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Politique

Nadine Bazombanza, « mon 72 à moi »

30/04/2018 Commentaires fermés sur Nadine Bazombanza, « mon 72 à moi »
Nadine Bazombanza, « mon 72 à moi »
Nadine et Patrice le jour de leur mariage

Fin avril, de nombreux Burundais commémorent les leurs tués en 1972. Dans le nord de la France, dans un petit village, vit une femme frappée par la tragédie. Dans un papier émouvant, le journaliste et écrivain Antoine Kaburahe nous partage le récit d’une vie brisée, mais aussi une grande leçon de courage d’une femme.

Lecelles, à quelques kilomètres de Tournai en Belgique, une petite commune de 2600 habitants dans le nord de la France. Rien ne distingue la maison de Nadine Bazombanza. Sa famille vit depuis toujours sur ces terres de terrils que chantait Pierre Bachelet.

« Nous sommes une famille de terriens, mes parents cultivaient la terre, élevaient des vaches et des cochons, nous n’étions ni riches ni pauvres », dit Nadine en tournant les pages d’un album photo sans âge.

Une scolarité normale, plutôt catho, ce qui est la norme dans cette France profonde. «  J’ai été pensionnaire chez les bonnes sœurs », s’amuse Nadine. Du haut de ses 71 ans, elle semble le prototype de la bonne Française, rurale, retraitée, bien ancrée sur ses terres .

Dans son salon africain, Nadine entourée de souvenirs

Mais il suffit d’entrer dans son salon « africain » pour que, sans transition, on passe de Lecelles au Burundi ! Des objets d’art, des statuettes, des tableaux, et… dans un cadre, une photo. Un portrait en noir et blanc. Patrice Bazombanza. Son mari. Qu’elle n’a plus revu depuis un certain vendredi 19 mai 1972. Un jour, une date, ancrée dans sa mémoire. Ce jour, sa belle histoire d’amour a pris fin. Brutalement.

Les cinq garçons dans le vent

Cette histoire est née au « Petit quinqua », un café de Tournai. Un soir de 1962, Nadine sort avec quelques copines écouter un groupe de chanteurs africains. Les « Jaguars. » Le groupe est constitué de cinq copains, tous Burundais.

Michel, Arthémon, Emmanuel, Thomas et Patrice. Tous sont des jeunes boursiers (moyenne d’âge 16 ans) venus du Burundi apprendre la mécanique en Belgique. Ils fréquentent l’Institut Don Bosco. A côté de la mécanique, les jeunes gens partagent leur passion de la musique. C’est ainsi qu’ils créent un orchestre qui se produit presque tous les samedis dans les différents dancings qui existaient à l’époque à Tournai et ses environs. Patrice est un virtuose de la guitare solo.

Entre la jeune Française de 16 ans et le jeune Burundais, très vite, le courant passe bien. « Nous sommes devenus des amis. Depuis Lecelles, je me tapais des dizaines de kilomètres à vélo pour venir le voir à Tournai », se souvient avec amusement la retraitée. Pendant deux ans, les deux jeunes gens se fréquentent assidument.

Le 4 avril 1964, jour de bal à Lecelles. Dans la campagne profonde, le bal du village est un grand événement. Surtout qu’il y’ a  « un orchestre de Noirs » venu de Tournai. Tout le village est là pour voir les fameux « Jaguars » jouer. Lecelles tombe sous le charme des cinq garçons. Tout comme une certaine fille du village appelée Nadine…Oui, car Patrice et Nadine s’aiment.

Le papa de Nadine, un brin conservateur, ne saute pas de joie de voir sa fille amoureuse d’un Africain. La mère est plus compréhensive. Mais Patrice est un charmant garçon, petit à petit la famille va le découvrir et l’aimer.

Le 2 juillet 1966, les deux jeunes gens se marient et s’installent à Tournai. Patrice a terminé ses études et travaille. En juin 1967, ils ont leur premier enfant. Le couple est heureux.

Patrice et Nadine à Tournai avant leur retour au Burundi. Un couple heureux

Les Jaguars jouent toujours ensemble. Les cinq copains sont très liés, dans le groupe, ils sont Hutu et Tutsi. Nadine raconte qu’ils se considéraient comme des frères, elle se souvient qu’elle ne les a jamais entendus parler « ethnie » ou « politique. » Leur passion commune, c’est la musique.

