L’historien revient sur les origines d’une réalité qui aura marqué de sang l’histoire contemporaine du Burundi : l’antagonisme Hutu/Tutsi.
Après les commentaires triomphalistes, dénonciateurs et autres prises de bec autour du fait ethnique dans [la dernière élection Miss Burundi->http://www.iwacu-burundi.org/spip.php?article1555], je voudrais vous proposer, chers lecteurs, l’interview accordée par Jean Pierre Chrétien à Iwacu. Ce spécialiste de la période coloniale allemande au Burundi, « maître » de plusieurs historiens burundais et étrangers (dans ce que certains ont baptisé {L’école franco-burundais d’histoire}*), nous livre son regard sur l’institutionnalisation de l’antagonisme Hutu/Tutsi.
{Entre dénonciation d’un concept qui ne peut « scientifiquement s’appliquer au Burundi », et notion « sociale » déformée par le colonisateur pour lui accoler des rapports de force (serfs contre maîtres), que peut-on dire de l’ethnie au Burundi ?}
Le clivage Hutu-Tutsi au Burundi rentre dans un schéma d’organisation de la société où il y a aussi les Baganwa, et les Batwa. Toutes ces entités sont qualifiées en kirundi d’ubwoko. Ce qui veut dire « catégories, sortes, espèces, etc… » C’est par la suite, quand le colonisateur arrive avec une langue qui n’est pas le kirundi, que l’on cherchera des mots français : à un moment on dira « races », puis « tribus », et maintenant « ethnies ». Dans cette nouvelle classification, on oublie un enchevêtrement de repères : les familles (imiryango), les clans, les régions, … Et au bout du compte, pour simplifier cette complexité identitaire, on réduit tout à un rapport, (antagonique : il ne peut y avoir de Hutu sans Tutsi, ni l’inverse). À cet imaginaire correspondent quelques « réalités » : le Tutsi serait plus habile avec les vaches, et le Hutu plus adapté à l’agriculture. Pire : ce clivage est mis en scène au niveau politique : dans la monarchie, ce sont les Hutu qui vont devenir cuisiniers, les Tutsi des trayeurs.
{Cette « réalité » popularisée par des clichés comme ceux de Hans Meyer, est-elle « sociale » ou « ethnique » ?}
C’est compliqué, et bienheureux sont ceux qui peuvent trouver une définition simple. Il faut garder en tête que toutes les sociétés anciennes ont connu ces classements, qui ne relèvent pas de la classe sociale au sens défini par Marx (avec l’exploitation par le travail, etc.), mais d’une réalité « sociétale ». Au Burundi, il est difficile de dire que nous avons affaire à des « ethnies » : tout le monde parle la même langue, et les variations dialectales sont régionales et non Hutu/Tutsi… Un autre problème : ce clivage est présent dans le Rwanda voisin. Donc, à partir du moment où les deux pays ont été mis ensemble, la colonisation a essayé d’établir une définition globale.
{Sans tenir compte des différences ?…}
Exactement. Les rapports entre Hutu et Tutsi ne sont pas les mêmes dans les deux pays, dans la mesure où il n’y avait pas au Rwanda de catégorie princière. La monarchie rwandaise était officiellement Nyiginya (Tutsi), avec en tant que telle une connotation aristocratique tutsi. Ce qui n’est pas le cas au Burundi, car l’aristocratie était par définition Ganwa, avec autour du roi des lignages tutsi qui fournissent des épouses, les lignages hutu gérant le domaine religieux, les domaines royaux et le Conseil auprès du roi. En outre, il n’est pas possible de dire qu’il y a des classes sociales, car il y a une masse de Tutsi et de Hutu qui sont de simples gens, avec des vaches et des houes… J’en profite pour signaler que la vache n’est pas « réservée » au Tutsi, comme le prétend une certaine opinion.
{C’est-à-dire ? }
Il y a du bétail un peu partout au Burundi, surtout avant la grande épidémie de peste bovine de 1891-1892 dans l’Imbo. Ensuite il y a eu, au moment de la reconstitution des cheptels, une opération politique manipulée par les gens les plus proches du pouvoir. Les opérations de tributs, de fournitures de vaches pour reconstituer le cheptel royal, princier, puis de redistribution aux fidèles ont, semble-t-il, consacré la concentration de bétails entre les mains des milieux les plus proches du pouvoir, c’est-à-dire certaines familles aristocratiques Tutsi.
