Samedi 21 décembre 2024
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Repenser la presse | Media et histoire politique (Partie 2) : Entre 1993-1994, le cauchemar commence

Histoire

Repenser la presse | Media et histoire politique (Partie 2) : Entre 1993-1994, le cauchemar commence

Pour son étude, Jean-François Bastin, journaliste belge à la retraite, qui a passé plusieurs années au Burundi à former des collègues tant sur le terrain que dans les amphithéâtres, distinguait en 2013, en introduction à son cours sur le traitement médiatique de l’actualité au Burundi dans le cadre du Master complémentaire de journalisme, cinq périodes dans l’évolution du traitement médiatique de l’actualité au Burundi, depuis l’avènement de la république. Des périodes qui concernent plus particulièrement les médias audiovisuels : de 1966 à 1992, 1993 à 1994, 1995 à 2001, 2002à 2005 et 2006-2013. Les dates délimitant ces périodes ont une valeur indicative. Il va de soi qu’on ne change pas brutalement d’époque dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier… Il y a des prémices à ces changements, ceux-ci s’opèrent dans une certaine durée et ils demandent du temps pour produire tous leurs effets. D’une manière générale, M. Bastin observe un rapport étroit entre système politique et système médiatique : l’un n’évolue pas sans l’autre, la nature de l’un détermine celle de l’autre, mais on n’est pas en présence d’un rapport mécanique dans la mesure où le pouvoir des médias s’affirme au fil des crises politiques, de façon toujours plus autonome, comme un élément constitutif important de la société burundaise et un symptôme majeur de ses évolutions. Le journaliste JFB avait dressé un panorama du traitement de l’information de 1966 à 2013…Une contribution qui mérite d’être actualisée et qui peut nous aider à « repenser la presse » au Burundi.

Lire aussi 1ère partie : 1966-1992, ère des journalistes beaux et haut-parleurs

25/01/2023
Par Jean-François BASTIN Images : ©Droits réservés

Cette 2e période se caractérise par le fait que les journalistes ne peuvent plus fonctionner comme ils le faisaient jusqu’ici. Ils ne peuvent plus seulement être des porte-paroles, des griots univoques d’un pouvoir unique. Ils doivent s’adapter à une situation nouvelle, plus complexe. Ils vont commencer à devoir exister par eux-mêmes, ils peuvent moins se cacher, ils doivent prendre un peu plus leurs responsabilités.

Mais la plupart d’entre eux vont d’abord le faire dans la continuité, dans le prolongement de leur mode de fonctionnement précédent. Face à une situation complexe et évolutive (nouvelle Constitution, fin du parti unique, opposition légale, campagne électorale, élections), ces journalistes vont d’abord choisir de la traiter de façon simpliste et binaire, les Bons contre les Mauvais. Les Bons sont évidemment ceux qui sont encore au pouvoir. Les Mauvais, ceux qui prétendent le conquérir. Ces journalistes ne se placent pas dans l’hypothèse du changement, d’une possible inversion des rôles. Assimilés au pouvoir en place, ils savent que leur sort se joue aussi dans ces élections. Comme le président Buyoya, et comme beaucoup de diplomates, ils n’imaginent pas les perdre.

Ils sont mobilisés comme des militants. Leur traitement de l’actualité est largement, massivement partisan. Sous leur influence, la RTNB(1) semble aller à ces élections comme si rien n’avait changé, comme si on était toujours à l’époque antérieure, elle fonctionne essentiellement comme une machine de propagande au service de la seule Uprona, sous la férule autoritaire du nouveau ministre de l’information, Alphonse-Marie Kadege qui n’a pas les manières doucereuses de son prédécesseur, Frédéric Ngenzebuhoro. Ces journalistes font comme si ce parti était toujours unique. Ils choisissent leurs mots pour valoriser les uns et discréditer les autres. Certains qualifient régulièrement les gens du Frodebu de « saboteurs » et de « terroristes ». Termes particulièrement violents s’agissant de gens qui sont dans une démarche politique légaliste…

