Alors que le Burundi fait face à des enjeux politiques importants, Iwacu lance une rubrique intitulée « Les Grands débats ». Journalistes, politiciens, historiens, économistes, tous ceux qui souhaitent débattre sont invités à proposer leurs analyses. L’objectif de cet espace est de promouvoir la réflexion. Les pamphlets et insultes n’y ont pas de place naturellement. Cette semaine, Iwacu vous propose une nouvelle analyse signée par deux journalistes, Antoine Kaburahe et Jean-François Bastin*.
L’analyse que nous avons publiée le 25 mai dans Iwacu sous le titre « Un référendum qui ne règle rien » était presque prémonitoire. Nous écrivions notamment ceci : « il est temps de tordre le cou à une rumeur nocive, répandue sur les médias les plus divers : selon eux, grâce à cette nouvelle Constitution, Pierre Nkurunziza serait président jusqu’en 2034. Cette lecture du texte est fausse, elle fait la part trop belle au désir de cet homme qui avait pourtant proclamé, en inaugurant son troisième mandat, que ce serait le dernier ! »
Le discours de Bugendana a confirmé ce que nous pressentions. On ne saura jamais pourquoi l’initiative d’un référendum constitutionnel a été prise, ni quel en était le but exact, mais il semble que le président Nkurunziza lui-même a compris que cela ne changeait rien à son sort. A Bugendana, il a répété mot pour mot son serment de 2015 : « Nous jurons de respecter la décision de la Cour constitutionnelle en ce qui concerne ce dernier mandat que vous venez de nous accorder ».En un discours il a éclipsé le fameux référendum, en quelques mots il a rangé la nouvelle Constitution au rang des accessoires. Ayant sans doute pris conscience de l’impossibilité de l’utiliser à son avantage, il a choisi de l’écarter, de passer outre. Comme si ce texte, au fond, ne l’intéressait pas, ou ne l’intéressait plus. Comme si ce qu’il voulait, c’était rester maître du jeu, au centre de l’échiquier. Et de ce point de vue, le discours de Bugendana apparaît comme un coup de maître. Examinons tous les éléments de cet étrange épisode de notre histoire politique.
Etrange promulgation
Il faut d’abord revenir sur la question même de la valeur juridique de la « promulgation » de Bugendana. Depuis l’indépendance, à l’exception de celle de 1974 (sous Micombero), toutes les constitutions du Burundi ont fait l’objet d’une loi de promulgation. Il n’en a rien été cette fois-ci, le Parlement a été complètement ignoré, laissé en dehors de la révision.
La Constitution de 2018 a été promulguée sans loi, à distance de Bujumbura, par le seul Président, en quelques minutes vite expédiées. Ce qui comptait ce 7 mai, ce n’était pas la promulgation mais le discours.
Il est très significatif à cet égard que le texte de cette « nouvelle Constitution » ne soit toujours pas publié sur le site de la Présidence. A l’heure où nous écrivons, en cliquant sur l’onglet « Documentation » puis sur « Textes de référence », on y trouve la Constitution de 2005 signée par le président Ndayizeye ! Sur le site de la CENI, c’est plus compliqué : comme vous le savez, le texte de 2018 y a été publié, confidentiellement, à 9 jours du référendum, soit 5 jours après l’ouverture de la campagne… Puis il a disparu pendant 12 jours avant de réapparaître, légèrement remanié, le 19 juin dernier. On peut aussi le trouver depuis le 15 sur le site de… l’Assemblée nationale, sous les onglets « Téléchargements », puis « Textes de référence », puis « Constitution de la République du Burundi »… C’est le paradoxe suprême : le pouvoir législatif, tenu à l’écart du texte, est donc jusqu’à présent le seul pouvoir qui le publie. Faut-il y voir une erreur, une négligence, ou plutôt un acte manqué, une manière d’associer le pouvoir législatif à cette révision dont il a été écarté, en violation de l’article 300 de la Constitution de 2005(1) ? Rappelons en effet, inlassablement, que toute révision constitutionnelle doit passer par le parlement, à des conditions très précises : « Le projet ou la proposition d’amendement de la Constitution est adoptée à la majorité des quatre cinquièmes des membres qui composent l’Assemblée Nationale et des deux tiers des membres du Sénat ». Ceci, encore, n’a pas eu lieu. On doit donc s’interroger sur la valeur juridique du texte promulgué à Gitega.
