A la RTNB, comme dans d’autres milieux de la capitale, majoritairement tutsi, le choc est terrible. Mais pour elle, contrairement à eux, frappés de stupeur, il est impossible de se taire. La radio et la télévision sont des médias, elles doivent produire du discours. Et donc pour la RTNB la question se pose immédiatement : que dire, comment faire ? Comment traiter l’actualité dans ce paysage politique complètement bouleversé ? Question en forme de double dilemme : servir le nouveau pouvoir et inverser son discours ou maintenir son discours et cesser de servir le pouvoir ?
Il n’y a pas de réponses simples à des questions aussi compliquées. Il est évidemment très difficile pour la RTNB de s’aligner du jour au lendemain, de vanter aujourd’hui ceux qu’elle traitait hier de terroristes. Mais il est tout aussi difficile de passer comme un seul homme à l’opposition ! D’autant que l’UPRONA est associée institutionnellement au nouveau pouvoir, le gouvernement d’ouverture étant dirigé par l’uproniste Sylvie Kinigi. Les statuts de la RTNB n’ont pas changé, le pouvoir de nomination des directeurs appartient au président de la république et à son ministre de l’information. Impossible de s’y soustraire, il faut donc composer, avec le nouveau ministre d’abord (Jean-Marie Ngendahayo), avec la nouvelle direction ensuite. Et c’est tout naturellement sur le terrain rédactionnel, dans la manière de traiter l’actualité, que va s’organiser la « résistance », mais une résistance feutrée, inavouée.
C’est la première grande mutation dans l’histoire du traitement médiatique au Burundi : la RTNB découvre le journalisme en juillet 1993 ! Elle qui a traité l’actualité électorale par la censure et la déformation des faits, se fait soudain un devoir d’objectivité, elle refuse de couvrir certains événements officiels, arguant qu’ils sont sans intérêt journalistique, ou les rapporte de façon tellement biaisée qu’ils finissent par desservir le gouvernement. Elle qui était la voix du pouvoir depuis des dizaines d’années, donne soudain la parole à toutes sortes de voix hostiles au nouveau pouvoir.
Cette mutation, pour opportuniste qu’elle soit, ne sera pas sans conséquence sur l’évolution ultérieure des médias. En se réclamant brusquement du professionnalisme, la radio-télévision d’Etat reconnaît qu’elle ne le pratiquait pas auparavant, elle donne raison à ceux des journalistes qui le préconisaient, qui l’ont parfois essayé et qui souvent, découragés, sont partis vers d’autres horizons… Mais en l’occurrence, ce professionnalisme soudain n’en est pas vraiment un, il est davantage un prétexte qu’un principe, il cache mal des prises de positions politiques. Les incidents vont se multiplier.
Le ministre Ngendahayo a nommé Louis-Marie Nindorera directeur général de la RTNB. Ce choix se veut consensuel. Nindorera n’est pas un frodebiste, il est tutsi, il a travaillé au service de communication du président Buyoya, il est militant des droits de l’homme, ses qualités professionnelles sont incontestables. Les deux hommes se connaissent personnellement, même s’ils ne sont pas politiquement du même bord. Ils sont d’accord sur les principes : professionnalisme, impartialité. Mais la façon dont la RTNB va traiter l’actualité va très vite les opposer.
Témoignage de Louis-Marie Nindorera : « J’étais naïf sans doute. Je pensais vraiment que l’occasion était belle de faire évoluer la RTNB vers un vrai travail de service public, d’objectivité, de journalisme pluraliste et d’utilité publique. Je défendais l’indépendance des rédactions, mais j’ai sous-estimé la duplicité de certains journalistes influents. Ils m’ont abusé, je n’ai pas compris qu’ils utilisaient des arguments professionnels pour ne pas faire correctement leur métier (« Nous sommes des journalistes professionnels, nous ne sommes pas au service du pouvoir, nous ne sommes pas là pour faire de la propagande »). Le jeu était complètement faussé. Mais le nouveau pouvoir ne m’a pas facilité la tâche, en fait j’étais pris entre deux feux, je subissais l’influence malsaine des rédactions et j’étais sous la pression du gouvernement. »
En somme, ces journalistes dont parle Nindorera continuent à faire ce qu’ils savent faire : censurer ou déformer la réalité, mais dans le sens inverse des manipulations antérieures, non plus pour célébrer le pouvoir mais pour le discréditer. L’enquête de RSF relèvera divers épisodes de cette bataille médiatique.
