Les rescapés du site des déplacés de Bugendana en province de Gitega, ont commémoré dimanche 09 août, le 24ème anniversaire du massacre qui a fait près de 650 victimes. Au moment où la campagne de la CVR d’exhumations des restes humains bat son plein, le regard de ces rescapés vis-à-vis de cette activité est critique. Cette commission tranquillise.
Par Abbas Mbazumutima et Edouard Nkurunziza
Les chants de la chorale résonnent fort à la paroisse catholique de Bugendana, ce dimanche. Il est près de 11h, l’instant est solennel. Au terme du chant d’entrée de la liturgie, le vicaire de la paroisse annonce que cette deuxième messe revêt aujourd’hui un caractère particulier. Ce sera une messe de requiem, en mémoire des 648 victimes du massacre du 21 juillet 1996 à Bugendana. L’heure est au recueillement. L’autorisation spéciale a été accordée par l’Archevêque de Gitega, selon Privat Nduhirubusa.
Hormis plusieurs rescapés qui assistent à la messe, les représentants de la plupart des associations des victimes des tragédies qui ont endeuillé le Burundi sont aussi présents. Mais une grande présence, ce dimanche : Pierre-Claver Ndayicariye, président de la Commission Vérité et Réconciliation, ainsi que six autres commissaires. « C’est une première », s’étonnera un rescapé.
Dans son homélie, Privat Nduhirubusa rappelle que le péché porte malheur et que la miséricorde délivre et libère, et la victime et le bourreau. Ainsi insistera-t-il, devant les fidèles, sur la réconciliation. « C’est le chemin tracé par le Seigneur, c’est la volonté de Dieu ».
Une réconciliation oui, mais…
Un peu avant la fin de cette messe, quelques habitants du site des déplacés de Bugendana investissent petit à petit l’endroit où est érigé le site mémorial de Bugendana. Pour la plupart, des rescapés de la tragédie. Là, quelques habitants des localités environnantes du site, également.
Au loin, trois femmes sortent du site où se distinguent plusieurs maisons aux toitures en tuiles, s’avancent vers ce site mémorial où reposent les 648 âmes, conversent et sourient de temps à autre. L’une d’elle, Charlotte Ntukamazina, une Tutsie de 63 ans, se souvient de cette tragédie de la matinée du 21 juillet 1996, mais ne préfère pas en parler.
Tout simplement, elle fait part de son traumatisme. « Il faut avouer que pendant longtemps, quand je passais près de ce site mémoriel, je ressentais du chagrin, j’éclatais en sanglots. Aujourd’hui, je commence à m’habituer ».
Aux yeux de cette sexagénaire, revoir fréquemment les sépultures des siens ravive sa douleur, surtout quand ils sont morts dans des conditions tragiques. Les excavations des restes humains ? « Encore moins. Elles ne sont pas nécessaires. Quand on te montre les os des tiens, les tiens décomposés, c’est plus que traumatisant ».
Un avis qu’elle partage avec Pascasie Mbonimpa et Micheline Mfatavyanka, ses compagnes. Ces deux femmes, des Hutu de la colline Cishwa lui ont rendu visite ce dimanche. Vous êtes des amies ? «Oui, depuis un bon moment », affirme Charlotte Ntukamazina. Elle souligne toutefois ne pas être prête de regagner les collines. «On n’est pas des amis avec tous les Hutus restés dans les collines. Il y en a qui jurent de nous exterminer ».
Tout près du monument aussi, Joseph Sindaye, un Hutu de Cishwa qui est venu participer aux cérémonies. Il devise silencieusement avec Claver Ntamikevyo, un Tutsi habitant le site des déplacés, tous assis à même le sol. Ce dernier fixe la grande croix noir, au milieu du monument, comme s’il lit son épitaphe : « Génocide de 648 tutsis rescapés de 1993 à Bugendana ».
Son fils et son frère font partie des 648 victimes qui ont été enterrées par là depuis 24 ans. « Passer par là, c’est douloureux pour moi. Mon fils revient dans ma mémoire et la douleur monte, surtout que je connais et rencontre sans cesse les bourreaux ».
Au sujet des exhumations, ces deux hommes disent que « ce n’est pas important ». Pour eux, « les exhumations des restes humains suscitent de plus belle la haine ethnique alors que nous étions en pleine réconciliation ».
Exhumations : « Il faut traiter toutes les victimes au même pied d’égalité »
Les invités d’honneur arrivent sur les lieux des cérémonies, au site mémorial, vers 16 heures, au sortir de la messe. Le premier vicaire de la paroisse de Bugendana, Privat Nduhirubusa est là pour la bénédiction de ce site, une cérémonie qu’il effectue épaulé par son acolyte.