Il nous semble aussi que cet évitement du parlement est, à notre avis, une reconnaissance implicite de l’échec du référendum du 17 mai, largement démontré dans notre précédente analyse. Echec relatif sans doute puisque le texte, selon la CENI, a emporté plus de 70% des suffrages, mais échec cuisant puisque plus de 20% des électeurs ont osé braver l’interdit du non dans des conditions totalement anti-démocratiques. Le pouvoir semble avoir craint un débat, voire un refus parlementaire, nous n’y revenons pas. En revanche il faut encore dire un mot d’un des mystères qui caractérisent la « nouvelle Constitution » : on aurait pu imaginer que les articles de la Constitution de 2015 figurant au titre XIV et obligeant le pouvoir à faire adopter toute révision constitutionnelle par le parlement seraient rayés du texte de 2018, eh! bien non, ils y sont repris in extenso, tels quels, à la lettre, à la virgule près(2) ! Pourquoi ? Mystère. En « promulguant » la « nouvelle Constitution », le président Nkurunziza vient donc de violer celle de 2005, mais aussi de négliger celle de… 2018 ! Il n’en a évidemment pas parlé à Bugendana, il ne s’est pas expliqué sur les divers changements de la Constitution, ni sur ses contradictions au moins apparentes, ni sur ces articles maintenus et non respectés. Tout s’est passé comme si cela n’avait finalement aucune importance et qu’il était un peu au-dessus de tout cela, en contact direct avec le peuple.
Pourquoi tout ce déploiement ?
Mais alors pourquoi avoir fait tant de bruit, pendant si longtemps, autour de ce projet, pourquoi avoir organisé ce référendum sur un texte inconnu de presque tous, publié en catastrophe sur le site internet de la CENI après l’ouverture de la campagne ? Pourquoi avoir procédé à cette étrange promulgation ? Nous entrons ici dans les supputations, les hypothèses. Il est vraisemblable que ce grand déploiement n’a pas été orchestré, de bout en bout, selon une partition précise. Tout n’était pas écrit, prévu, pensé. L’improvisation a joué un rôle non négligeable dans cette affaire, mais aussi le flair politique, l’opportunisme, et une forme de stratégie. Tout ne s’est pas passé comme prévu, mais le pouvoir s’est adapté, a louvoyé, a fait « comme si » cette Constitution bancale et ce référendum raté n’étaient que des péripéties. Il fallait en sortir la tête haute, transformer l’échec en victoire, il fallait surprendre, déstabiliser les contradicteurs et les observateurs. Tel était peut-être le but principal du discours de Bugendana, c’est là qu’était la foule, pendant de longues heures, sous les caméras de la télévision.
En tout cas, depuis ce discours, grâce à ce discours, plus personne ne parle de la Constitution, le sujet est évacué, le débat a changé d’objet, il n’est plus question que d’une chose ou plutôt que d’une personne : Pierre Nkurunziza est-il sincère ? Va-t-il vraiment se retirer en 2020 ? Agit-il de sa propre initiative ou sous des pressions internes et externes ? Toutes ces questions sont actuellement sans réponse, même si chacun a sa petite idée… Le fait est qu’il se replace au centre du jeu.
Le souvenir de 2015
On ne peut s’empêcher de revenir à 2015 et aux prémices de la troisième candidature. On a assez démontré à l’époque qu’une telle candidature serait contraire à l’Accord d’Arusha et à la Constitution, rien n’y fit.
On doit donc se demander aujourd’hui si Pierre Nkurunziza ne veut pas rééditer le coup de 2015, mais si c’est le cas on doit reconnaître qu’il s’y prend plus tôt et tout autrement.
Avant le 25 avril 2015 il avait toujours esquivé les questions sur le nombre de mandats qu’il pouvait exercer, cette fois il proclame – il répète – que ce mandat est le dernier, deux ans avant son expiration. Ce faisant, il prend tout le monde de court, il déplace les enjeux, il se donne presque le beau rôle et il oblige chacun à se repositionner, à l’extérieur et à l’intérieur, mais aussi dans son propre camp, ou ce qu’il en reste. Si la manœuvre est calculée, et il est difficile de penser qu’elle ne l’est pas, elle aura sans doute divers effets : déstabiliser, brouiller les cartes, désamorcer certaines oppositions, aggraver la zizanie chez ses adversaires les plus farouches, semer la perturbation dans le camp international.
