À quoi sert le théâtre ? À corriger l’Histoire, pardi ! La fiction théâtrale a-t-elle pour mission de sublimer, de sanctifier des acteurs politiques de ce passé burundais qui, comme le dit si bien Marc Manirakiza, s’obstine, s’entête à ne pas passer ? C’est la question qui m’est venue à l’esprit après avoir lu la critique de la pièce « Monsieur le Président » que nous propose Roland Rugero sur le site Iwacu-burundi.org. Comment ce jeune journaliste, d’ordinaire si brillant et si lucide, peut-il se laisser embobiner au point d’avoir envers le co-auteur et metteur en scène de cette pièce, Freddy Sabimbona, ce que Sartre appelait « cette indulgence charmée qu’ont les parents le jour de l’anniversaire de leur enfant » ? Par Fabien Cishahayo, Canada.
Une question de timing ?
Nous sommes à la veille du début des travaux de la Commission Vérité et Réconciliation. Et voilà qu’une pièce de théâtre, portant sur le personnage crucial de notre histoire, est montée à l’Institut français du Burundi. La pièce est, paraît-il, écrite à partir d’un livre, commis par un auteur burundais de renom, Marc Manirakiza. Le co-auteur de la pièce, qui est en même temps metteur en scène, et acteur, a du mal à dissimuler sa proximité politique et idéologique avec le personnage central de la pièce, « M. Le président », un certain Pierre Yuboba. Freddy Sabimbona a le droit légitime d’aimer qui il veut et de célébrer ses exploits. Comme c’est notre droit de voir qu’il est en mission commandée, de voir derrière sa démarche artistique un projet politique très mal dissimilé : le blanchiment d’un homme politique à qui, demain, la Commission Vérité et Réconciliation pourrait poser des questions embarrassantes. Et c’est là que, malgré mon admiration pour Roland Rugero, je ne comprends pas comment il lui est arrivé de ne pas se poser de questions…ou de ne pas en avoir posé, en notre nom, à Freddy Sabimbona. L’auteur de la critique ne fait que recueillir des réactions qui vont toutes dans le sens de la célébration d’un homme providentiel, envoyé par je ne sais quel Dieu pour résoudre les problèmes de la République du Burundi… à défaut d’avoir la légitimité que confèrent les urnes en régime démocratique.
Non, le passé de cet homme n’est pas simple, comme on veut bien nous le faire croire. Le co-auteur et metteur en scène nous dit au sujet de la gouvernance de Pierre Yuboba : « A l’époque, on amputait (sic) l’absence de démocratie, un manque de cohésion sociale au sein de la population… à un gouvernement à dominante Tutsi. Maintenant, ce sont les mêmes maux, mais dans le sens inverse, avec un gouvernement à dominante hutu. ». Oui, mais… l’auteur aurait pu – mais visiblement c’est pas ses oignons ! – se poser des questions au sujet du terreau dans lequel les graines de la gouvernance d’aujourd’hui ont été plantées. Quand et sur quel terreau a-t-on planté du démocrate pour en cueillir aujourd’hui ? Quelle culture démocratique prévalait hier ? Un mauvais arbre ne peut porter de bons fruits. Le mépris de la vie que l’on constate aujourd’hui, et que nous déplorons tous, n’est-il pas, en fin de compte, la reproduction des comportements d’hier dans les institutions en charge du renseignement et de la sécurité aujourd’hui ?
Comment l’auteur de la pièce peut-il exonérer Pierre Buyoya- pardon, Pierre Yuboba – de toute responsabilité dans les comportements des politiciens d’aujourd’hui, quand on sait, par exemple, que nombre d’entre eux sont des orphelins de 1972, dont la scolarité a été réduite à sa plus simple expression ou a été brutalement interrompue parce qu’il fallait monter au front ? Comment ne peut-il pas, sans refuser la responsabilité individuelle de ces acteurs, établir un lien de cause à effet entre la décennie passée à combattre les régimes d’hier – notamment celui de Pierre Yuboba – et les traumatismes non soignés – ailleurs on parle de syndromes post-traumatiques et on y met des moyens pour les soigner – qui expliquent – sans la justifier, la violence du système actuel ? Où a-t-on vu le maquis servir d’école de la démocratie, surtout à des personnes qui, avant de prendre les armes, n’ ont connu que frustrations et humiliations, l’« omniniant crachat » dont parle Aimé Césaire ?
Un griot à la hauteur de sa tâche…
Après m’être posé toutes ces questions, et passé le moment de l’indignation, je me suis surpris moi aussi, comme Rugero, mais pour d’autres raisons, à éprouver de l’admiration pour cet artiste de talent qu’est Freddy Sabimbona. On ne peut qu’applaudir la hauteur du griot : comme ceux d’antan, il sait bien user ses cordes (qu’elles soient vocales ou celles du balafon, le résultat est le même !) pour chanter les hauts faits du roi, la splendeur de l’homme providentiel. On ne peut qu’être ébloui par tant de lumière dans un esprit si fort dans le vernissage d’un tableau que nous connaissons tous… C’est si bien fait que nous, pauvres incultes, nous nous surprenons à nous demander si nous ne sommes pas aveugles, ou mieux des dindons, ceux de la farce. Une farce si grosse qu’on en sort groggy… Il est si alerte, si à propos, si beau, si bon,… si gentil…, si génial…, si zantil…, si zénial… Et l’expatrié interrogé qui nous apprend, péremptoire, que Buyoya était un homme intelligent, est aussi fort que Tyson. Il nous envoie collectivement dans les cordes : il nous bat par K.O… C’est à peine s’il ne dit pas, comme Charles de Gaulle, que nous ne méritions pas Yuboba, cet homme si lumineux !