Citation du Rapport de la ligue Iteka de mai 1993 :

«La presse publique ne s’est pas adaptée aux nouvelles exigences d’une société pluraliste ; elle reste une presse de propagande pour le pouvoir en place. En cette période électorale, au lieu de donner les opinions diverses exprimées sur la situation qui prévaut dans le pays, elle a tendance à se contenter de relayer les accusations du parti au pouvoir contre le Frodebu au lieu de s’astreindre à relater les faits… De plus elle va jusqu’à tronquer ou falsifier l’information pour aboutir à des conclusions préétablies. » « Les responsables des médias et les journalistes ont ainsi renoncé à leur devoir d’objectivité. »

Etonnante conclusion de la Ligue Iteka parlant du « devoir d’objectivité » : ce « devoir » n’a jamais vraiment existé. En réalité, la seule « objectivité » pratiquée et revendiquée jusqu’ici par les journalistes a consisté à présenter le point de vue officiel comme le seul valable, à théoriser leur fonction comme une transmission de la vérité du haut vers le bas de la société. Au Burundi comme dans de nombreux pays à régime similaire (à la fois militaire et doté d’un parti unique), il y a eu confusion systématique entre information officielle et information d’intérêt général, entre service public et service gouvernemental, entre Etat et régime.

Une société en mouvement

Mais l’intérêt de cette période est précisément que ce passé, encore si prégnant, commence à être révolu. On n’est plus dans une société immobile, mais dans une société en mouvement. Le changement s’insinue partout et il n’y a pas de raison que le groupe des journalistes échappe à l’évolution générale : lui aussi est traversé de contradictions, certains journalistes ont des sympathies Frodebu, veulent la démocratie et souhaitent des changements politiques.

Il convient de noter que la contradiction n’est pas seulement hutu-tutsi. Certes, les Tutsi (de Bujumbura) sont largement majoritaires dans les médias publics, mais ils ne forment pas un bloc monolithique, ils ne sont pas tous d’accord sur tout, il y a parmi eux des nostalgiques de Bagaza et même des sympathisants (discrets) du Frodebu, et entre ces deux extrêmes il y a des hésitants, des attentistes. Mais la tendance majoritaire est nettement en faveur du pouvoir en place, c’est-à-dire de Buyoya et de l’Uprona.

Nous ne parlons pas ici des espaces aménagés dans les grilles de programmes pour la libre expression des partis et candidats inscrits sur les listes électorales. Le code électoral oblige la RTNB à ouvrir ses antennes aux partis agréés et aux candidats à l’élection présidentielle. Ce qu’on appelle aussi des « tribunes politiques ». Elles existent, même si les partis concurrents de l’Uprona se plaignent de ne pas y avoir un accès égal à celui de ce parti ex-unique… Mais l’objet de notre cours est bien le « traitement médiatique de l’actualité ». C’est donc le travail des rédactions qui nous intéresse, ce n’est pas le contenu des tribunes, des émissions concédées, mais des journaux parlés et télévisés. Et là, on est très loin de l’équité, très loin de l’impartialité et même très loin de l’objectivité, comme l’a observé la Ligue Iteka.

Le fondateur du Groupe de presse Iwacu sortant du parquet avec son avocat, le jour de sa comparution.
Témoignage d’Antoine Kaburahe à l’époque journaliste à la radio nationale