A Tournai, tous les cinq travaillent et sont bien intégrés. Mais les garçons ont le mal du pays. Ils viennent de faire huit ans sans rentrer. Ils veulent retourner au Burundi. Nadine n’est pas surprise. Bien avant le mariage, Patrice l’avait prévenu : son avenir, sa vie, ce sera au Burundi.

En septembre 1968, les « Jaguars » rentrent au pays. «  Ils étaient venus étudier en Belgique à cinq, ils retournent à quatre au Burundi », raconte Nadine, toujours émue par le souvenir. Un membre du groupe ne rentrera pas. Il s’est tué dans un accident de voiture.

Pour toute richesse, deux des quatre garçons, dont Patrice, ont leurs diplômes. Ils ont aussi leurs instruments de musique. « Nous avons vendu nos meubles pour pouvoir payer le transport des instruments de musique vers le Burundi » , lâche Nadine avec sourire.

Patrice rentre le premier. Il veut d’abord trouver du travail avant que Nadine le rejoigne.

Au Burundi, la bande des quatre se débrouille bien. Tous ont trouvé un job. Patrice et Arthémon travaillent chez Metalusa, une grande société spécialisée dans la fabrication de matériaux de construction notamment.

Quelques mois après le retour de Patrice, Nadine prend à son tour l’avion. Il n’y a pas de vol direct vers le Burundi. «  Le voyage était une véritable aventure. Bruxelles, Vienne, le Caire, Ndjamena, Kigali, Bujumbura, avec deux petits enfants, je suis arrivée après 24 heures, complètement lessivée ».

La jeune Française est vite adoptée par la famille de Patrice. Elle trouve même du travail dans une grosse société spécialisée dans l’importation de plusieurs produits, la société très connue au Burundi,« Hatton and Cookson ».

Le travail, la famille et la musique

A Bujumbura, les « Jaguars » font toujours de la musique . Mieux, en septembre 1971, c’est la consécration. Le groupe devient officiellement l’orchestre national du Burundi et prend le nom kirundi de « Sinzoguheba ». (Je ne t’abandonnerai pas) . Une période faste pour les jeunes artistes. «  Je me souviens même qu’ils répétaient au Carrefour de la JRR à l’OCAF », précise Nadine.

La vie est donc belle au Burundi. Patrice est un « papa poule ». Dimanche, il emmène sa petite famille faire des virées au bord du lac Tanganyika, manger des brochettes, regarder des matchs de foot . Parfois ils sortent au « Perroquet vert », un bar restaurant très couru à l’époque. Nadine va aussi découvrir le Burundi profond, Patrice lui fait découvrir sa terre natale, Gisozi…

Et la politique ? Le couple ne s’y intéresse pas. En dehors de son travail, Patrice n’a que sa famille et sa musique. En mai 1971 , le couple a son troisième enfant, un garçon comme les deux premiers .

Le 29 avril 1972, l’orchestre est invité à jouer au Mess des officiers en présence du Président Micombero. La vie qui s’écoulait jusque-là sans histoire va virer au drame.

Ce jour-là, Nadine au volant de leur voiture emmène Patrice et son ami Arthémon vers le mess des officiers. Ils doivent régler leurs instruments en vue de la soirée. Le couple habite avenue Ruyigi, dans une belle zone résidentielle (Près du quartier Gatoke actuel). Ils descendent le boulevard du 28 novembre, mais avant d’arriver au Mess des officiers, à l’endroit où aujourd’hui est érigé « le monument au soldat inconnu », ils sont arrêtés par une horde d’individus surexcités. « Ils nous attaquent, caillassent la voiture. Je parviens à redémarrer in extremis et j’accélère », raconte l’épouse de Patrice.

Choqués, ils se rendent dans un commissariat pour signaler l’attaque dont ils viennent d’être victimes. « On raconte au gendarme de garde ce que nous venons de vivre et il nous conseille de retourner chez nous. Instinctivement, on a senti qu’il y avait quelque chose qui se tramait. La soirée au mess n’aura pas lieu et toute la nuit on va entendre tirer et le bruit des camions militaires qui sillonnent la ville. »

En fait , le couple déconnecté de la politique ignore que des événements graves sont en train de se passer. Le Burundi n’a pas de gouvernement. La veille, le président Micombero a en effet démis son gouvernement. « Les informations ne circulaient pas facilement comme aujourd’hui, nous ne savions pas ce qui se passait », témoigne la Française.

