Désœuvrement, destruction du matériel, diminution de la production, … les pêcheurs de la Plage de pêche de Kajaga, de la commune Mutimbuzi, province de Bujumbura ne savent plus à quel saint se vouer. La cause de leur malheur : leurs activités sont à l’arrêt à la suite de la montée des eaux du lac Tanganyika. Reportage.
« Que voulez-vous qu’on vous dise ? Notre métier s’est arrêté. Nos familles souffrent », s’improvisent des jeunes hommes en voyant un enregistreur. Tristes, ces pêcheurs de la Plage de pêche de Kajaga disent que depuis un certain temps, il n’y a plus de production. Cette plage est au bord du lac Tanganyika, non loin de la route Bujumbura-Gatumba.
Là, le désœuvrement est réel. « Nous n’avons plus de travail. Voilà, on passe le temps comme ça en attendant peut-être qu’un jour, notre activité reprenne », confie le prénommé Bosco, un pêcheur. Lui et ses amis jouent à l’Ikibuguzo. A côté, une autre équipe est en train de jouer aux cartes.
Comme midi approche, on voit aussi d’autres jeunes garçons en train de malaxer la patte de manioc tandis que d’autres hommes dorment tranquillement sur leurs bateaux. Contrairement aux moments de forte production, peu de femmes sont visibles sur place. « Que viendraient-elles faire ? Elles venaient ici pour se ravitailler en Ndagala, afin de les revendre dans les différents marchés de Bujumbura. Mais, aujourd’hui, on n’a presque rien à leur offrir », signale un autre pêcheur natif de Cankuzo.
Sur place, les dégâts matériels sont énormes. De loin, on voit l’ancien bureau des pêcheurs, des robinets d’eau potable, le petit monument du parti de l’aigle, … déjà, les pieds dans l’eau. Ils sont presque détruits. Beaucoup de bateaux de pêche ont subi le même sort malgré leur cherté. Désiré Hicuburundi, un autre pêcheur natif de la province de Cibitoke indique par exemple que deux catamarans coûtent plus de 8 millions de BIF sans parler de moteur. Il fait savoir que quand un bateau est détruit, c’est une grande perte.
Déboussolés, pour tuer le temps, certains jeunes hommes réparent ces bateaux, d’autres vérifient leurs filets. A la moindre présence d’un étranger, ils dissimulent rapidement les filets maillants prohibés dans la pêche.
Ce qui est le plus surprenant, c’est qu’aucune trace de Mukeke ou de Ndagala sur des séchoirs qui, eux aussi, n’ont pas échappé à la fureur du lac. « Même nous, on va manger cette patte avec des lengalenga. Il n’y a plus de poissons. C’est parce qu’on n’a pas de ticket pour rentrer chez nous. Sinon, vous n’alliez trouver personne ici. Les moments sont durs », souligne M.Hicuburundi.
Avec ses 25 ans dans le métier, il avoue que c’est pour la première fois qu’il vient de voir une telle montée des eaux du lac Tanganyika. Ce qui a entraîné la perturbation de leurs activités et la diminution de la production. « Notre bureau a été totalement détruit. On n’a plus où mettre nos bateaux. Le lac nous a repoussés et on s’est retrouvé dans ces parcelles. Les propriétaires nous disent qu’on n’a pas de place ici, que nous devons déguerpir.»
Il souligne en outre que grâce à ce métier, il parvenait à subvenir aux besoins de ses 9 enfants et 4 orphelins laissés par son frère mort sur le champ de bataille.
Quand le carburant empire la situation
Ces pêcheurs n’ont même pas espoir que l’eau va reculer. Le manque de carburant ajoute le drame au drame. « Il y en a qui viennent de Cankuzo, de Kirundo. S’il y avait du carburant, nous serions déjà rentrés chez nous mais il est très difficile d’avoir le ticket », raconte le prénommé Jaguar, un autre pêcheur de Kajaga. Il ajoute que même les bateaux ne peuvent pas fonctionner sans carburant. « Imaginez les pertes quand on achète du carburant à un prix exorbitant et qu’on passe toute une nuit sur le lac pour rentrer mains vides. C’est décourageant. », déplore-t-il.