Témoignage d’Antoine Kaburahe, à l’époque journaliste à la radio. Il suivait la campagne présidentielle des deux principaux candidats. « Au début, comme beaucoup, je pensais que le candidat de l’UPRONA allait remporter la victoire. Pour ma part j’ai commencé à avoir de sérieux doutes lors du meeting de Ndadaye à Rumonge dans le sud du pays que j’ai couvert. C’était un véritable corridor humain tout au long de la route qui longe le lac Tanganyika. Dès le petit séminaire de Kanyosha, à la sortie sud de la capitale, des milliers de paysans, poings brandis (symbole du FRODEBU), étaient sur la route, attendant le passage de Melchior Ndadaye. Les femmes étalaient leurs pagnes sur la route devant le passage du candidat, d’autres lui lançaient des fleurs, en chantant, avec ce petit accent caractéristique des gens de l’Imbo : « Ndadaye ni isurwe » (Ndadaye est une fleur), ou encore « uraba Mandela » (sois Mandela). » La RTNB avait là l’occasion de donner une information utile, mais le reportage de Kaburahe a été complètement censuré. Tous les auditeurs et plus encore les téléspectateurs de la RTNB ont pu constater en 1993 que la campagne de Buyoya et de ses ministres était surmédiatisée et celle de Ndadaye et du FRODEBU sous-médiatisée. Mais la RTNB s’est révélée, pour L’UPRONA et Buyoya, une arme à double tranchant.

Témoignage de Léonidas Hakizimana, à l’époque directeur technique de la RTNB et militant de l’UPRONA : « J’étais présent au meeting de Ndadaye à Karusi. J’étais sidéré par ce que je voyais. Ça ne correspondait pas à ce que la télévision montrait depuis des semaines. Il y avait une foule immense, une ferveur incroyable, les femmes étendaient leurs pagnes sur la piste avant le passage de la voiture de Ndadaye. Je voyais les reporters désemparés, ne sachant quoi filmer, ni comment filmer. Je suis intervenu, je leur ai dit de filmer la réalité et de faire un reportage objectif. Ça a été un choc pour les téléspectateurs de Bujumbura. Tous les directeurs des médias publics (RTNB, ABP, Renouveau) ont été convoqués chez le président Buyoya. Il a demandé des explications, il a dit qu’avec ce genre de reportage, on faisait peur à la population ! J’ai compris qu’il était mal informé et j’ai fait remarquer qu’il était peut-être temps pour le parti de regarder la réalité en face. »

Après cet épisode, la censure a repris ses droits, mais elle avait clairement marqué ses limites : dans un contexte prédémocratique, un peu d’information fait plus d’effet que beaucoup de propagande…

Au fond, le problème du journalisme à cette époque, c’est la réalité. Quand elle n’est qu’une matière à fabriquer du discours, la réalité ne pose guère de problème, on peut la triturer, la déformer à souhait. Quand il faut la restituer, c’est une autre affaire. L’élection, la campagne produisent un réel qui n’est plus déformable à l’infini. Avant, à la limite, on ne s’intéressait pas à la réalité, l’information se fabriquait en vase clos, à la rédaction centrale de Bujumbura, dont les nombreux correspondants (appointés par l’Agence Burundaise de Presse) étaient des relais plutôt que des sources. En somme, cette campagne électorale fait se rencontrer, pour la première fois, le journalisme et la démocratie, et cette rencontre est un bouleversement : au fur et à mesure que le réel échappe au contrôle absolu du pouvoir (des foules immenses, bientôt des résultats chiffrés), le journalisme trouve peu à peu son sens, son utilité. Reste, pour les journalistes, à accepter ce nouveau rôle, à accepter de devenir enfin pleinement des journalistes !

Le réel est la matière première du vrai journalisme. Le journaliste doit d’abord établir les faits. Et ceux-ci sont plus forts que tout, selon l’adage anglais « A fact is stronger than a Lord Mayor ». La foule de Rumonge et Karusi prédit la victoire de Ndadaye et la défaite de Buyoya plus sûrement que les faux reportages, les faux espoirs des dirigeants sortants et les faux calculs de nombreux diplomates.
Dans ce contexte de sous-information, voire de contre-information, les élections sont ressenties par tous comme un double séisme. Des chiffres incontestés, infalsifiables. Election de Ndadaye d’abord (64%) dès le premier tour, victoire du FRODEBU ensuite (72%).
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(1) Une explication est nécessaire quant à l’usage des mots « la RTNB » tout au long de cet exposé. Ils visent généralement une pratique dominante, une manière de fabriquer l’information radiophonique et télévisuelle en fonction de critères plus politiques que journalistiques, que ceux-ci soient imposés aux rédactions ou appropriés par la plupart de leurs membres. Cet état de fait n’empêche pas les réticences voire les débats, mais les exceptions sont rares, peu perceptibles à l’antenne et toujours éphémères.

