La décision du chef de l’Etat a fait des heureux et des frustrés. De retour d’une mission en Russie et en Chine, mercredi 2 août 2023, le président de la République Evariste Ndayishimiye a unilatéralement interdit les sous-locations des stands et échoppes dans différents marchés du pays. Dans la foulée, les anciens locataires sont devenus propriétaires au grand dam des anciens « propriétaires ». Ils se sont exécutés tout en fulminant. Un climat malsain règne au sein des marchés.
Par Emery Kwizera et Alphonse Yikeze
« C’est une honte. Ce ne sont pas des commerçants, mais ils font doublement payer les locataires qui font du commerce », a martelé, quelque temps, après sa sortie de l’avion, le président Evariste Ndayishimiye.
Avec virulence, il a indiqué que les sous-locations dans les marchés entravent la bonne marche des activités commerciales. Dans sa ligne de mire, les administratifs et autres responsables qui se sont octroyé des échoppes alors qu’ils ne sont pas commerçants.
Selon le président Ndayishimiye, le commerçant fait lourdement payer ses clients afin de pouvoir s’acquitter des taxes et impôts de l’Etat ainsi que le loyer de son bailleur. « Et nous allons dire que les prix ont grimpé alors que le commerçant est en train de chercher comment payer une personne qui a volé les biens publics ».
Et l’ultimatum tombe : les échoppes doivent être mises dans les mains des vrais commerçants endéans 3 jours. Il a promis de poursuivre les responsables des sous-locations qui essaieront de ne pas suivre ses ordres. « Il y a même des autorités qui louent des échoppes. » Pour le président de la République, cela est inadmissible.
Dès le lendemain, la mairie de Bujumbura et l’Office burundais des recettes (OBR) ont procédé à l’enregistrement des stands et des commerçants exerçant leurs activités dans les marchés de Ruvumera et Cotebu.
Il s’est poursuivi dans les marchés de Kanyosha, Kinindo et Musaga de la commune Muha pour se clôturer avec le marché de Ngagara en commune Ntahangwa.
Un mouvement d’humeur
Dans sa remontrance, le président Ndayishimiye a reproché aux responsables des sous-locations d’être derrière ces « insurrections » des commerçants.
Le 31 juillet dernier, les commerçants exerçant dans certains marchés publics dans la ville de Bujumbura comme celui de Ruvumera et de Jabe ont suspendu leurs activités. Ils voulaient manifester leur mécontentement suite à la hausse des prix de location des échoppes et des stands par l’Etat.
« L’Etat a revu à la hausse les prix de location des échoppes et stands dans le marché d’une façon exponentielle. Pour les stands de l’intérieur du marché qui se payaient un montant de 14 mille BIF, aujourd’hui, il faut débourser une somme de 450 mille BIF par mois. Pour les échoppes de l’extérieur du marché, il faut payer 600 mille BIF par mois là où on payait 110 mille BIF. On ne peut pas trouver cet argent », a confié Egide, un commerçant exerçant au marché de Ruvumera dans la zone urbaine de Buyenzi.
Selon lui, la majorité des commerçants disposent de petits capitaux qui ne leur permettent pas de payer cette somme : « Nous avons fait des calculs et avons constaté qu’il nous faut avoir un capital de 50 millions BIF pour pouvoir payer un loyer de 450 mille BIF par mois. Très peu de commerçants ont un tel capital ».
Une autre commerçante dénonce qu’il n’y a pas eu de réunions pour recueillir les doléances des commerçants, avant de revoir à la hausse les prix de location.
Rétropédalage des autorités. Dans un point de presse animé ce jour-même, le ministre de l’Intérieur, du Développement communautaire et de la Sécurité publique, Martin Niteretse, a recommandé à l’OBR de réanalyser les prix de location des stands dans les marchés faisant partie du patrimoine de l’Etat, en concertation avec les commerçants, les commissaires des marchés et l’administration pour que les activités continuent normalement dans ces marchés.
Une décision respectée mais …
Joie, soulagement, grimaces, ressentiments, … Différents sentiments se lisent sur les visages des gens dans les différents marchés visités. Au marché de Cotebu, certains commerçants se réjouissent du fait que les échoppes appartiennent désormais à l’Etat et non aux individus. « Nous ne pourrons plus payer à des individus qui font louer des échoppes qui appartiennent à l’Etat », a réagi un commerçant, le sourire sur ses lèvres. Un autre de renchérir : « C’est un sujet sensible que tu cherches à traiter. Mais, sache qu’ici l’ordre du président de la République est respecté ».
Du côté des nouveaux occupants des stands, c’est la joie. « J’étais locataire, mais aujourd’hui, le stand m’appartient », confie Jean Baptiste, un jeune vendeur de téléphones et ses accessoires au marché de Ruziba en commune Muha.