Les responsables de cette plage de pêche reconnaissent eux-aussi que la situation est grave. Le prénommé Michel, un d’entre eux, signale que plus de 2 000 pêcheurs œuvrent à cet endroit. A ceux-là, il faut ajouter plus de 2 000 autres personnes qui vivent de ce métier de la pêche en vendant de la nourriture, les différents types de boissons, etc. « Tout ce monde est affecté. Il est actuellement inoccupé. Et pire encore, quand les bateaux ne sont pas en train d’être utilisés, ils se détruisent petit à petit.», fait-il observer.
Il fait aussi savoir que cette diminution de la production de la pêche se répercute sur les marchés. « Aujourd’hui, 1kg de Ndagala peut aller jusqu’à 80 mille BIF. Cinq petits Mukeke se vendent à plus de 20 mille BIF », confirme Isaac Nduwimana, un vendeur de poissons et de Ndagala au marché dit Cotebu. Il rappelle qu’il n’y a pas très longtemps qu’1kg de Ndagala était à 30 ou 35 mille BIF.
Il explique que cette baisse de la production est liée aux inondations, à la montée des eaux du lac Tanganyika et à la forte pollution du lac. M. Nduwimana pense aussi qu’il y a des poissons qui ne sont pas capturés. « Je ne doute pas que si on introduisait la pêche industrielle, la production serait en hausse. Presque tous nos pêcheurs utilisent du matériel artisanal ou semi-industriel.», argumente-t-il.
RENCONTRE
« Pour les poissons, les inondations ne sont pas mauvaises contrairement à ce qu’on pense »
Aujourd’hui, les produits de la pêche comme le Mukeke et le Ndagala se font de plus en plus rares sur le marché. Certaines personnes disent que cela est lié aux inondations et à la montée des eaux du lac Tanganyika. Qu’en dites-vous ?
Pour les poissons, c’est même une bonne affaire. Peut-être que les poissons qui ont des problèmes sont ceux qui vivent dans les zones sablonneuses, très rocheuses. Mais, les poissons qui vivent dans les zones plates, où il y a de la végétation, pour eux, c’est une bonne affaire.
Parce que chez les poissons, il y en a qui se reproduisent dans les herbes au bord du lac. Alors quand il y a inondations, les petits ont beaucoup de place pour se nourrir et grandir.
Même les poissons qui pondent leurs œufs au large et les petits, ils sont poussés jusque dans les bords ici. C’est là qu’ils grandissent et parviennent à se protéger contre les prédateurs. C’est-à-dire d’autres poissons qui les mangent.
Par ailleurs, dans l’eau du lac qui vient lécher le sol, il y a des nutriments, des engrais. Quand ça passe dans l’eau, c’est de la nourriture pour les algues. C’est ça qui fait que l’eau devienne verte. Et tout ce qui est vert, c’est d’abord de la nourriture pour les petits microorganismes et à leur tour, ces micro-organismes sont de la nourriture pour les petits poissons.
Ces derniers grandissent très vite. Vous allez le voir à la suite d’une inondation. On voit en effet un changement dans la production trois ou quatre mois après. C’est pourquoi par exemple, quand il pleut beaucoup au mois de novembre, on a une forte production en avril-mai.
Bref, les inondations ne sont pas mauvaises pour les poissons contrairement à ce qu’on pense.
Qu’en est-il du Mukeke ?
Pour le Mukeke, c’est une autre histoire. Ce sont des poissons qui pondent leurs œufs au large. Ce sont des œufs flottants. Mais, ils se rapprochent beaucoup près du bord pour venir manger les zooplanctons, les petits poissons qu’on appelle Inyamunyamu.
Ils ressemblent à des Ndagala. Quand ils dépassent les 10 ou 12 cm, ils partent. Ici au Burundi, on n’en a plus beaucoup. Ils sont au large de la Tanzanie et de la RDC, plus au sud.