Le discours de Bugendana desserre l’étreinte. La donne extérieure peut changer, la réaction rapide de Didier Reynders, ministre belge des Affaires étrangères, en est la preuve. On y devine le soulagement de la diplomatie belge, très mal à l’aise avec le Burundi depuis 2015 et prête à saisir toute occasion de peser sur Kabila, tenté lui aussi de faire un mandat illégal… La réaction de Reynders est prudente mais significative : « La Belgique espère que les autorités burundaises pourront désormais s’atteler à l’ouverture de l’espace public et démocratique qui est indispensable en vue des élections de 2020. La Belgique plaide par conséquent pour la reprise du dialogue inclusif, sous l’égide de la région et dans l’esprit de l’accord d’Arusha ». Voilà au fond les conditions posées à la normalisation, à la réhabilitation d’un régime qui, selon plusieurs observateurs, a rompu avec la démocratie en 2015. Que les exilés rentrent, que s’ouvre un « dialogue inclusif » et tout sera oublié, on fera comme si rien ne s’était passé, comme si personne n’avait été tué ou n’était porté disparu, comme si l’économie déjà branlante ne s’était pas effondrée. On remettra, encore une fois, les compteurs à zéro… Pierre Nkurunziza sait à quelles conditions il pourrait renouer des relations apaisées avec l’Europe. C’est une des conséquences possibles de son discours. Encore faut-il qu’il saisisse sa chance et qu’il pose ces gestes…
Deux ans d’incertitude
Et s’il ne fait rien ? S’il ne dit rien pendant des semaines, des mois ? Alors restera cette attente, cette échéance de 2020. Deux ans nous en séparent, c’est-à-dire très peu de temps, il est inimaginable que ces deux petites années changent tout, que la démocratie revienne comme par miracle, que la peur s’évanouisse, que les crimes récents soient punis, sans parler des anciens, toujours impunis. Restera cette « nouvelle Constitution » dont on ne sait ce que le pouvoir va en faire, ni ce qu’il veut en faire. Deux ans d’incertitude après trois ans de malheur.
L’article 292 de cette « nouvelle Constitution » stipule qu’elle « entre en vigueur le jour de sa promulgation ». Certes nous considérons que cette promulgation est discutable, mais passons sur cela, faisons comme si la « nouvelle Constitution » était bien en vigueur. Dans ce cas, il faudrait par exemple que le Président nomme un Premier-ministre. Il ne l’a pas encore fait. Va-t-il le faire ? On n’en sait rien. Doit-il le faire ? On ne sait pas, la lecture de la « nouvelle Constitution » n’est pas simple. L’article 292 semble clair, elle est « en vigueur », mais l’article 288 nous dit que « les institutions en place restent en fonction jusqu’à l’installation effective de nouvelles institutions élues ». Que veut dire cet article ? Que rien ne change jusqu’en 2020 ? Mais alors pourquoi avoir « promulgué » cette Constitution, pourquoi maintenant, en 2018 ? Il eût été plus indiqué de le faire en 2020 et de la mettre alors réellement « en vigueur »…
L’article 288 est-il valable pour tout, c’est-à-dire pour le Premier-ministre(3), pour la Vice-présidence(4), pour la magistrature(5), pour l’Assemblée nationale(6), pour le Sénat(7) ? Incertitude encore. Avançons une hypothèse : le but de cette « promulgation » est de faire croire que tout a changé alors que rien ne change, et de gagner du temps, de brouiller les pistes. Mais si c’est le cas, il n’est pas sûr que toutes les institutions concernées soient en phase avec cette stratégie. Le cas de l’Assemblée nationale est troublant à cet égard. Le 4 juin, soit 18 jours après le référendum, elle a inauguré sa « deuxième session ordinaire » de l’année conformément à la Constitution de 2005 ; une semaine plus tard, le 11 juin, une « note de service » a informé les députés que le parlement avait « basculé de la session ordinaire de juin au dernier mois de la session ordinaire d’avril conformément à la nouvelle constitution » ! Pourquoi toute cette gymnastique alors qu’il s’agit de la même institution, des mêmes députés, censés rester « en place » jusqu’en 2020 ? Mystère, incertitude encore et toujours. Ces derniers jours, Iwacu s’est fait l’écho de quelques débats à Kigobe et dans les coulisses du Sénat sur cette inextricable contradiction entre les articles 288 et 292. Ce n’est peut-être qu’un début, des dizaines de recours pourraient être introduits devant la Cour constitutionnelle, mais sur quelle Constitution appuierait-elle ses avis ?