La RTNB sous le choc du réel

A la RTNB, comme dans d’autres milieux de la capitale, majoritairement tutsi, le choc est terrible. Mais pour elle, contrairement à eux, frappés de stupeur, il est impossible de se taire. La radio et la télévision sont des médias, elles doivent produire du discours. Et donc pour la RTNB la question se pose immédiatement : que dire, comment faire ? Comment traiter l’actualité dans ce paysage politique complètement bouleversé ? Question en forme de double dilemme : servir le nouveau pouvoir et inverser son discours ou maintenir son discours et cesser de servir le pouvoir ?

Il n’y a pas de réponses simples à des questions aussi compliquées. Il est évidemment très difficile pour la RTNB de s’aligner du jour au lendemain, de vanter aujourd’hui ceux qu’elle traitait hier de terroristes. Mais il est tout aussi difficile de passer comme un seul homme à l’opposition ! D’autant que l’UPRONA est associée institutionnellement au nouveau pouvoir, le gouvernement d’ouverture étant dirigé par l’uproniste Sylvie Kinigi. Les statuts de la RTNB n’ont pas changé, le pouvoir de nomination des directeurs appartient au président de la république et à son ministre de l’information. Impossible de s’y soustraire, il faut donc composer, avec le nouveau ministre d’abord (Jean-Marie Ngendahayo), avec la nouvelle direction ensuite. Et c’est tout naturellement sur le terrain rédactionnel, dans la manière de traiter l’actualité, que va s’organiser la « résistance », mais une résistance feutrée, inavouée.

C’est la première grande mutation dans l’histoire du traitement médiatique au Burundi : la RTNB découvre le journalisme en juillet 1993 ! Elle qui a traité l’actualité électorale par la censure et la déformation des faits, se fait soudain un devoir d’objectivité, elle refuse de couvrir certains événements officiels, arguant qu’ils sont sans intérêt journalistique, ou les rapporte de façon tellement biaisée qu’ils finissent par desservir le gouvernement. Elle qui était la voix du pouvoir depuis des dizaines d’années, donne soudain la parole à toutes sortes de voix hostiles au nouveau pouvoir.

Cette mutation, pour opportuniste qu’elle soit, ne sera pas sans conséquence sur l’évolution ultérieure des médias. En se réclamant brusquement du professionnalisme, la radio-télévision d’Etat reconnaît qu’elle ne le pratiquait pas auparavant, elle donne raison à ceux des journalistes qui le préconisaient, qui l’ont parfois essayé et qui souvent, découragés, sont partis vers d’autres horizons… Mais en l’occurrence, ce professionnalisme soudain n’en est pas vraiment un, il est davantage un prétexte qu’un principe, il cache mal des prises de positions politiques. Les incidents vont se multiplier.

Le ministre Ngendahayo a nommé Louis-Marie Nindorera directeur général de la RTNB. Ce choix se veut consensuel. Nindorera n’est pas un frodebiste, il est tutsi, il a travaillé au service de communication du président Buyoya, il est militant des droits de l’homme, ses qualités professionnelles sont incontestables. Les deux hommes se connaissent personnellement, même s’ils ne sont pas politiquement du même bord. Ils sont d’accord sur les principes : professionnalisme, impartialité. Mais la façon dont la RTNB va traiter l’actualité va très vite les opposer.

