvaient pour parler, rigoler, mais pleurer aussi.
Ma grand-mère faisait sa cuisine sous un arbre au milieu de la cour. Je me souviens, c’était un frangipanier aux fleurs roses. A côté de l’arbre trônait un vieux siège de voiture, je ne sais pas comment il avait atterri là.
Mon grand-père aimait s’asseoir là, avec ses amis Vincent et Ndikunkiko. C’est donc là que tonton Nzeyimana avait grandi avant de partir à Bubanza comme enseignant.
Un départ qui lui sera fatal, il ne reviendra pas. Grand-mère aura beau scruter la 3ème avenue jusqu’à s’en faire mal aux yeux. Son fils ne lui reviendra pas.
Je pense que cela lui a pris longtemps avant qu’elle ne l’accepte. Au détour d’une conversation, il n’était pas rare de l’entendre évoquer la mort qui lui avait pris son fils « urwantwaye Nzeyimana ». La mort qui m’a pris mon Nzeyimana.
Elle parlait avec cette note de chagrin indescriptible de toute mère qui a perdu un fils aîné. Chagrin suprême, mes grands-parents n’ont même pas pu enterrer leur enfant, mon oncle.
Parfois, ma grand-mère marmonnait pour elle-même : « si je pouvais voir au moins une fille venir m’annoncer qu’elle a eu un enfant de mon fils » !
Elle ne reverra jamais ni son fils ou un improbable petit fils. Jusqu’à sa mort, elle époussètera tristement la seule photo de son fils suspendue à côté de celle de son défunt mari tristement.
Fauché dans la fleur de l’âge
Nzeyimana était donc enseignant à Bubanza, d’après les bribes ramassées ici et là, il est mort après avoir été enterré vivant avec son grand ami Laurent, qui était Hutu. Prévenu la veille du plan macabre, il aurait refusé de laisser son ami avec qui il enseignait à l’école primaire à son triste sort. Grand chantre à l’église et adepte du mouvement Chiro, il croyait en l’amour du prochain et il se disait naïvement qu’on ne touchera pas à son ami, s’il restait avec lui.
Hélas il dormira à jamais à ses côtés dans la fosse. Pour le faire taire à jamais ils lui couperont la bouche et on l’enterrera vivant avec son pote, pour eux il était du mauvais côté, du côté des « Bamenja », ce qualificatif fatidique que l’on affublait ceux qui étaient voués à la mort. Il mourra au nom de cette amitié à 22 ans, et la chorale de Bubanza ne l’entendra plus, parti chanter avec les anges.
C’est ainsi que Nzeyimana ne reverra plus jamais son Bwiza natal, ne rira plus aux blagues de ses frères, lui qui avait grandi avec des Congolais, des Tanzaniens des voisins de tous horizons et qui ne savait rien des ethnies mourra loin des siens.
Un jeune homme, innocent, coupable d’avoir fraternisé avec ceux qu’il fallait abattre.
« Un dommage collatéral », diront les cyniques.
Tonton Nzeyimana est seulement coupable d’avoir cru en l’amitié, en l’humanité au moment où l’autre était un ennemi sans visage à abattre.
Il sera fauché dans la fleur de l’âge et enterré dans une fosse commune et anonyme quelque part à Bubanza. Il ne sera plus qu’un nom qu’on aura même peur de prononcer. Une photo en noir et blanc, perdue dans les multiples déménagements.
Nzeyimana, un nom et des questions. Qui rendra justice ? Qui écrira cette histoire et l’empêchera de se répéter ? C’est cela ma plus grande peur.
Que les gens aveuglés par leur souffrance par la peur ou la cupidité ne finissent pas par refaire la même chose.
Nzeyimana, un nom parmi d’autres, mais singulier pour nous autres. Parti trop tôt, mais toujours vivant dans nos mémoires.
Nzeyimana, un jeune instituteur de Bwiza, fauché à Bubanza.
Avril, c’est aussi ça …Un hommage aux nôtres murmurés à voix basse. Ils sont nous et nous sommes eux. Le même sang.
J’ai le visage mouillé. Je ne sais pas si ce sont des larmes, car nous sommes en avril, il pleut doucement.
Je dois presser le pas, je ne veux pas arriver en retard au travail.
