L’année dernière, quarante cinq ans après la proclamation de la République instaurée le soir du 28 novembre 1966 par le coup d’Etat du capitaine Michel Micombero, l’évènement est passé complètement inaperçu dans l’opinion publique. Alors que les Burundais se préparent pour célébrer avec faste le cinquantenaire de l’indépendance proclamée sous la monarchie, très peu de citoyens se rendent compte que le Burundi a vécu un événement qui a fait l’effet d’une bombe, qui a produit un choc politique comparable à un séisme dont la violence aurait dépassé la graduation de l’échelle de Richter. Ainsi, une monarchie multiséculaire, inscrite dans le code génétique de chaque Burundais était abolie. Et les montagnes surplombant Bujumbura ne bougeaient même pas pour ensevelir la ville rebelle ! <doc3037|left>En réalité, la monarchie burundaise est tombée comme un fruit mûr car plusieurs signes avaient annoncé la fin de ce système politique. En outre, sous ce changement de système pointait l’éternelle question sous-jacente de la rivalité entre Hutu et Tutsi, une rivalité exacerbée par la guerre civile de 1959 au Rwanda. « Pourquoi le Burundi, contrairement au Rwanda, n’a-t-il pas connu la guerre civile à cette époque », ai-je demandé à Jean-Paul Harroy, le dernier Résident général représentant le pouvoir colonial au Ruanda-Urundi. Celui-ci a répondu sans détour, au cours d’une interview exclusive qu’il m’accordée en août 1977 à Kigali, à l’hôtel Mille Collines. « Pourtant, il était prévu que la guerre civile soit allumée au Burundi et au Rwanda le même jour, la même heure. » Dans un livre de témoignage publié en 1993, Albert Shibura, un officier supérieur qui constituait un des piliers de la République proclamée par Michel Micombero, écrivait les lignes suivantes : (…) Car l’histoire récente du Burundi a été une suite logique de la rupture de l’équilibre au Rwanda. Les génocides du Rwanda continuent de projeter leur ombre sur notre pays. Pour les organisateurs des massacres, ce qui s’est passé au Rwanda doit nécessairement se passer chez nous. Les mêmes causes doivent produire les mêmes effets (…) Une certitude : il n’y a pas eu de révolution muhutu au Rwanda. Il y a eu tout simplement des massacres organisés par l’administration. » La monarchie rwandaise n’a pas survécu à la guerre civile de 1959 et le roi Kigeli est parti en exil, avec des milliers de Tutsi rwandais alors que le roi Mwambutsa du Burundi régnera jusqu’en 1966. Selon les explications de Jean-Paul Harroy, le Burundi a été sauvé par des négociateurs « Tutsi » qui « ne lui ont jamais manqué de respect au cours des négociations pour l’indépendance. » Parmi ces négociateurs « Tutsi », Jean-Paul Harroy plaçait, par erreur, André Muhirwa qui était Ganwa, en réalité. Celui-ci, selon l’ancien Résident général, avait un talent fou pour détendre l’atmosphère et pour faire rire toute la délégation. Même quand la tension était au paroxysme. Louis Rwagasore, averti des risques de violence que la radicalisation des nationalistes rwandais contre la Tutelle belge pouvait provoquer, avait réussi à canaliser les revendications pour l’indépendance et les revendications pour l’émancipation des Hutu contenues, notamment, dans le manifeste des Hutu du Rwanda publié en 1957. De fait, Louis Rwagasore constituait le trait d’union unique et idéal entre tous les courants politiques réclamant l’émancipation nationale et communautaire. Dans son discours prononcé à la Chambre de commerce du Ruanda-Urundi, en août 1960, il déclarait que pour lui la question ne se posait même pas, que « Les Hutu et les Tutsi avaient les mêmes droits et les mêmes responsabilités. » A la monarchie burundaise, il avait donné aussi un gage de loyauté puisqu’il travaillait en complicité intime avec son père, le roi Mwambutsa, pour l’accession du Burundi à l’indépendance et que le slogan initial de l’UPRONA, son parti qui réclamait l’indépendance immédiate, était articulé autour de trois mots on ne peut plus consensuels: Dieu, le Roi et le Burundi. Louis Rwagasore était le seul à pouvoir fédérer et mobiliser des Hutu, des Ganwa, des Tutsi, des Swahili, des Religieux et à rallier même des Européens, Belges et Allemands à sa cause. Un système à bout de souffle Au Burundi, l’école, catholique