Témoignage de Louis-Marie Nindorera : « J’étais naïf sans doute. Je pensais vraiment que l’occasion était belle de faire évoluer la RTNB vers un vrai travail de service public, d’objectivité, de journalisme pluraliste et d’utilité publique. Je défendais l’indépendance des rédactions, mais j’ai sous-estimé la duplicité de certains journalistes influents. Ils m’ont abusé, je n’ai pas compris qu’ils utilisaient des arguments professionnels pour ne pas faire correctement leur métier (« Nous sommes des journalistes professionnels, nous ne sommes pas au service du pouvoir, nous ne sommes pas là pour faire de la propagande »). Le jeu était complètement faussé. Mais le nouveau pouvoir ne m’a pas facilité la tâche, en fait j’étais pris entre deux feux, je subissais l’influence malsaine des rédactions et j’étais sous la pression du gouvernement. »

En somme, ces journalistes dont parle Nindorera continuent à faire ce qu’ils savent faire : censurer ou déformer la réalité, mais dans le sens inverse des manipulations antérieures, non plus pour célébrer le pouvoir mais pour le discréditer. L’enquête de RSF relèvera divers épisodes de cette bataille médiatique.

Exemples de censures : la RTNB ne couvre pas la libération massive de prisonniers après promulgation d’un décret d’amnistie ; la télévision filme mais ne diffuse pas les images de la destruction des cachots de la sûreté nationale. Exemples de reportages partiaux : ils concernent surtout les multiples problèmes de retours de réfugiés et de litiges fonciers, traités comme autant de preuves de défaillance du pouvoir. Les auditeurs et téléspectateurs burundais n’en croient pas leurs yeux et leurs oreilles : la RTNB est devenue méconnaissable, elle semble passée à l’opposition !
Du point de vue du traitement de l’actualité, il y a d’autres cas très intéressants, encore plus complexes, où l’on voit se conjuguer les effets de cette insoumission rédactionnelle et des pressions institutionnelles.

Cas du concours d’entrée à l’ISCAM, l’Institut supérieur des cadres militaires. Il a lieu en août. Pour la première fois il y a des femmes parmi les candidats ainsi que des Hutus récemment rentrés d’exil. Evénement sensationnel, dans ce pays où les Tutsi (surtout du sud, de Bururi précisément) ont gardé la haute main sur l’armée. Evénement incontournable pour les médias. La radio et la télévision sont là, elles interviewent ces candidats d’un nouveau type. Mais les reportages sont complètement censurés sur injonction gouvernementale. Le ministre de la défense (lieutenant-colonel proche de l’ancien régime) et le ministre de l’information ont interdit de diffuser ces interviews ultrasensibles, pour des raisons de sécurité, par crainte de réactions violentes au sein de l’armée, dont la loyauté au nouveau régime suscite des doutes depuis les élections. Un cas de figure très complexe dans la mesure où ici la censure vise moins à satisfaire le nouveau pouvoir politique (ces nouvelles candidatures vont dans son sens) qu’à lui épargner des ennuis ; quant à l’attitude des journalistes, elle peut être interprétée de façon purement professionnelle comme de façon très politique… Toujours est-il que cette censure témoigne d’un rapport très problématique à l’information. On est encore dans l’illusion qu’un fait non rapporté, interdit d’antenne, cesse ainsi d’exister, que l’information est plus forte que le réel ou, plus exactement, que la non-information peut suffire à supprimer la réalité d’un fait. Or, il y a là tous les éléments qui permettraient justement de démontrer les limites, voire l’inanité de la censure. Le fait que ce concours s’est ouvert à ces nouveaux venus est évidemment plus fort que l’information ou la non-information : que la RTNB n’en parle pas n’y change rien. Tous les militaires sont au courant et tout le monde, bientôt, sera au courant. La censure ici risque de se retourner contre elle-même : il vaut toujours mieux pour des journalistes traiter une actualité, avec tout le professionnalisme nécessaire, que la taire. La connaissance vaut mieux que la méconnaissance. Le silence est suspect, il est toujours finalement plus dangereux que la parole, pourvu que celle-ci soit réfléchie.