Exemples de censures : la RTNB ne couvre pas la libération massive de prisonniers après promulgation d’un décret d’amnistie ; la télévision filme mais ne diffuse pas les images de la destruction des cachots de la sûreté nationale. Exemples de reportages partiaux : ils concernent surtout les multiples problèmes de retours de réfugiés et de litiges fonciers, traités comme autant de preuves de défaillance du pouvoir. Les auditeurs et téléspectateurs burundais n’en croient pas leurs yeux et leurs oreilles : la RTNB est devenue méconnaissable, elle semble passée à l’opposition !
Du point de vue du traitement de l’actualité, il y a d’autres cas très intéressants, encore plus complexes, où l’on voit se conjuguer les effets de cette insoumission rédactionnelle et des pressions institutionnelles.
Cas du concours d’entrée à l’ISCAM, l’Institut supérieur des cadres militaires. Il a lieu en août. Pour la première fois il y a des femmes parmi les candidats ainsi que des Hutus récemment rentrés d’exil. Evénement sensationnel, dans ce pays où les Tutsi (surtout du sud, de Bururi précisément) ont gardé la haute main sur l’armée. Evénement incontournable pour les médias. La radio et la télévision sont là, elles interviewent ces candidats d’un nouveau type. Mais les reportages sont complètement censurés sur injonction gouvernementale. Le ministre de la défense (lieutenant-colonel proche de l’ancien régime) et le ministre de l’information ont interdit de diffuser ces interviews ultrasensibles, pour des raisons de sécurité, par crainte de réactions violentes au sein de l’armée, dont la loyauté au nouveau régime suscite des doutes depuis les élections. Un cas de figure très complexe dans la mesure où ici la censure vise moins à satisfaire le nouveau pouvoir politique (ces nouvelles candidatures vont dans son sens) qu’à lui épargner des ennuis ; quant à l’attitude des journalistes, elle peut être interprétée de façon purement professionnelle comme de façon très politique… Toujours est-il que cette censure témoigne d’un rapport très problématique à l’information. On est encore dans l’illusion qu’un fait non rapporté, interdit d’antenne, cesse ainsi d’exister, que l’information est plus forte que le réel ou, plus exactement, que la non-information peut suffire à supprimer la réalité d’un fait. Or, il y a là tous les éléments qui permettraient justement de démontrer les limites, voire l’inanité de la censure. Le fait que ce concours s’est ouvert à ces nouveaux venus est évidemment plus fort que l’information ou la non-information : que la RTNB n’en parle pas n’y change rien. Tous les militaires sont au courant et tout le monde, bientôt, sera au courant. La censure ici risque de se retourner contre elle-même : il vaut toujours mieux pour des journalistes traiter une actualité, avec tout le professionnalisme nécessaire, que la taire. La connaissance vaut mieux que la méconnaissance. Le silence est suspect, il est toujours finalement plus dangereux que la parole, pourvu que celle-ci soit réfléchie.