{Revenons à la définition de Hutu/Tutsi…}
Ce ne sont pas non plus des castes (il n’y a pas de mariages interdits). Parfois on parle des sociétés à rang… On évoquera même le modèle médiéval allemand des Stand (États) pour tenter de décrire un phénomène difficile à cerner entièrement. Le problème, c’est l’introduction du modèle racial dans la lecture de ce clivage : à partir d’observations dites « biologiques », on établit des caractéristiques physiques de deux « variétés humaines » très opposées, qui se sont rencontrées. Et qui s’affrontent.
{Et cela sur de prétendues études scientifiques…}
Fin 19ème siècle, on essaie de classer dans toute l’Afrique les populations selon leur organisations et les traits physiques variés comme partout. Dans la région des Grands Lacs, on « retrouvera » des traits physiques qui évoquent des peuplades du Mali, etc. Évidemment, tout cela est très subjectif, très amalgamant, puisque tous les Tutsi n’ont pas des traits fixes, les Hutu idem. En fait, il y a eu construction d’un modèle au Burundi, que j’explique dans ce livre{ L’Invention de l’Afrique des Grands Lacs}1… En gros, jusqu’à la fin des années 1950, on affirme qu’en Afrique, il y a des Nègres, en tant que tel, et des métis d’Orientaux, de « Faux-Nègres » dirait-on, appelés « Hamites », ou « Sémito-Hamites » , ou « Hamito-Nilotiques », etc. Cela fonctionne aussi avec les Peuls d’Afrique orientale, les Massaï…
{Et où trouve-t-on les matériaux de cette construction ?}
Dans les Grands Lacs, le modèle d’une construction d’un modèle racial est aussi lié à l’organisation politique : le racisme des Européens à l’égard des Noirs leur fait penser que ces derniers ne peuvent pas avoir des royaumes bien organisés. C’est à cette même époque que l’on pense que les ruines du Zimbabwe sont l’oeuvre d’Arabes ou de Phéniciens… On attendra les années 1960 pour démentir ces affirmations. Et puis, l’image de la féodalité en Occident était liée à des conquêtes : en Europe, c’était la conquête franque sur les Gaulois. On importera donc des comparaisons entre Francs (Tutsi) et Gaulois (Hutu), ou bien, en Ouganda, le modèle Normands/Saxons.
{Mais si tout cela est erroné, pourquoi ces constructions ont-elle « pris sauce » ?}
Le problème c’est que la société burundaise n’était pas démocratique : il y avait des inégalités. Avec l’arrivée des Belges, cette lecture raciale des différences sera mise en situation par la discrimination : les autorités politiques hutu seront toutes écartées, pour réserver le pouvoir aux Ganwa et aux Tutsi (au Rwanda, c’est plus net). Le fantasme prenait forme dans la réalité. D’autant plus que la distinction Hutu/Tutsi apparaît comme fondamentalement autochtone, puisque les mots mêmes de « Hutu » et « Tutsi » ne sont pas venus d’Europe… De là, la définition des rapports entre ces deux entités sera, pendant un demi-siècle, manipulée par des Européens pour infiltrer la société. Ma dernière remarque, c’est que le Burundi n’a pas été autant contaminé par la nouvelle définition Hutu/Tutsi que le Rwanda. Peut-être parce qu’il était plus compliqué, avec ce système Ganwa, peut-être parce que les rapports entre Hutu et Tutsi étaient moins « durs », peut-être parce que le Burundi a fait moins fantasmer les Européens que le Rwanda.
{Pourquoi ?}
Je pense que la monarchie rwandaise apparaissait comme étant plus organisée, plus centralisée, et que l’aristocratie rwandaise a su, je crois, se mettre en scène de façon plus efficace et plus cohérente. Les colonisateurs ont toujours dit : « Le Rwanda c’est plus organisé que le Burundi ».
{Et c’est un cliché qui perdure jusqu’à maintenant…}
Bien sûr. Dès l’époque allemande, les colonisateurs passaient leur temps à hésiter entre l’usage de la force au Burundi, le divisionnisme ou la cohérence au niveau de l’action politique, tandis qu’au Rwanda, le Résident Richard Kandt a, durant toute la période de résidence, une politique très cohérente de collaboration avec la monarchie.