Cas du retour d’exil de Bagaza. L’ancien président éjecté du pouvoir par Buyoya a été invité à rentrer au pays par le nouveau président Ndadaye. Son avion en provenance de Libye atterrit à l’aéroport de Bujumbura le 28 juillet. Il y a foule pour accueillir l’illustre exilé, il y a des scènes de liesse, la télévision les filme, mais les services du protocole empêchent les journalistes d’accéder au salon d’accueil et d’interviewer l’ex-président. Et le reportage à la télévision est manipulé comme l’étaient ceux des meetings électoraux de Ndadaye : aucun plan de la foule en liesse. C’est le ministre de l’information qui a exigé ce traitement. Il expliquera à RSF qu’il fallait « banaliser » l’événement pour ne pas provoquer l’ex-président Buyoya, pour ne pas ajouter l’humiliation à sa défaite électorale. Difficile de démêler le faux du vrai dans cette censure partielle. Il n’est pas faux que ce retour de Bagaza puisse embarrasser le « camp tutsi » et qu’il donne le beau rôle au nouveau président, magnanime et réconciliateur ; mais la crainte est peut-être aussi, dans le « camp hutu », d’exaspérer ceux qui trouvent Ndadaye trop généreux et de raviver les mauvais souvenirs du bagazisme… Bref, quoi qu’il en soit et quelles que soient les arrière-pensées des uns et des autres, les journalistes en l’occurrence ont fait leur métier. Du point de vue professionnel, la seule question qui compte est à nouveau celle du traitement de cette information : non seulement il fallait filmer objectivement le retour de Bagaza, tel qu’il se déroulait, mais il fallait interroger ses partisans pour évaluer leurs motivations, il fallait aussi analyser ce retour en termes d’avantages et désavantages politiques et le contextualiser par des rappels historiques. Cet événement était l’occasion d’un bel exercice journalistique. Mais il n’en est question nulle part dans la querelle qui suit cet épisode, où il n’est question que du problème de censure et jamais du traitement de l’information.

Un temps d’incertitude médiatique

En conclusion, le Burundi vient de connaître, dans le contexte du changement politique, une sorte de révolution médiatique : les rédactions radio et TV sont passées de la collaboration à la résistance ! D’abord contre l’opposition potentielle (qui n’était encore que candidate au pouvoir : Frodebu et Ndadaye) puis carrément contre le pouvoir, le nouveau pouvoir. Mais c’est un retournement relatif, il est politique et non journalistique. Il est purement conjoncturel, les quelques velléités de traitement professionnel de l’information s’en trouvent forcément suspectes, elles sont trop rares pour donner le change. Bref, on pourrait décrire finalement cette période comme un temps d’incertitude, de fragilité, où la plupart des repères qui ont fonctionné pendant tant d’années et qui semblaient éternels, intangibles, ont disparu sans être remplacés par de nouvelles balises. Les journalistes sont réellement perdus.

La suite va confirmer cette observation. Quatre mois après son élection, Ndadaye est assassiné par des militaires, ainsi que d’autres dirigeants du Frodebu. Ce que Filip Reyntjens appellera le coup d’Etat manqué le plus réussi de l’histoire… Personne n’assume ce coup d’arrêt brutal à l’expérience démocratique, l’armée ne revendique rien, personne ne se présente comme le nouveau sauveur de la nation(2) .

La RTNB est au diapason de cette sidération : silence absolu sur les antennes pendant trois jours ! Un silence sans précédent dans l’histoire audiovisuelle du Burundi. Pas un son, pas une image : c’est la meilleure preuve du vide institutionnel qui vient de se créer, et qui va notamment déboucher sur les massacres de dizaines de milliers d’innocents. Après ces trois jours de néant médiatique, le public a droit à un mois de musique classique… Une musique qui pour lui signifie le deuil. Un mois d’antenne abandonnée par les journalistes burundais et occupée par des orchestres européens.

On est ici encore devant un nouveau cas de figure, le dernier épisode de cette deuxième période médiatique. Pour la première fois, on est dans une adéquation parfaite entre la réalité et le média national : l’une et l’autre se caractérisent par le vide, le silence, l’absence, l’incapacité à gérer les événements, mais aussi pour la RTNB à donner le change par un discours falsificateur comme elle le faisait volontiers auparavant.