Pourquoi ?
C’est leur cycle de vie. Ils vont chercher à manger où il y en a encore. Ils reviendront quand ils seront plus grands. Dans le temps, on les capturait quand ils remontaient chez nous.
Alors qu’est-ce qui s’est passé maintenant ?
Les pêcheurs ont changé leur mode de pêche. Dans le temps, on utilisait le filet qu’on utilise pour capturer les Ndagala, avec des lampes. Le Mukeke était dedans. Actuellement, on utilise des filets maillants. Ici au Burundi, on le fait mais, le grand problème c’est surtout au Congo.
Là, ils ont mis en place des barrières complètes de filets maillants au large de Kalemie jusque tout au sud sur de longs kilomètres à travers le lac. Donc, c’est là qu’on les ramasse tous avant d’arriver au Burundi. Ces Mukeke n’arrivent plus chez nous. Ils sont arrêtés au large du Congo.
Est-ce que cela suffit pour expliquer la diminution de la production ?
L’augmentation du nombre de filets utilisés y est aussi pour quelque chose. Les captures totales notamment pour les Ndagala, au niveau du Burundi, varient entre 15 et 25 mille tonnes par an. On fluctue autour de 100% des possibilités du lac. On ne peut pas aller au-delà.
C’est ce que peut donner le lac. C’est-à-dire la production naturelle. Mais, par contre, ce qui a augmenté, c’est aussi le nombre d’unités de pêche. Donc, depuis les années 1985, les captures totales pour tout le lac sont les mêmes et chacun y prend de moins en moins.
Quid des effets de la pollution ?
Moi je n’y crois pas beaucoup. D’accord il y a des zones polluées dans le bord mais les poissons sont assez malins pour s’enfuir. Au large, les eaux sont encore propres. Les zones polluées sont très proches des bords et très localisées. Il faut voir aussi quel type de pollution.
C’est-à-dire ?
Ce qu’on appelle la pollution biologique c’est-à-dire celle qui consiste en matière biodégradable, la matière qui pourrit dans l’eau. Ce n’est pas ça qui tue les poissons. C’est leur nourriture au contraire. Quand elle est biologique, la pollution n’est pas mauvaise pour les poissons. Ce qui est mauvais c’est cette pollution par les hydrocarbures, les pesticides, etc.
Est-ce que les techniques utilisées ne jouent pas aussi un rôle négatif sur la production ?
Non. Je vous dirai que dans les années 1980, les calculs de la recherche avaient déterminé que, côté Burundi, nos eaux pouvaient supporter jusqu’à dix-huit unités de pêche industrielle.
A ce moment, on était déjà arrivé à vingt-quatre. On leur a dit : débrouillez-vous pour ne rester qu’à dix-huit! Ils l’ont fait. Mais, ils ont constaté que, d’année en année, leur rendement ne cessait de chuter. C’est-à-dire après avoir payé le carburant, la main d’œuvre, etc.
Ils ont perdu de l’argent progressivement et après, ils ont arrêté d’eux-mêmes. Ils ont chuté à 15, 10, 5 unités de pêche. Maintenant, il y a une seule unité de pêche qui est d’ailleurs à l’arrêt.
Donc, la pêche industrielle n’est pas rentable sur le lac Tanganyika. J’entends souvent des gens qui disent : on va augmenter la production. Honnêtement, ce n’est plus le moment d’investir dans la pêche industrielle dans le lac Tanganyika. Il n’y a plus de poissons à capturer.
Par contre, la pêche artisanale a bien remplacé la pêche industrielle. D’ailleurs, dans les unités de pêche artisanale, on utilisait des catamarans mesurant autour de 5 ou 6 m. Ils en ont fabriqué des plus grands de 8 à 10 m. Ils les appellent Apollo. C’est plus performant. Il y a un moteur pour pouvoir aller loin. Cela n’empêche qu’eux aussi capturent de moins en moins de poissons.
Propos recueillis par Rénovat Ndabashinze