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Les usages politiques de la corruption

05/05/2013 Commentaires fermés sur Les usages politiques de la corruption

Il y a de cela trois jours, la nouvelle tombait comme une bombe à Bujumbura : l’ancien homme fort de la capitale burundaise, celui-là même qui, à en croire les dires de certains, ne se privait pas du plaisir de narguer les naufragés et autres galériens des systèmes burundais, venait d’être arrêté par la police nationale pour « complicité de gestion frauduleuse, prise illégale d’intérêt et concussion dans l’enquête sur l’incendie du marché central de Bujumbura » (Iwacu.org, 12 mars).

Comme une cerise sur le gâteau, une vidéo publiée dans la foulée sur youtube (http://www.youtube.com/watch?v=80_duj3NzFo) permettait aux usagers d’internet de voir en direct Me Giswaswa, visiblement insensible aux larmes de sa sœur (au Bdi, un vrai homme ne pleure pas), en train de se faire embarqué dans un véhicule de la police burundaise, en direction la prison centrale de Mpimba. A peine la nouvelle est tombée que les commentaires ont fusé de partout, chacun y allant de son point de vue. Pour les uns, le nouveau locataire de Mpimba n’a eu que ce qu’il mérite, étant entendu que, selon eux, il s’est rendu coupable de nombreux comportements délictueux durant son séjour à la tête de la mairie de Bujumbura. Pour les autres, sans aller jusqu’à remettre en cause le postulat des premiers, voyaient en l’appartenance ethnique de l’ancien maire, un élément majeur qui expliquerait certainement pourquoi le choix s’est porté sur lui, et non pas sur d’autres personnalités, elles-mêmes budgétivores et criminelles, mais qui, parce que « appartenant » au même groupe ethnique que le noyau dur du parti au pouvoir, se la couleraient douce. Au milieu de ces jouissances et/ou de ces dénonciations qui, faut-il le préciser, affirment toutes les erreurs de l’ancien responsable de la mairie, le président du FORSC, M. Pacifique Nininahazwe se posait la question de savoir si, derrière cette arrestation, il n’y a pas des mobiles politiques.

L’objectif de ces quelques lignes n’est pas de donner des réponses à toutes les interrogations qu’ont suscitées l’arrestation et, ensuite, la mise sous les verrous de Me Giswaswa (et d’autres qui suivront, qui sait ?), mais plutôt de montrer qu’en Afrique, derrière toute arrestation pour cause de corruption se trouve toujours un mobile politique, dans la mesure où, contrairement à ce que nous laissent penser les juristes politiciens, les usages politiques de la corruption sont nombreux, d’une part, et que, en Afrique, le jeu politique s’apparente à un jeu de dupes, d’autre part.

J’entends par « usages politiques » le fait pour les professionnels politiques, c’est-à-dire l’ensemble de personnes qui vivent de la politique, d’utiliser une situation de corruption, soit pour accéder aux postes de pouvoir et/ou s’y maintenir, soit pour contrôler les entrées et les sorties au sein d’un système ou alors pour éliminer les opposants.

La nomination ne répond pas toujours aux besoins d’efficience

En simplifiant à l’extrême, on peut dire que le moment crucial de la vie politique d’un pays est celui des campagnes électorales. On sait que dans les sociétés où le jeu politique est développé, c’est à ce moment là que les politiciens se déploient sur le terrain pour rencontrer des populations auxquelles ils doivent vendre leurs idées. C’est à l’issue de ces campagnes électorales, durant lesquelles les différents acteurs exposent leurs projets de société, que la population décide à qui parmi les différents joueurs, elle doit confier sa destinée. Un pareil jeu politique suppose l’existence de deux entités politiques au moins : une classe politique dotée d’arguments vendables parce que s’enracinant dans la société ; et une population capable de comprendre les enjeux de l’heure et en situation matérielle d’opérer des choix. Par contre, dans les pays où le jeu politique connaît encore des atermoiements et où la population expérimente la pauvreté comme c’est le cas du Burundi, on n’a pas besoin d’un programme politique ou d’une quelconque compétence pour gagner une élection ; seul compte le fait de disposer quelques billets de banque ou alors, de disposer la puissance de feu. L’homme politique qui profite de la pauvreté des populations et donne de l’argent, abreuve la population de bière, offre à manger, bref fait ses meetings dans une ambiance de noce ne cherche pas à convaincre les électeurs, mais plutôt à les acheter. Et une fois élu, il cherchera à récupérer (avec intérêt bien sûr) son argent ! C’est aussi valable pour ceux qui arrivent au pouvoir après des luttes armées.

Pour rentabiliser sa mise et vu qu’il ne peut pas contrôler le territoire tout seul, le politicien devenu président doit donc s’entourer d’un état-major politico-administratif dont les membres sont non seulement issus de sa tribu (au sens large), mais aussi et surtout sélectionnés au travers d’une loupe dont il est le seul à en maîtriser la manipulation. Chacun de ses clients reçoit alors une « prébende », c’est-à-dire, selon Jean-François Médard, « un office de l’État qu’un individu se procure soit par un examen oral, soit comme récompense pour des services loyaux rendus à un seigneur ou un dirigeant » (Médard, 1991 : 328), qu’il doit gérer comme une propriété privée, mais en se souvenant de son patron, donc, de la personne qui l’a nommé au poste et à qui il doit régulièrement verser une rente.