Cette fois l’instabilité est maximale. Tous les repères sont effacés. La musique remplace l’information. Et quand les émissions reprennent, plus personne ne sait comment traiter cette actualité, fuyante et tragique. Le pays est à feu et à sang, mais la RTNB n’en dit mot. L’information et, a fortiori, le commentaire des événements disparaissent des antennes nationales, à de rarissimes exceptions près, comme la couverture purement factuelle des funérailles des dirigeants assassinés qui auront lieu le 6 décembre, quarante-six jours après le putsch.

Pour le fonctionnement journalistique, tout est encore à refaire. Pas parce que l’on change de régime cette fois, comme en 1987 ou même en 1993, mais parce que l’on passe d’un monde à un autre. D’une confrontation socio-politique à la guerre civile… Et ceci change tout. Les journalistes sont en quelque sorte livrés à eux-mêmes. Ils balbutiaient la liberté de la presse, ils commençaient à se réclamer du professionnalisme et les voilà pratiquement contraints de basculer dans le journalisme identitaire. En tout cas, chacun est sommé de s’y engager ou de faire au moins semblant… Les journalistes, selon qu’ils sont hutu ou tutsi, sont censés obéir ou désobéir aux ordres du gouvernement, ou ce qu’il en reste, retranché au Club du Lac, c’est-à-dire en d’autres termes dénoncer ou défendre l’armée… Certains y laisseront la vie.

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(2) A l’exception de l’uproniste hutu François Ngeze, mis en avant par les putschistes, qui a parlé à la RTNB avant de disparaître aussitôt des antennes.

Du rêve au cauchemar

L’année 1994 est cauchemardesque. Après les massacres de masse, ce sont maintenant l’exode, l’exil intérieur, les regroupements, la balkanisation du pays et de la capitale, les rébellions.

Témoignage d’Antoine Kaburahe devenu alors journaliste à Panafrika: « Certains journalistes étrangers nous accusaient de ne pas dénoncer les violences de l’un ou l’autre camp. Sur ce point, il faut être réaliste. Le journaliste qui vit sur place, dans des quartiers populaires en ébullition (…), dans ces quartiers où la vie ne vaut pas grand-chose, à moins d’être suicidaire, il sait qu’il doit être prudent. Tous les journalistes burundais en activité durant cette période, du moins ceux qui se débattaient au milieu des deux extrémismes(3) ont connu cette peur de la réaction populaire. Dans ce contexte, chaque numéro, chaque article est un coup de poker. Le journaliste vit dans l’anxiété. Car pour celui qui a choisi son camp, les choses sont claires. Il connaît son camp, peut identifier les amis et les ennemis, il sait dans quel bistrot il peut prendre son verre tranquillement. Nous qui voulions rester neutres, on a tout vécu. Téléphones de menaces, lettres anonymes, injures, sarcasmes. »

Panafrika est l’exception qui confirme la règle. Le début du dégel médiatique est déjà loin. On n’a fait qu’un bref détour par le journalisme. La RTNB a été immédiatement et reste dépassée par les événements. Maintenant c’est la presse écrite qui tient le haut du pavé, on parle des médias de la haine, expression en vogue depuis le génocide rwandais, et la sinistre Radio 1000 collines. La presse écrite ne s’est jamais imposée par l’importance de son lectorat au Burundi, mais ce n’est pas la quantité qui compte, c’est le pouvoir d’influence et de nuisance, d’une certaine façon la presse se réduit, s’abaisse à une fonction qui la nie dans son essence : elle n’est plus que tract, pamphlet, haine et rumeur. Elle donne une apparence d’information à la rumeur, à l’insinuation, à la déformation des faits qui sont le contraire de l’information !
La grande victime collatérale de ce coup d’Etat est le journalisme…

La RTNB, elle, ne verse pas dans l’extrémisme, mais elle réduit son activité journalistique au strict minimum, et pour tout dire à moins que le strict minimum. Pratiquement, elle cesse de traiter l’actualité. Avec cet énorme paradoxe : alors que la guerre est partout, attaques, combats, répression, exactions, massacres, évacuations, déplacements, regroupements, camps de réfugiés, etc., les journalistes ne sont à peu près nulle part. Ils sont confinés à Kabondo (au siège). Et leur travail est réduit à sa plus simple expression : la lecture de communiqués et de quelques conseils pratiques à la population angoissée(4) .