principalement, avait pourtant brassé les enfants de toutes les classes sociales, de toutes les ethnies et de toutes les régions. Les Burundais pouvaient donc penser que le régime monarchique, adulé par la population aurait résisté et survécu à Louis Rwagasore. Bien au contraire, sa disparition dramatique et soudaine, suivie le 15 janvier 1965, par l’assassinat de Pierre Ngendandumwe, un des ténors Hutu du parti Uprona, a ouvert un gouffre de rivalités, de haines et de violences qui a toujours du mal à se fermer. De ce fait, la monarchie burundaise ne pouvait survivre longtemps à Louis Rwagasore. Même si elle s’est accordé un bref sursis avec le prince Charles Ndizeye qui, en septembre 1966, sera intronisé roi sous le nom dynastique de Ntare V. Trois ans avant l’intronisation du jeune roi, un autre signe fort prouvait que les assises politiques de la monarchie étaient ébranlées. En effet, M. Gervais Nyangoma qui assurait les fonctions de Directeur général au Premier ministère, a prononcé, en l’absence du roi et du gouvernement, le 1er juillet 1965, lors du troisième anniversaire de l’indépendance, un discours historique qui résonnait comme un réquisitoire prémonitoire. Cette allocution est citée par Augustin Nsanze dans son volumineux livre « Le Burundi contemporain, l’Etat-nation en question (1956-2002). « Seul le parti UPRONA, déclara-t-il, sortit vainqueur des élections législatives de septembre 1961. Ce parti gagnant devint le responsable privilégié du présent et de l’avenir de la Nation entière. En pratique, ce fut un système de parti unique. Et l’UPRONA, comme tout organe vivant, ne fut pas immunisé contre les déformations. Pis encore, il confisqua le pouvoir du peuple au profit d’une minorité. Aujourd’hui, c’est un rassemblement d’une foule de tendances devenues hostiles et un groupement de multiples intérêts devenant irréconciliables. » Incroyable réquisitoire provenant d’un simple Directeur général expédiant les affaires courantes en attendant la nomination d’un gouvernement par le roi Mwambutsa. Au bout d’une longue attente de quatre mois, les élus UPRONA A et B, Casablanca et Monrovia, Progressistes et Conservateurs, plus les nouveaux parlementaires issus du Parti Populaire, seront terriblement déçus par la nomination d’un Ganwa, Léopold Biha, certes un homme de confiance du roi, mais qui n’était pas un élu de l’un de ces deux partis. Même si Mwambutsa avait le droit de nommer le gouvernement, la constitution de l’époque ne prévoyait pas de poste de Premier ministre. Il donna l’impression qu’il reniait la légitimité des élections de mai 1965 en nommant un homme politique qui n’appartenait à aucune des formations politiques présentes au Parlement. Cependant et paradoxalement, la critique la plus acerbe contre le système politique burundais de l’époque sera formulée, un an après l’allocution de Gervais Nyangoma, par le prince Charles Ndizeye, lui-même, dans un discours du 8 juillet 1966. « Depuis l’indépendance de notre pays, déclara-t-il, et suite à la mort du Prince Rwagasore, une longue carence d’autorité a sévi dans notre pays. Les successeurs du Prince Rwagasore, à défaut de pouvoir confectionner un programme cohérent, à la mesure de la grandeur de l’édification nationale qu’avait amorcée le fondateur de l’UPRONA, se sont contentés de rappeler mélancoliquement sa mémoire au peuple au lieu de lui faire honneur en consolidant ce qu’il avait mis sur pied pour le bonheur de ce même peuple. Sur ce terrain fertile, des intrigues se sont développées, les gouvernements se sont succédé à un rythme effarant à la faveur d’un pouvoir hésitant. Des appétits se sont creusés, des assassinats se sont multipliés, et de nombreuses vies humaines ont été inutilement perdues, privant le Burundi de nombreux de ses fils. Des complots sont journellement ourdis, prouvant par-là que le Burundi est laissé à la dérive. Le népotisme et la corruption se sont installés à tel point que de gros appointements sont versés à des inactifs. Au rythme actuel, notre pays devient insidieusement un Etat d’élection où les responsabilités sont institutionnalisées et où règnent l’anarchie et le chaos. Voici à quoi durant quatre ans le peuple murundi a dépensé ses énergies et ses compétences. »