Il est hautement probable qu’à l’instar de l’Assemblée nationale, tout le Burundi vive pendant deux ans entre deux Constitutions, tantôt avec l’une, tantôt avec l’autre, et parfois avec les deux en même temps. Va-t-on fonctionner avec ou sans Premier-ministre, avec ou sans Premier-vice-président, avec les sénateurs de droit que sont les anciens Présidents de la République ou sans eux, comme le stipule la nouvelle Constitution promulguée le 7 juin ? Si rien ne change, nous posons à nouveau la question : pourquoi ce vote précipité ? Et pourquoi l’Assemblée nationale a-t-elle cru devoir changer de session ?
Le désarroi des oppositions, le piège des ambitions
Nous avons parlé de l’embarras des diplomates, il est peu de chose en regard du désarroi des opposants burundais, surtout à l’extérieur du pays, mais aussi de nombreux membres et militants du CNDD-FDD. Que faire, comment se positionner après Bugendana ? La tâche de l’opposition en exil, dont aucun leader incontesté n’a réussi à émerger, s’en trouve encore plus compliquée. Son seul espoir, son seul principe fédérateur était un effondrement du régime d’exception instauré en 2015. En annonçant qu’il quitterait la présidence en 2020, Pierre Nkurunziza a changé la donne, s’il fait preuve d’habileté il pourrait presque « normaliser » son régime. Il avance un nouvel enjeu : sa succession. Les exilés de marque peuvent difficilement se contenter de dénoncer une manœuvre ou même une tromperie, et ils risquent de perdre des appuis internationaux, déjà peu importants. Ils peuvent difficilement échapper à la question du retour comme aux rivalités qui vont s’exacerber entre eux dans la perspective, fût-elle illusoire, d’une élection présidentielle ouverte. L’unité autour d’un programme commun et d’un leadership fort est plus nécessaire que jamais, se fera-t-elle rapidement, et durablement ?
Le problème se pose aussi à l’intérieur du CNDD-FDD, jusque dans son noyau dur. Il s’y pose même de façon plus aiguë. Ce n’est pas le moindre effet du discours de Bugendana : si la succession est ouverte, elle va susciter des ambitions. Mais est-elle vraiment ouverte, n’est-elle pas un piège ? Comment postuler sans se précipiter, sans se découvrir, sans apparaître dès à présent comme un rival du Président en exercice ? Les militants sont placés devant les mêmes questions : doivent-ils anticiper un retrait de l’homme aux trois mandats, doivent-ils lui proclamer leur fidélité, doivent-ils se chercher un autre champion, un autre protecteur, doivent-ils agir ou ne rien faire ? Un long silence a suivi le discours de Bugendana. La prudence et la méfiance restent de mise. Décidément, la seule certitude, pour l’instant et peut-être pour deux ans, est celle de l’incertitude.
> Antoine Kaburahe fondateur et directeur du Groupe de Presse Iwacu est journaliste, écrivain et éditeur. Il suit la politique burundaise depuis plus de 25 ans. Contact : [email protected]
> Jean François Bastin a fait l’essentiel de sa carrière à la RTBF pour laquelle il a couvert de nombreux conflits africains, donc ceux du Rwanda et du Burundi. Retraité depuis 2004, il a effectué plusieurs missions de formation auprès des médias burundais, dont Iwacu.
*Les deux journalistes sont coauteurs en 2014 du livre « Cinq ans de réflexions (2008-2013) » publié en 2014 par les Editions Iwacu
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(1)Sous le Titre XIV « De la révision de la Constitution ».
(2)Les 4 articles identiques à ceux de 2005 (297 à 300) sont numérotés cette fois de 284 à 287 sous le Titre XV « De la révision de la Constitution ».
(3)Articles 129 à 133.
(4)Articles 122 à 124.
(5)Article 213.
(6)Notamment l’article 180.
(7) Notamment l’article 185.