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(3) Kaburahe parle des journalistes qui ne voulaient pas tomber dans l’extrémisme. Extrait de La mémoire blessée, p.140
(4) Le cas de l’attentat qui coûtera la vie, le 6 avril 1994, aux présidents du Rwanda et du Burundi (Juvénal Habyarimana et Cyprien Ntaryamira) sera très significatif à cet égard. Cette actualité sera traitée de façon diamétralement opposée par la presse « nationale » des deux pays : au Rwanda, le déchaînement des passions qui contribuera au grand génocide ; au Burundi, le black-out et quelques diversions pour essayer d’éviter que ce nouvel assassinat d’un président ne débouche sur les mêmes massacres que fin 93.

Accéder à toute la réflexion « Repenser la Presse » en cliquant ici

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3 réactions
  1. Abruzi

    Merci Antoine. Tu viens de prouver encore une fois ton professionnalisme et ton patriotisme, en parvenant à te mettre au dessus de la mêlé. Même après tant d’années , tout le monde ne peut pas réussir de s’élever ainsi. Pour avoir beaucoup lu et entendu à cette époque, je confirme ce que vous avez écrit. J’espère que vous pourrez écrire un jour un livre à ce propos à léguer aux générations futur.

  2. Gérard Mfuranzima

    Je confirme. Tout ce qui est écrit dans cet article, est malheureusement vrai. Nous qui étions des journalistes puis des dirigeants de la RTNB à cette époque, nous avons vraiment souffert. Le choix des informations, la collecte, le traitement et la diffusion des informations n’étaient pas choses faciles. N’oublions pas que des confrères ont été tués dans ce tourbillon : Alexis Bandyatuyaga, Pamphile Simbizi, Édouard Makomanya, etc. Notre principe à l’époque était simple: on est d’abord journaliste parce qu’on est vivant. Les martyrs, les saints et les héros qu’on nous poussait parfois à devenir, n’était pas du domaine d’accès à tout journaliste murundi. Rien qu’aller ouvrir les antennes de la radio nationale à 5h du matin, en passant par barricades des jeunes *sans échecs* lors des opérations dites « ville morte », ce n’était pas un pari gagné d’avance… L’histoire du journalisme au Burundi en dira des nouvelles.

    Cher Gérard Mfuranzima,
    Vous avez été mon Directeur à la radio nationale… Je me souviens effectivement que traverser la ville à 4 heures du matin quand on était affecté aux journaux de la « petite matinée » était toujours angoissant. Je me souviens aussi de Pamphile Simbizi, un collègue tué à Kamenge. Un garçon d’une grande douceur que j’avais connu à l’université.
    Je me souviens des adieux à la morgue de l’hôpital Roi Khaled. Nous étions une petite poignée venus lui rendre hommage car la RTNB était déjà aussi gangrenée par la division ethnique. Je peux citer Prime Ndikumagenge aujourd’hui à la BBC.
    Ses proches, très émus par notre présence, nous ont demandé de ne pas les suivre pour l’enterrement car c’était trop risqué avec nos « faciès ». Il fallait traverser Kanyosha… La balkanisation touchait les funérailles.Une période terrible.
    Antoine Kaburahe

  3. St-James

    Merci pour cet éclairage sur ce passé médiatique récent du 🇧🇮. À ceux ( certains extrêmistes sorciers) qui accusaient Ndadaye de tous les maux (élections truquées, génocide et autres), quels sont vos arguments à présent?

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