Mini bio
Inès Kidasharira est une femme burundaise, ancienne journaliste à la Radio Isanganiro. Née à Bwiza, grandit dans la fraîcheur de Gitega dans une famille de 6 enfants dont elle est l’aînée, c’est une femme qui aime les gens et la vie. Actuellement, elle est coordinatrice d’un programme de santé sexuelle et reproductive et droits y relatifs.
Activiste des droits des femmes à ses heures, elle est active dans des associations comme l’AFJO, Ijambo et l’association des mères célibataires comme bénévole. Elle aime les mots pour en faire des poèmes ou des pamphlets selon les humeurs 😊 !
»L’humanité-écrivait le poètre français Charles Vercors-, ce n’est pas un état à subir. C’est une dignité à conquérir ». Partout ailleurs dans le monde, des humains qui choisissent de porter l’humanité au niveau ou l’a porté votre oncle se voient attribuer un nom: on les appelle des »Justes parmi les Nations ». Je me disais personnellement qu’il devait y en avoir au Burundi. Je me réjouis d’en découvrir un. Travaillons tous ensemble pour sortir de l’anonymat, ces êtres d’exception qui ont oeuvré à bâtir entre nos communautés, non pas des murs mais des ponts.
my resoects Madam..c est un plaisir de vous lire
Il ne s’agissait pas seulement que de Hutu Rwandais, parce qu’un tel nombre d’eux n’existait d’ailleurs pas au Zaïre.
Madame Kidashira,
Merci pour ce travail « contre l’oublie » des nôtres emportés par la folie des hommes assoiffé de « je ne sais qoui ».
Une larme a coulé en vous lisant car j’ai tout de suite vu et revu les miens, les voisins engloutis par la nature dans des fosses communes ici et là dans Muramvya et Bujumbura notamment
NZEYIMANA est fier de vous là où il est !
Chaque victime de 1972 a vécu et vis sa douleur à sa façon! Je compatis à votre douleur.
Il appert que même si votre oncle était tutsi, la principale raison pour laquelle on l’a tué n’est pas qu’il était tutsi, mais qu’il avait caché un hutu. C’est une nuance qui a son importance. Au Rwanda voisin, on a fauché des hutu qui étaient soupçonnés d’avoir caché des tutsi ou d’avoir collaboré avec le FPR-Inkotanyi. Il n’en demeure pas moins que c’était un génocide des tutsi.
Le chagrin d’avoir perdu les siens devrait être reconnu par et pour tous. Car au-delà du sentiment d’appartenance à une ethnie, la douleur est et reste individuelle.
J’offre mes sincères condoléances à Madame et à tous ceux qui ont perdu les leurs.
@ madame Inès Kidasharira,
Merci infiniment, madame, pour ce texte si émouvant! Faites attention! Vous êtes d’une sensibilité extrêmement contagieuse. Je me retrouve moi-même le visage mouillé à la lecture de votre texte. En ce qui me concerne, je sais très bien de quoi il s’agit et je me doute qu’il en est de même pour vous, avril ou pas. Je comprends et je m’incline profondément devant la douleur de la perte d’un oncle parti trop tôt et dont la famille n’a eu le droit , ni de faire le deuil, ni de perpétuer la mémoire.
En nous partageant les souvenirs douloureux qui sont les vôtres, vous n’avez plus à vous inquiéter quant à savoir »qui rendra justice ? Qui écrira cette histoire et l’empêchera de se répéter ? Votre oncle, vous venez de le sortir de l’anonymat. Votre témoignage constitue un premier pas dans le processus de réhabilitation et de justice. Ce n’est plus un mort parmi les morts sans nom. C’est un être humain (et, au regard de l’idéal au nom duquel il a choisi d’aller jusqu’au sacrifice suprême, c’est un modèle pour nous tous). Vous venez de le ressusciter(pour rester dans l’esprit de Pâques) en lui redonnant son nom. Il vous reste maintenant à trouver à votre oncle Nzeyimana, une adresse définitive, la fosse commune dans laquelle se trouvent ses restes quelque part à Bubanza ne pouvant être qu’une adresse temporaire. Merci pour ce moment.
Kidasharira est un nom rwandais contrairement à Nzeyimana qui est un nom burundais.