Cas du retour d’exil de Bagaza. L’ancien président éjecté du pouvoir par Buyoya a été invité à rentrer au pays par le nouveau président Ndadaye. Son avion en provenance de Libye atterrit à l’aéroport de Bujumbura le 28 juillet. Il y a foule pour accueillir l’illustre exilé, il y a des scènes de liesse, la télévision les filme, mais les services du protocole empêchent les journalistes d’accéder au salon d’accueil et d’interviewer l’ex-président. Et le reportage à la télévision est manipulé comme l’étaient ceux des meetings électoraux de Ndadaye : aucun plan de la foule en liesse. C’est le ministre de l’information qui a exigé ce traitement. Il expliquera à RSF qu’il fallait « banaliser » l’événement pour ne pas provoquer l’ex-président Buyoya, pour ne pas ajouter l’humiliation à sa défaite électorale. Difficile de démêler le faux du vrai dans cette censure partielle. Il n’est pas faux que ce retour de Bagaza puisse embarrasser le « camp tutsi » et qu’il donne le beau rôle au nouveau président, magnanime et réconciliateur ; mais la crainte est peut-être aussi, dans le « camp hutu », d’exaspérer ceux qui trouvent Ndadaye trop généreux et de raviver les mauvais souvenirs du bagazisme… Bref, quoi qu’il en soit et quelles que soient les arrière-pensées des uns et des autres, les journalistes en l’occurrence ont fait leur métier. Du point de vue professionnel, la seule question qui compte est à nouveau celle du traitement de cette information : non seulement il fallait filmer objectivement le retour de Bagaza, tel qu’il se déroulait, mais il fallait interroger ses partisans pour évaluer leurs motivations, il fallait aussi analyser ce retour en termes d’avantages et désavantages politiques et le contextualiser par des rappels historiques. Cet événement était l’occasion d’un bel exercice journalistique. Mais il n’en est question nulle part dans la querelle qui suit cet épisode, où il n’est question que du problème de censure et jamais du traitement de l’information.
Un temps d’incertitude médiatique
En conclusion, le Burundi vient de connaître, dans le contexte du changement politique, une sorte de révolution médiatique : les rédactions radio et TV sont passées de la collaboration à la résistance ! D’abord contre l’opposition potentielle (qui n’était encore que candidate au pouvoir : Frodebu et Ndadaye) puis carrément contre le pouvoir, le nouveau pouvoir. Mais c’est un retournement relatif, il est politique et non journalistique. Il est purement conjoncturel, les quelques velléités de traitement professionnel de l’information s’en trouvent forcément suspectes, elles sont trop rares pour donner le change. Bref, on pourrait décrire finalement cette période comme un temps d’incertitude, de fragilité, où la plupart des repères qui ont fonctionné pendant tant d’années et qui semblaient éternels, intangibles, ont disparu sans être remplacés par de nouvelles balises. Les journalistes sont réellement perdus.
La suite va confirmer cette observation. Quatre mois après son élection, Ndadaye est assassiné par des militaires, ainsi que d’autres dirigeants du Frodebu. Ce que Filip Reyntjens appellera le coup d’Etat manqué le plus réussi de l’histoire… Personne n’assume ce coup d’arrêt brutal à l’expérience démocratique, l’armée ne revendique rien, personne ne se présente comme le nouveau sauveur de la nation(2) .
La RTNB est au diapason de cette sidération : silence absolu sur les antennes pendant trois jours ! Un silence sans précédent dans l’histoire audiovisuelle du Burundi. Pas un son, pas une image : c’est la meilleure preuve du vide institutionnel qui vient de se créer, et qui va notamment déboucher sur les massacres de dizaines de milliers d’innocents. Après ces trois jours de néant médiatique, le public a droit à un mois de musique classique… Une musique qui pour lui signifie le deuil. Un mois d’antenne abandonnée par les journalistes burundais et occupée par des orchestres européens.
On est ici encore devant un nouveau cas de figure, le dernier épisode de cette deuxième période médiatique. Pour la première fois, on est dans une adéquation parfaite entre la réalité et le média national : l’une et l’autre se caractérisent par le vide, le silence, l’absence, l’incapacité à gérer les événements, mais aussi pour la RTNB à donner le change par un discours falsificateur comme elle le faisait volontiers auparavant.