Après ce week-end inquiétant, lundi 1er mai 1972, Patrice retourne au travail chez Metalusa.

Dès le premier jour, il constate que des ouvriers manquent à l’appel.  Les jours suivants, des OPJ viennent avec des listes et embarquent des ouvriers dont on n’a plus de nouvelles .« Chez Hatton & Cookson aussi des employés manquent à l’appel. Toutes ces personnes sont des Hutus », raconte Nadine.

« C’est plus tard que l’on apprendra que des purges sont en cours. Que des Hutus sont pris et envoyés à la mort », dit Nadine.

Patrice à l’aéroport

Le 19 mai 1972, un vendredi, un officier de la police se présente chez Metalusa avec une liste. Il cherche deux employés. Les deux hommes ne sont pas là. Ils ont été détachés pour travailler à l’aéroport de Bujumbura.

Le patron de la Metalusa, un Belge – il ne se le pardonnera pas – demande à Patrice d’accompagner le policier vers l’aéroport à la recherche des deux employés.

Une heure plus tard, inquiet de ne pas voir Patrice revenir, le patron de Metalusa prévient Nadine.

«  Le directeur de Hatton & Cookson me donne sa voiture et un chauffeur. Quand j’arrive à Metalusa, je trouve un patron désemparé, il ne sait pas quoi faire. » Le patron de Hatton and Cookson va essayer de l’aider, il appelle partout, mais personne ne peut lui dire où se trouve Patrice. »

Patrice qui pensait sortir pour quelques minutes est parti habillé de sa salopette de travail.

Nadine va récupérer sa chemise (qu’elle garde toujours précieusement). Malgré l’intervention de l’Ambassadeur de France au Burundi et les appels du patron de Metalusa, elle ne reverra plus jamais Patrice.

Seule avec trois petits garçons

Du jour au lendemain, la jeune Française se retrouve seule avec ses trois enfants dont le plus âgé a 5 ans et le cadet à peine une année. Autour d’elle, le silence. Mais au fil des jours, elle apprend d’autres « disparitions », à Bujumbura, à l’intérieur du pays, dans la famille proche de Patrice… C’est l’horreur absolue.

Une des rares photos de Patrice avec son fils aîné. Les garçons hériteront de leur papa l’amour de la musique

Elle va vivre aussi d’autres scènes qu’elle raconte avec effroi aujourd’hui. Comme ce procureur qui la convoque pour lui demander le plus simplement du monde « les clefs de contact de la voiture familiale » . Elle et son mari venaient de s’offrir une Opel neuve. Elle refuse, prévient l’Ambassadeur de France qui intervient. La voiture n’est pas prise. Mais l’Ambassadeur de France a peur pour elle, il veut qu’elle quitte le Burundi.

Nadine ne veut pas partir. « Inconsciemment , j’attendais toujours mon mari, je n’arrivais pas à me faire à l’idée de sa mort. Je ne mangeais pas, je ne dormais pas, la nuit je guettais le moindre bruit, je voyais Patrice rentrer. Je me faisais des scénarios invraisemblables, je me disais que Patrice est vivant, qu’il a pu s’enfuir, qu’il va revenir ».

Patrice ne reviendra pas. Deux mois plus tard, la mort dans l’âme, Nadine prend l’avion avec ses trois garçons. Sans Patrice. Elle ne reviendra plus au Burundi.

La vie sans Patrice

Les garçons ont grandi. A Lecelles, loin du Burundi. L’aîné a préféré oublier ce pays. «  Je comprends, c’est une manière de se protéger »  explique la maman. Elle-même a du mal à leur parler de ce pays qui leur a pris leur papa. Les garçons n’ont que quelques vieilles photos avec lui. De ce papa ravi très jeune, ils ont hérité l’amour de la musique. Tous les trois jouent de la guitare.

Nadine vieillit doucement, entourée de ses souvenirs. Elle a quelques ennuis de santé, mais c’est une femme debout, courageuse. Elle suit de près l’actualité du Burundi, participe à quelques conférences quand elle peut. Elle serait prête à témoigner devant « une vraie CVR. » Elle dit qu’elle a beaucoup de doutes sur celle qui a été mise en place. Elle dit qu’elle aime toujours le Burundi et les Burundais, mais en veut à la clique au pouvoir qui a commis les crimes en 1972.