Je ne m’inscris pas dans la même logique que certains sous d’autres cieux qui, pour eux, est la raison ou la justification de ce concept d’exclusion de la douleur de l’autre et je déteste cela, mais je donne ces observations sur deux génocides reconnues dans le monde entier, observations assorties des observations personnelles :
1. Pendant l’Holocauste qui a décimé environ 6 millions de Juifs, il y a eu d’autres victimes estimés à environ 5 millions dont les groupes religieux comme Témoins de Jéhovah ou encore d’autres peuples considérés par Adolphe Hitler comme des races inférieures indignes de la vie par exemple. Et pourtant, on parle uniquement de l’Holocauste comme d’un Génocide contre les Juifs uniquement.
2. Chez le voisin, parlant de 1994 on parle de « Génocide contre les Tutsi au Rwanda ». Ceux qui osent parler de Génocide Rwandais sont considérés comme des négationnistes passibles de prison s’ils sont atteignables par le pouvoir de Kigali. Kizito aurait été victime de sa chanson IGISOBANURO CY’URUPFU invitant à reconnaitre la douleur de l’autre. Certains rwandais savent pertinemment que certains éléments du FPR -PAS UN ORDRE DU HAUT COMMANDEMENT DU FPR- se sont vengés et ont tué un certain nombre de Hutu, -et je comprends parfaitement leur réaction dans la chaleur quand on trouve toute sa famille décimée et qu’on a la force de la vengeance. Mais il est interdit d’en parler.
Pour le cas du Burundi, pour une réconciliation vraie, je pense que le Burundi devra emprunter un chemin différent et adopter la reconnaissance mutuelle de la douleur de l’autre sur toutes les époques, même si les proportions étaient bien différentes. On sait par exemple qu’en 1972, les Tutsi ont eu droit au deuil des leurs, mais les Hutu non. On sait qu’en plus de les avoir tués, certains de leurs biens ont été même pillés en toute impunité. On sait aussi qu’en 1993 dont nous avons la mémoire fraiche, c’est la masse Hutu qui s’est sur les Tutsi pour venger le Président Hutu. L’armée étant majoritairement Tutsi, elle a limité les dégâts.
Le même si… c’est aussi que même en 1972, Inès parle de son Oncle. Le même si… c’est aussi Kivyuka [dans la suite d’après 1993] où l’on parle d’un Commandant Tutsi qui a ordonné de tirer sur environ 600 personnes qui étaient au marché et accusées de connivence avec les rebelles de l’époque.
Merci de passer mon commentaire.
« Chez le voisin, parlant de 1994 on parle de « Génocide contre les Tutsi au Rwanda ». Ceux qui osent parler de Génocide Rwandais sont considérés comme des négationnistes passibles de prison s’ils sont atteignables par le pouvoir de Kigali. Kizito aurait été victime de sa chanson IGISOBANURO CY’URUPFU invitant à reconnaitre la douleur de l’autre. Certains rwandais savent pertinemment que certains éléments du FPR -PAS UN ORDRE DU HAUT COMMANDEMENT DU FPR- se sont vengés et ont tué un certain nombre de Hutu,… »
Exercice périlleux d’équilibrisme de la douleur.
Je ne sais pas si tu fais exprès ou pas de ne pas mentionner le « Rapport Mapping » qui dénonce jusqu’à 6 millions de victimes au Congo.
Oh lala!! Mon frere ,une question : Est ce que tu as jamais lu le fameux rapport don’t tu fais reference ou tu y fais reference pour la seule raison que tu l,as entendu d,une certaine section des negationistes. Si tu aimes vraiment la verite, ce serait insaine que tu contestes l,ignoble genocide commis contre les Tutsis d,un pays voisin. Va la bas et renseigne toi sur des milliers de familles QUI ONT COMPLETEMENT DISPARU….COMPLETEMENT!! Et tu comprendras ce que veut dire un genocide. Soyons militants d,une certaine cause, ca se comprend mais garde un minimum de verite, de compassion et d,UBUNTU!!
@John
Oh là là mon John, d’abord je ne suis pas ton frère, ensuite il me semble que tu vois du négationnisme partout, jusqu’aux instances de l’ONU dont la section qui a publié ce rapport.
https://www.mapping-report.org/fr/
La vérité, la compassion, l’Ubuntu, l’empathie, etc, n’ont pas l’air d’être tes points forts non plus, si tu continues à nier des millions de victimes innocentes au Congo.