{Dans ces clichés que l’on véhicule, certains disent que les Baganwa seraient des Tutsi, d’autres des Hutu…}
Ce sont là des jeux d’interprétation sur les origines (jeux pervers, au demeurant, pour les historiens). Mais, en filigrane subsiste le modèle racial. La question pourrait être posée ainsi : est-que les Ganwa seraient Hamites ou Bantus ? Or, poser ainsi le problème, c’est une façon de ne pas tenir compte de la réalité sociale vécue par les Barundi d’autre fois. Dans les années 1960-1970, si je disais à des vieux que Kiyogoma (qui était un chef dans vers Kanyosha- Buhonga) était un Muganwa, ils criaient tous : « Non ! Il était Mututsi (Munyakarama) ». On savait donc qui était Hutu et qui était Tutsi. Et un Muganwa n’était ni l’un ni l’autre. Point à la ligne.
{Mais comment en arrive-t-on aux « mythes des origines ? »}
En fait, le problème c’est de savoir d’où venait le fondateur de la royauté (autant dans un processus de description historique d’une part, que légendaire d’autre part). Deux thèses existent : pour l’une, l’origine serait rwandaise (c’est ce que j’ai appelé le cycle de la Kanyaru) et pour l’autre, le fondateur du Burundi viendrait du Buha (le cycle de Nkoma). Dans les conclusions des recherches que j’ai publiées en 1979, je montre que les traditions orales du Burundi étaient largement tournées vers le Nkoma, au Sud-Est. Et en fait, ces deux cycles avaient des connotations « ethniques ».
{Comment ?}
Si Ntare était venu du Rwanda, c’est que quelque part il venait de l’aristocratie tutsi (le grand porteur de cette vision aura été Pierre Baranyanka, qui a fréquenté les milieux missionnaires, notamment M. Gorju qui aimait cette thèse et l’abbé Alexis Kagame, persuadé que les traditions rwandaises donnaient la réponse sur l’histoire du Burundi). Un Ntare Rushatsi venant du côté de Nkoma (dans un univers de traditions qui font référence aux légendes de Nsoro, de Jabwe, Ntwero…) nous donne un horizon plus agricole que pastoral, avec quelques hypothèses qui semblent avoir circulé dans les milieux proches de la Cour, que le fondateur du Burundi serait de la famille des Bahanza par exemple. Dans {L’Arbre Mémoire : Traditions orales du Burundi}2, j’ai aussi attiré l’attention sur les traditions venant du Nord qui suggèrent des possibilités de liaison avec des royaumes du Bugesera (vers la Tanzanie). Personnellement, je pense qu’il faut respecter ce que vivaient les Burundais, qui estimaient que le roi n’était ni Hutu ni Tutsi, et que sa descendance était Ganwa. Et non calquer la réalité burundaise sur le modèle organisationnel rwandais, sur lequel se greffe la construction raciale.
{De quand datez-vous alors l’apparition de la définition des catégories (Hutu/Tusti) en relation avec le pouvoir ?}
La réponse n’est pas simple. Les recherches montrent qu’à la fin de la période coloniale, les Hutu ont été pratiquement exclus des fonctions de responsabilité politique. Il y avait des enjeux : dès qu’il y avait des élections, même sans revendications ethnique, par le simple respect des grands nombres et des notabilités qui se présentaient, il y a aussitôt beaucoup plus de Hutu élus que de Tutsi. Pour compléter cette observation, il faut, comme je le rappelle aux étudiants, consulter les archives à Bruxelles des enquêtes du Groupe de travail belge faites en 1959 sur le bilan des revendications des peuples du Ruanda-Urundi.
{Qu’y trouve-t-on ?}
Au Rwanda, on leur a parlé partout des revendications des Hutu contre la mainmise tutsi sur le pouvoir. Au Burundi, c’est pratiquement absent des propos des gens interrogés (chefs, sous-chefs, clercs, burundais swahilophones, simples paysans, …). Le seul qui en parle, c’est un Rwandais qui travaillait au journal Temps Nouveaux d’Afrique. Les Burundais, dans une écrasante majorité, aspirent à l’égalité sociale avec les Européens à diplôme égal (ce sont les Astridiens qui en parlent le plus, notamment) ; critiquent les Baganwa dans leur rôle de chef (mais pas en tant que catégorie globale), en disant que ce sont des aristocrates qui, même s’ils ont fait des études, ne sont pas plus brillants que les autres, et que c’est l’hérédité qui les maintient là… Il y a quand même un constat : les Baganwa (et les Tutsi) sont privilégiés dans l’administration, ce que ne veut plus la majorité des interviewés par les enquêteurs.