Cette fois l’instabilité est maximale. Tous les repères sont effacés. La musique remplace l’information. Et quand les émissions reprennent, plus personne ne sait comment traiter cette actualité, fuyante et tragique. Le pays est à feu et à sang, mais la RTNB n’en dit mot. L’information et, a fortiori, le commentaire des événements disparaissent des antennes nationales, à de rarissimes exceptions près, comme la couverture purement factuelle des funérailles des dirigeants assassinés qui auront lieu le 6 décembre, quarante-six jours après le putsch.
Pour le fonctionnement journalistique, tout est encore à refaire. Pas parce que l’on change de régime cette fois, comme en 1987 ou même en 1993, mais parce que l’on passe d’un monde à un autre. D’une confrontation socio-politique à la guerre civile… Et ceci change tout. Les journalistes sont en quelque sorte livrés à eux-mêmes. Ils balbutiaient la liberté de la presse, ils commençaient à se réclamer du professionnalisme et les voilà pratiquement contraints de basculer dans le journalisme identitaire. En tout cas, chacun est sommé de s’y engager ou de faire au moins semblant… Les journalistes, selon qu’ils sont hutu ou tutsi, sont censés obéir ou désobéir aux ordres du gouvernement, ou ce qu’il en reste, retranché au Club du Lac, c’est-à-dire en d’autres termes dénoncer ou défendre l’armée… Certains y laisseront la vie.
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(2) A l’exception de l’uproniste hutu François Ngeze, mis en avant par les putschistes, qui a parlé à la RTNB avant de disparaître aussitôt des antennes.
Merci Antoine. Tu viens de prouver encore une fois ton professionnalisme et ton patriotisme, en parvenant à te mettre au dessus de la mêlé. Même après tant d’années , tout le monde ne peut pas réussir de s’élever ainsi. Pour avoir beaucoup lu et entendu à cette époque, je confirme ce que vous avez écrit. J’espère que vous pourrez écrire un jour un livre à ce propos à léguer aux générations futur.
Je confirme. Tout ce qui est écrit dans cet article, est malheureusement vrai. Nous qui étions des journalistes puis des dirigeants de la RTNB à cette époque, nous avons vraiment souffert. Le choix des informations, la collecte, le traitement et la diffusion des informations n’étaient pas choses faciles. N’oublions pas que des confrères ont été tués dans ce tourbillon : Alexis Bandyatuyaga, Pamphile Simbizi, Édouard Makomanya, etc. Notre principe à l’époque était simple: on est d’abord journaliste parce qu’on est vivant. Les martyrs, les saints et les héros qu’on nous poussait parfois à devenir, n’était pas du domaine d’accès à tout journaliste murundi. Rien qu’aller ouvrir les antennes de la radio nationale à 5h du matin, en passant par barricades des jeunes *sans échecs* lors des opérations dites « ville morte », ce n’était pas un pari gagné d’avance… L’histoire du journalisme au Burundi en dira des nouvelles.
Cher Gérard Mfuranzima,
Vous avez été mon Directeur à la radio nationale… Je me souviens effectivement que traverser la ville à 4 heures du matin quand on était affecté aux journaux de la « petite matinée » était toujours angoissant. Je me souviens aussi de Pamphile Simbizi, un collègue tué à Kamenge. Un garçon d’une grande douceur que j’avais connu à l’université.
Je me souviens des adieux à la morgue de l’hôpital Roi Khaled. Nous étions une petite poignée venus lui rendre hommage car la RTNB était déjà aussi gangrenée par la division ethnique. Je peux citer Prime Ndikumagenge aujourd’hui à la BBC.
Ses proches, très émus par notre présence, nous ont demandé de ne pas les suivre pour l’enterrement car c’était trop risqué avec nos « faciès ». Il fallait traverser Kanyosha… La balkanisation touchait les funérailles.Une période terrible.
Antoine Kaburahe
Merci pour cet éclairage sur ce passé médiatique récent du 🇧🇮. À ceux ( certains extrêmistes sorciers) qui accusaient Ndadaye de tous les maux (élections truquées, génocide et autres), quels sont vos arguments à présent?