Mais – pauvres de nous ! – nous sommes si débiles, si faibles que nous aurions préféré entendre d’autres voix, plus faibles, si faibles qu’elles rappellent des sanglots longs. Ces voix que l’on n’entend jamais. Ces voix de Ntega et Marangara, dont un témoin oculaire nous raconte comment on a brûlé les collines, avec des armes dont le seul souvenir lui inspire la terreur ([suivez ce débat sur la BBC->http://www.bbc.co.uk/gahuza/umviriz]). Il y a aussi les voix, dont personne ne s’est fait l’écho, de ceux qui ont enterré leur enfant, leur femme, leur mari dans un camp de regroupement forcé – gracieuseté de Pierre Yuboba – entre 1996 et 2000. Peut-être l’expatrié nous dira-t-il que ces sinistres camps sont, comme le disait Jean-Marie Le Pen au sujet des camps de concentration nazis, juste « un détail de l’histoire ».
J’oubliais : il y a aussi la voix d’un Bagaza au sortir de l’angoisse du tombeau de sa résidence surveillée… Il pourrait nous dire pourquoi il est devenu accro de Bacchus, abonné à la dive bouteille, lui qu’avant on ne vit jamais un verre à la main …. Il y a enfin la voix, inaudible, de ces milliers d’étudiants auxquels les portes du droit ou de l’économie étaient fermées, parce que leurs cerveaux n’étaient pas assez ethniquement corrects … Mais visiblement la mémoire du dramaturge est une faculté qui oublie… et le micro du critique littéraire est unidirectionnel.
Et c’est ici que le critique, subjugué par la beauté, épouse, sans prendre de distance critique, les thèses de l’auteur. Car il a vu l’œuvre d’art sur Yuboba, en a été séduit au point qu’il a sorti le personnage théâtral de son cadre, l’a couvert de baisers avant de nous le brandir sur la place publique : « Le Sauveur est toujours là ! … ». J’espère qu’après il s’est rendu compte qu’il avait laissé la lucidité critique au vestiaire… et qu’il s’en est mordu les doigts ! On connaissait un Rugero plus lucide, plus circonspect, plus méfiant envers les doreurs d’images…Mais concédons qu’il a pour lui l’excuse de la jeunesse…
Pierre Buyoya sort de cette pièce mythifié, magnifié, sublimé, et – j’exagère à peine – sanctifié !
La grande question est : « Pourquoi cette pièce sur les planches de l’IFB dans le contexte actuel ? » Simple coïncidence ? Parce que les auteurs et le critique littéraire sont adeptes de l’art pour l’art ? Ou faut – il que nous comprenions le message à peine voilé : qu’il est temps que Superman revienne…
Une coïncidence troublante en effet : il me revient qu’au mois de juillet 1996, quand Buyoya revient aux commandes après une parenthèse de 3 ans, pendant laquelle deux présidents sont morts assassinés, un grand massacre venait d’être commis à Bugendana. Le pays était à feu et à sang et le pouvoir, n’ayant pas entre les mains les moyens de la violence légitime, peinait à imposer l’ordre républicain sur le territoire national. Saint-Pierre « se sacrifia » pour redresser la situation. Ce « pénible » sacrifice durera 7 ans.
Aujourd’hui encore, le pays est à feu et à sang. Des gens meurent sur toute l’étendue du territoire. Un massacre effroyable vient d’être commis à Gatumba. Saint-Pierre va-t-il encore se sacrifier pour redresser la situation ? Yuboba affirme dans la pièce, sans sourciller, alors qu’on lui posait des questions sur la représentation des Hutus dans les instances décisionnelles du pays : « Madame, les réalités sociologiques profondes du Burundi ignorent ce genre de clichés ethniques. La preuve est que le changement du régime a été soutenu, béni par toute la population ». Même l’Église catholique a béni le retour du dictateur soft, et, à la limite, despote éclairé ! Dans le marigot françafricain, il y a pas mal de crocodiles de ce type ! Et des griots patentés pour les blanchir en cas de besoin. Au cas où la République aurait encore besoin de leur sacrifice…
Pour ceux qui n’ont pas la mémoire courte, et pour ceux qui n’ont pas le nez constamment collé sur l’actualité, la situation que vit actuellement le Burundi, malgré ses évidentes limites, est de loin meilleure que les dictatures du passé. Les centaines de Burundais qui visitent le pays après plusieurs décennies d’exil nous en administrent constamment la preuve. Ceux qui sont capables de mettre les choses en perspective devraient nous le rappeler constamment, pour que nous ne prenions pas les vessies pour des lanternes et les fictions théâtrales des Sabimbona pour des réalités historiques. Il ne faudrait surtout pas que nous confondions la mémoire très sélective des griots avec notre mémoire collective.