Aux dirigeants actuels elle dit de « ne pas se prendre pour des dieux, de ménager le peuple burundais qui a tant souffert et d’offrir à la jeunesse un pays où elle peut envisager l’avenir ».

Elle reconnait que certains dirigeants actuels sont des victimes de « 72 », mais, dit-elle, « le fait d’avoir souffert soi-même n’excuse pas la violence », s’insurge-t-elle.

Nadine est heureuse d’avoir pu élever ses trois garçons loin de la violence et de la haine. « Si j’ai tenu, si je ne suis pas devenue folle, c’est grâce à eux, c’est pour eux », dit-elle.

A Lacelles, dans cette campagne tranquille, le cœur meurtri d’une Française bat encore au rythme du Burundi. Elle pense souvent à son mari. « Ça me travaille de ne pas savoir comment il est mort, je me demande souvent ce que furent ses derniers instants, ce qu’il a pu ressentir quand il a compris qu’il allait mourir. »

Nadine porte toujours son alliance. Elle garde aussi précieusement comme une relique un peigne de son mari. Quelques cheveux y sont restés accrochés.


Post-scriptum/ Les blessures de l’histoire

Depuis quelques années je m’intéresse au travail sur la mémoire. Je rencontre beaucoup de personnes, témoins, acteurs, victimes de notre histoire, afin de recueillir leurs témoignages. L’objectif c’est de développer au sein des Editions Iwacu notre collection « Témoins » pour comprendre notre passé dans l’espoir qu’il nous éclaire sur notre présent.

C’est un travail difficile. Délicat. On fait irruption dans le passé, dans la vie des gens. Je m’en suis encore rendu compte lors de ma rencontre avec Nadine Bazombanza, chez elle à Lecelles.

Essayer de comprendre la douleur, la résilience

Cette femme m’a reçu chez elle, m’a ouvert son cœur, ses albums. Je suis resté auprès d’elle pour tenter de percer, de comprendre sa douleur, sa résilience, de comprendre une époque.

Le choc a été violent pour Nadine. Sa vie a été brisée en plein élan. Imaginez cette jeune Française se retrouve seule, dans un pays qui n’est pas le sien, veuve à 25 ans, avec trois enfants métis…

Nadine a appelé son second fils pour venir dire bonjour « au journaliste burundais  qui veut comprendre notre histoire». L’homme est venu. Avec son épouse et un de ses fils. Le second fils de Patrice Bazombanza est un grand et beau métis. Aujourd’hui, il a 51 ans. Un regard pénétrant. L’homme est taiseux. La rencontre polie. Quelques minutes. Quelques mots. Aucune allusion au Burundi ou mon interview de sa maman. Nadine m’avait prévenu. Les fils de Patrice ont pris une distance avec ce pays. « C’est pour eux une façon de se protéger », m’a bien répété Nadine. Ce que je comprends parfaitement.

J’ai même eu un sentiment de malaise. Je me suis demandé si en venant dans cette famille remuer ce passé, parler de ce Burundi, de Patrice Bazombanza, je ne risquais de mettre à mal un certain équilibre construit, patiemment, dans la douleur et le silence. Car tous les gamins aiment leur papa. Les trois garçons ont grandi en se demandant où était le leur, c’est sûr. Sur une vieille photo, on voit C., l’aîné jouer avec son papa. Quels souvenirs garde-t-il de lui , que pensent-ils de leur pays d’origine, je n’en saurai rien.

Je crois que cette famille porte en elle les blessures de notre histoire. Nadine Bazombanza en parlant, ses enfants en se taisant, chacun, je pense, essaie de se soigner comme il peut.

A Lecelles, ou ailleurs, des familles victimes de « 72 » vivent avec leurs blessures. Nadine veut parler pour interpeller, dit-elle, « les dirigeants actuels afin qu’ils ne répètent pas les erreurs des autorités au pouvoir en 1972  au Burundi». Elle est meurtrie par la situation qui prévaut actuellement au Burundi, les assassinats, les cas de « disparitions »  qui lui rappellent trop ce qu’elle a vécu. « Une personne est arrêtée comme ça, sans mandat, et disparaît. C’est effroyable ».

En parlant de son « 72 », Nadine Bazombanza veut éviter au Burundi une autre catastrophe. Je lui rends hommage pour son courage.

>>Les réactions et commentaires sur nos articles ont été interdits par le Conseil National de la Communication du Burundi.

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