Selon lui, il est dans la légalité car il respecte les ’’obligations du gouvernement’’ précisant que les locataires des échoppes dans les marchés deviennent des collaborateurs directs de l’Etat.
Pour lui, que les anciens « propriétaires » soient en colère, c’est compréhensible. « En réalité, les échoppes ne leur appartenaient pas. Ils appartiennent à l’Etat. Ce ne sont que des concessions. » Et d’affirmer que le gouvernement a pris une bonne décision.
Claude, un autre commerçant, explique que les locataires des stands payaient des milliards de BIF qui étaient versés sur les comptes des individus qui profitent des biens de l’Etat. « Actuellement, ces sommes colossales d’argent seront déposées sur les comptes de l’OBR ».
Il déplore d’ailleurs que son ancien bailleur et d’autres s’étaient habitués à collecter de l’argent sans efforts. « Je pense d’ailleurs qu’il leur sera difficile de s’entraîner pour vivre à la sueur de leur front. » Et Jean Baptiste de renchérir : « Ici, les anciens « propriétaires » pouvaient vendre une échoppe à un prix variant entre 20 millions et 25 millions BIF. Cela est incompréhensible ».
Ces anciens locataires pensent que la mesure est salutaire. « Ceux qui ne le voient pas le verront peut-être dans les jours à venir. Les destructions des maisons qui ne respectent pas les normes ont fait parler les gens, mais maintenant, ils profitent des routes bien aérées. »
Grincements de dents, …
G.E, rencontré au marché dit Cotebu, confie qu’il a été négativement touché. « Je possédais une place que je faisais louer. Je nourrissais ma famille grâce à mon échoppe mais maintenant elle appartient à mon ancien locataire ».
Ce père de 3 enfants fait savoir que cela va lourdement impacter sa vie familiale. « Comme c’est un projet du gouvernement, je ne peux qu’accepter. C’est compréhensible, nous allons perdre tout ce que nous avions investi en construction des échoppes. On n’y peut rien ».
Néanmoins, ils demandent aux autorités habilitées d’exiger au moins aux nouveaux acquéreurs des échoppes de leur rembourser l’argent qu’ils ont dépensé pour leur construction.
Sinon, observe-t-il, la mesure d’interdire les sous-locations sera saluée par une partie et décriée par une autre. Il fait savoir qu’il avait dépensé au moins 2 millions de BIF pour emménager son échoppe. « Parmi mes amis, il y en a qui ont dépensé jusqu’à 4 millions de BIF. Cela dépend de la superficie du stand ».
N.C. est un fonctionnaire, bientôt à la retraite. Il avait des échoppes au marché de Kamenge. La mesure de retrait des stands à ceux qui les font louer ne passe pas. « Si un fonctionnaire obtient une échoppe pour supporter sa vie de retraité, la solution est de la lui retirer ? », se demande-t-il.
Il indique que les échoppes qu’il faisait louer lui ont coûté beaucoup d’argent. Il regrette que ses anciens locataires jubilent et qu’ils aient refusé tout consensus après la déclaration du président de la République.
Il fait savoir qu’il est tombé des nues lorsqu’il a appris la nouvelle. Mais, avertit-il, la mesure d’interdiction des sous-locations dans les marchés peut être une source de conflit et d’insécurité. « Imaginez, j’ai dépensé des millions pour aménager mes échoppes et quelqu’un te le prends. Pensez-vous que cela n’aura pas de conséquences ? Certains ne vont pas se laisser faire. Nous craignons le pire ».
Pierre Claver avait une échoppe au marché de Muzinda en commune Gihanga de la province Bubanza. « On vient de me retirer une échoppe alors que je venais de l’aménager à une somme de plus de 2 millions de BIF. Je suis en colère ».
Pour lui, le nouvel occupant devrait lui rembourser des 2 millions de BIF utilisés pour ne pas créer des conflits inutiles. Pour lui, ce qui lui est arrivé à d’autres personnes qui partagent sa situation n’est pas à négliger.
« La question devrait être tranchée par toutes les institutions habilitées »
Quoi qu’il y ait un calme apparent, les anciens acquéreurs et les nouveaux ne sont pas en bons termes. « Certains ont peur d’être arrêtés pour rébellion à un ordre du chef de l’Etat. La rage bouillonne du côté de ceux qui ont perdu leurs stands mais, comme le son du tambour rythme la danse, ils n’avaient qu’à s’aligner à l’ordre de la plus haute autorité du pays », confie un des membres du comité de représentation des commerçants au marché de Cotebu.
Sinon, analyse-t-il, les nouveaux acquéreurs des échoppes feraient bien s’ils remboursaient l’argent dépensé par leurs anciens bailleurs dans leur aménagement.