Ils font ensemble un tour complet de ce site tout en aspergeant les lieux avec de l’eau bénite. Ce n’est pas tout comme rituel. Ce prêtre fera une autre circumambulation avec un encensoir avant de bénir les gerbes de fleurs à déposer au pied de la croix. Et ce sont les représentants des associations des rescapés qui se prêtent à cette cérémonie.
Quand le responsable du site de Bugendana prononce son discours, il tient à préciser que cette commémoration ne vient pas réveiller l’esprit vindicatif. « L’occasion est plutôt de nous rappeler ce qui nous a divisés pour qu’il soit au service de la réconciliation».
Oswald Ntirampeba demandera que ce site soit transformé en un village de paix puisque toutes les ethnies y cohabitent. « Nous ne voulons plus que le site de Bugendana ait une connotation de site de Tutsi. C’est pour que ce site soit source de vie et ainsi scelle la réconciliation ».
Il rappelle que toutes les ethnies ont été touchées. Avant d’appeler l’administration à ne pas chasser les rescapés de ce site : «Il est difficile de quitter un endroit où on habite depuis 24 ans. » Pour lui, autant changer la logique pour que d’autres ethnies viennent habiter dans ce périmètre.
Dans son discours, le représentant du site des déplacés de Bugendana salue la présence du président de la CVR et de ses commissaires à ces cérémonies. Oswald Ntirampeba se dit néanmoins préoccupé par la neutralité et l’impartialité de cette commission.
Alors que les exhumations des restes humains des victimes de 1972 font déjà polémiques, M. Ntirampeba appelle cette commission à traiter toutes les victimes au même pied d’égalité dans le processus d’exhumation : « Je demande à la CVR de ne pas se pencher sur une ethnie afin de d’aboutir à la vérité ».
« Après les exhumations des victimes de 1972, d’autres périodes suivront »
Les réponses ne tarderont pas. Elles viennent d’abord du conseiller de l’administrateur de Bugendana chargée des affaires sociales, Saul Ntakarutimana, il représente l’administration communale dans ces cérémonies.
Il tient d’avance à rassurer les habitants du site des déplacés de Bugendana, que la commune ne compte pas exiger d’eux de regagner leurs collines par force. Loin de là, cet administratif promet plutôt une concertation : « Nous vous demandons de rester sereins, tranquilles. Comme nous l’avons dit l’année passée, personne ne sera chassé du site par force. »
Toutefois, il les appelle à regagner, de leur gré, leurs collines d’origine. Saul Ntakarutimana demande surtout aux représentants des organisations des victimes des tragédies qui se sont abattues sur le Burundi de jouer les intermédiaires, par la sensibilisation au retour. C’est la volonté de l’Etat, tiendra-t-il à souligner. « Nous souhaiterions que personne ne constitue un obstacle à celui qui voudrait rentrer volontairement ».
Le discours attendu sera celui du président de la CVR, Pierre-Claver Ndayicariye. Entouré des six autres commissaires, il rappellera que la commémoration est un droit. Car il faut que les générations futures soient épargnées de telles tragédies. Selon lui, l’objectif de la CVR est de mettre à jour la vérité sur ce qui s’est passé. Il convient, dira-t-il, de passer de la mémoire revendicative à la mémoire partagée où chaque ethnie reconnaît la souffrance de l’autre. La finalité étant d’apprendre à vivre et vivre ensemble.
Aux sujets des exhumations polémiques, le président de la CVR appelle ceux qui critiquent à faire preuve de patience : « La CVR ne se limitera pas sur une seule période sombre mais elle va s’intéresser à toutes les mémoires blessées. Chaque personne meurtrie est pressée, elle veut d’abord sa vérité, la guérison de sa blessure.»
Selon lui, la CVR va évoluer vers d’autres périodes mais elle a commencé, comme principe général, par la tragédie de 1972. Aloys Batungwanayo, un autre commissaire de la CVR souligne que cette commission a jugé bon de commencer par 1972, compte tenu des massacres qui ont couvert plus ou moins l’ensemble du pays et dans leur succession. «Les événements sanglants de 1972 terminés, nous entamerons 1988, après il sera question de 1993 et les années qui ont suivi ».
Au moment où dans les discours, les orateurs en appellent à assurer un meilleur avenir aux générations futures, un enfant tente sans succès de remettre en place une croix tombée par terre. Le président de la CVR promet de s’entretenir avec le gouvernement pour la réhabilitation de ce monument.