Donc, on peut dire à ce niveau que la corruption sert d’abord à conforter la position du nominé. En ponctionnant le peuple, le commis de l’État subit, dans une certaine mesure, la pression du haut et utilise les fonds de la corruption non seulement pour produire son propre pouvoir (parce qu’il donne beaucoup d’argent au parti et à ses propres clients, il a un pouvoir que n’ont pas les autres), mais surtout pour légitimer sa position : « L’argent de la corruption permet d’abord une fonction de légitimation, par exemple en permettant à ceux qui sont « en haut » d’embaucher ceux qui sont « en bas ». Plus le mécanisme s’étend et plus la « marchandisation » se développe, plus la corruption apparaît comme un simple moyen de soudoyer et non comme enracinée dans un socle ancien. Si la manne vient à se réduire du fait de la crise financière, cela est de nature à poser toute une série de problèmes et à déstabiliser le système » (Salama, 1995). Tout ceci permet de comprendre deux choses. Premièrement, les décalages qui se donnent souvent à voir entre les compétences de personnes nommées à certains postes et les missions qui leur sont assignées s’expliquent par le fait que, très souvent, les nominations ne sont pas dictées par des besoins d’efficacité, mais par ceux de la reproduction du système. Deuxièmement, cela permet de comprendre l’arrogance de certains gestionnaires des biens publics qui n’ont pas peur de vivre dans l’ostentation, dans des pays où la majeure partie de la population est tutoyée par la misère. Dans ce jeu, le seul homme lucide reste généralement le chef-président, le temps que dure son pouvoir, avant qu’il ne se fasse éjecter par un autre chef de « guerre ».

La nomination, entre cooptation bénigne et piège machiavélique

Quand il nomme ses clients à certains postes clés, « les postes juteux » comme les appellent ironiquement les politologues africanistes, le chef-président est presque sûr d’une chose : quelle que soit leur moralité, ils se rendront coupables des cas de corruption. Dans des pays pauvres comme le Burundi où le salaire de fonctionnaire ne permet pas de mener une vie décente, il faut être plus qu’un moine tibétain pour échapper à la tentation des « motivations », des « remerciements », des « encouragements », des « commissions », etc. C’est comme quelqu’un qui prendrait de la viande et qui la ferait garder par un chien. Il est sûr et certain que ce « mutima wayaze » comme on l’appelait dans les contes du primaire, ne pourra pas résister et surtout ne pourra pas se contenter seulement de l’odeur si agréable de la viande. D’ailleurs, le chef-président n’est pas opposé à ce qu’ils prennent, de temps en temps, des pots-de-vin, des motivations et autres formes de corruption que la pratique sociale dissimule ; c’est en partie grâce à cet argent que son parti peut financer certains travaux, qu’il peut étendre sa base sur tout le territoire, etc., dans des pays où le financement public des partis politiques est presque inexistant. Seulement voilà, le gestionnaire qui pratique la corruption ignore que sa position est comme une épée de Damoclès qui plane au-dessus de sa tête. Elle est à la fois source de puissance et de mort sociale à tout moment. En fait, il a beau amasser des richesses à travers la gestion néo-patrimoniale qu’il fait de la parcelle de pouvoir qui lui a été confiée, il reste néanmoins vulnérable à deux niveaux au moins. D’une part, le poste qu’il occupe est un poste politique, non pas au sens d’un poste électif, mais d’une rétribution qu’il a reçu grâce aux affinités qu’il a avec le chef-président. Donc, c’est un poste non mérité, du point de vue des valeurs républicaines, et peut par conséquent lui être retiré à tout moment. D’autre part, et c’est le plus important, le sport de l’indiscipline financière auquel il s’adonne en complicité avec le chef-président est illégal et juridiquement attaquable. Il peut donc faire l’objet de poursuite judiciaires avec à la clé un emprisonnement, pour peu que son mentor le lâche. Je tiens à souligner que ce dernier, étant le faiseur des lois, ne court aucun risque, parce que la rente qu’il a reçue n’est connue que par le gestionnaire qui, en cas d’emprisonnement, ne pourra jamais prouver le partage des responsabilités.

Donc, à mon humble avis, les internautes qui pensent que l’arrestation de Me Giswaswa est liée à son appartenance ethnique se trompent. Ici, il n’y a pas une question d’ethnie, seuls comptent les intérêts des acteurs en jeu et la saisie de la logique de ce dernier. Le postulat de Washington selon lequel, « les Etats n’ont pas d’amis, ils n’ont pas d’ennemis, ils n’ont que des intérêts », est également porteur de sens chez les politiciens (chez les humains, de façon générale). Vous êtes de même bord tant que chacun trouve son intérêt (ici l’homme fort) et pour peu qu’il sent ses intérêts menacés, le contrat peut être rompu, que vous soyez son frère, sa sœur ou son cousin. Peut-être n’est-il pas superflu de souligner que ce sont ces gens, que je qualifierais de dupes, qui font le jeu du « président-fondateur » et qui lui garantissent sa pérennité. Lorsque, soit pour créer la diversion ou sous pression de l’opinion nationale et/ou internationale, il arrête l’un d’entre eux, la population jubile, exulte et s’excite, permettant au passage au chef-président de se refaire une santé politique, de renaître de nouveau et de remonter sa côte de popularité. Le lecteur comprendra donc que l’interrogation qui accompagne généralement les limogeages de ministres, de DG et autres responsables d’entreprises qui se sont illustrés par l’excellence n’a pas le droit d’être : c’est par accident de casting qu’ils sont nommés et s’en débarrasser le plus tôt possible devient plus urgent. Par contre, le gestionnaire à la grande gueule qui, souffrant de boulimie et trompé par la protection de son tuteur, accepte les pots-de-vin aussi nombreux qu’ils lui sont proposés, s’avère être un pion indispensable au jeu. Il ne peut non seulement jamais menacer le poste du chef-président (parce qu’il reste juridiquement attaquable, au regard des dossiers de malversation des deniers publics dans lesquels son nom est cité), mais aussi son emprisonnement reste toujours un argument pour redorer le blason du chef en mal de légitimité.

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