S’exprimant sur la Radio Isanganiro, Antoine Muzaneza s’inscrivait en faux contre une inscription des commerçants qui privilégie ceux qui sont sur place.
Il considérait que ceux qui ont construit des stands devraient être indemnisés. « La question devrait être tranchée par toutes les institutions habilitées ».
Selon lui, des commerçants ont même contracté des crédits pour construire des échoppes et payaient aussi des taxes et impôts. Il souhaitait que toutes les parties prenantes soient invitées afin de trancher la question pour le bien des bailleurs et des locateurs.
« Nous devons différencier les commerçants qui ont occupé simplement les échoppes et ceux qui ont construit les stands dans certaines places du marché ».
Muzaneza juge inadmissible de perdre un stand pour lequel on a engagé des fonds au profit d’un locataire. « Celui qui est amené à abandonner un stand a droit à une indemnité y relative ».
Me Emery Bayizere, associé à Salof Advocates, explique que les locations des stands entre la mairie et les commerçants sont régies par le droit commun des contrats.
« Ces derniers contiennent des clauses qui régissent leur relation, entre autres clauses celle d’autorisation ou non de sous-location. En l’absence de cette clause dans le contrat, l’occupant peut faire sous-louer la place ».
Toutefois, souligne-t-il, par ’’déséquilibre des forces entre les contractants’’, il estime que la sous-location vient de leur être interdite par la modification unilatérale du contrat.
Un autre juriste renchérit : « Il est impératif de qualifier les contrats en cause. Comme la Mairie est une personne publique, le contrat est susceptible d’être régi par le droit administratif. Si c’est le cas, l’administration dispose des pouvoirs exorbitants dont la résiliation unilatérale si l’intérêt général l’exige. En revanche, si on considère que le contrat doit être régi par le droit privé (ce dont je doute car ici on considérerait que la Mairie est une personne privée), la résiliation unilatérale est impossible, elle doit être prononcée par le juge. »
Quid de leurs investissements ? : « S’ils s’estiment lésés, ils peuvent saisir le juge administratif et réclamer d’être indemnisés. »
Réactions
Gabriel Rufyiri : « l’Etat doit ramener l’ordre »
La gestion des biens publics requiert certaines normes. « La sous-location est interdite. Ce qui est autorisé est de faire garder ses marchandises par quelqu’un d’autre ».
Le président de l’Olucome s’insurge contre de hauts commis de l’Etat qui tiennent des échoppes et qui les mettent en sous-location. « Au marché de Ruvumera, ce phénomène est très répandu. On trouve des militaires, des généraux, des hauts fonctionnaires de l’Etat qui tiennent parfois jusqu’à 30 échoppes chacun et qui les mettent en sous-location. C’est une pratique inadmissible parce qu’à la fin, ce sont les citoyens qui en paient le prix ».
A propos de cela, le militant de la Société civile évoque le non-respect de la Constitution. « Les articles 11 et 13 de la Constitution interdisent aux mandataires publics, à commencer par le chef de l’Etat, de faire du business ! ».
Et de demander à l’Etat de ramener l’ordre. Gabriel Rufyiri tient toutefois à nuancer. « Dans le lot de ceux qui se sont vu retirer leurs échoppes, il y en a qui les avaient bâties. Leur cas doit être examiné par les pouvoirs publics ».
Faustin Ndikumana : « Cela fait le lit de la corruption et les malversations économiques de tout acabit. »
« Actuellement le fait de ne pas considérer le principe des conflits d’intérêts dans l’administration est en train d’annihiler la valeur ajoutée de l’administration en tant que pilier du développement économique », analyse le directeur exécutif de la Parcem. D’après Faustin Ndikumana, cela fait le lit de la corruption et les malversations économiques de tout acabit. Il salue la préoccupation manifestée par le président Evariste Ndayishimiye par rapport à cette situation qui vient encore de se manifester à travers la gestion des stands des marchés publics. « La cause de tout cela est la légitimité historique et le militantisme au sein du parti au pouvoir. En effet, on constate que la nomination dans les postes administratifs est en grande partie influencée par le parti au pouvoir. Les détenteurs de ces postes se considèrent comme des intouchables, d’autres considèrent que leur nomination est une façon de les récompenser de par leur militantisme et de par ce qu’ils ont fait dans le passé au moment de la lutte armée. » Comme solution, Faustin Ndikumana trouve qu’il faut un changement des principes au sein du parti au pouvoir qui doit éduquer ses membres en général et ses cadres affectés dans l’administration en particulier.
Maintenant on peut savourer le moment car beaucoup des gens ont mis les biens de l’État dans ses propres mains il faut que les choses changent