{Mais comment se serait alors opérée cette radicalisation de la conception d’un antagonisme Hutu/Tusti ?}
Il y a eu à mon avis, et très rapidement, une espèce d’inflation du modèle de définition politico-ethnique aux lendemains de l’indépendance en fonction de la brutalité du changement du régime au Rwanda, avec le passage sanglant d’une monarchie tutsi à une république hutu. Le flot de réfugiés tutsi qui sont venus au Burundi a « empoisonné » un peu l’atmosphère ici. Vous avez des leaders tutsi et ganwa qui se sont dit : « Attention, il ne faut pas que cela se passe au Burundi comme au Rwanda ». Ce clivage s’est prolongé avec la naissance des blocs Monronvia et Casablanca, etc. Ce n’est pas pour innocenter les responsables burundais, mais j’ai tendance à penser que c’est cette conjoncture qui a fait monter la donne. Et que la classe politique burundaise n’a pas été en quelque sorte capable de répondre à ce défi.
{Pour tomber dans le piège du divisionnisme…}
Oui, et notamment avec la première crise d’octobre 1965. A l’origine, ce fut un coup d’État hutu contre la monarchie, avec des Tutsi tués dans la région de Busangana (province Muramvya), etc. Aussitôt, ce sont des représailles massives non pas contre tous les Hutu dans le pays, mais contre la classe politique hutu. Au lieu de gérer cela avec raison et de façon intelligente, les politiques d’alors, mélangeant la peur à l’ambition ont géré cela de façon extrêmement maladroite. Ne parlons pas de 1972… J’ai tendance à dire que si le Rwanda et le Burundi n’avaient pas été voisins, cela n’aurait pas été la même histoire.
{A la veille des célébrations du cinquantenaire de l’indépendance, si l’on vous posait la question : quels ont été les bienfaits de la colonisation ?}
Question naïve, avec ce côté un peu moralisant… Je pense qu’il faut essayer de penser à ce qui se passe fin 19ème siècle, avec un grand décalage technologique entre l’Afrique et l’Europe (moyens de transport, armes, médecine, …). Le contact entre les deux mondes, inévitable, allait être inégal. Comment gérer cette inégalité ? C’est une chose qu’on oublie souvent, mais fin 19ème Siècle, on venait de quitter la traite : l’esclavage avait été aboli en France en 1848, je pense que Jean-Pierre n’a pas du se tromper…), aux États-Unis juste après la guerre de sécession, au Brésil en 1888… Et après la traite, quand on parlait de l’Afrique, on disait : « Bon, ils ont souffert de l’esclavage, donc il ne faut pas seulement que l’on fasse du commerce avec eux, mais que l’on ait aussi un souci philanthropique, humanitaire avec eux. »
{La colonisation avait donc des aspirations « humanitaires »…}
Oui, et cela choque souvent : aux origines du mouvement colonial, il y a souvent de la philanthropie, l’idée qu’il faut intervenir pour aider les gens qui ont souffert de la traite négrière, etc. Les plus grands partisans de la conquête coloniale sont des anti-esclavagistes. Deuxièmement, il y a les rivalités entres les puissances européennes. C’est-à-dire, le contrôle des marchés, des matières premières (minerais, huile de palme…) fait qu’il y a rivalités entre France, Allemagne, Angleterre, etc. On parle beaucoup de moderniser l’Afrique, mais cette entreprise reste marquée par un clivage racial : l’Européen serait, naturellement, biologiquement, supérieur à l’Africain. Et quand on construit des ponts, des ports, des usines, quand on introduit les cultures industrielles, on suppose que cela doit être géré de façon autoritaire et paternaliste.
{La question sur les bienfaits de la colonisation ne devrait donc pas être ?}
Le problème actuel (en France aussi), c’est que l’on veut des débats « pour » ou « contre », « noir » ou « blanc », etc. dans une nouvelle flambée d’anticolonialisme. C’est un débat qu’il faut déplacer, à mon avis. Pour les Européens, c’est de se rendre compte qu’au nom de bons sentiments, on peut faire des choses douteuses. Ce constat reste actuel : l’humanitaire peut véhiculer avec lui de la domination. Pour les Africains, il y a le danger de ne pas assumer les situations actuelles en renvoyant la responsabilité sur l’étranger.
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*{ {A découvrir dans notre prochain numéro, la suite de l’interview notamment sur la question de l’école franco-burundaise ou encore du rapport de l’historien français avec les différents pouvoirs burundais…} }
1. {L’invention de l’Afrique des Grands Lacs – Une histoire du XXe siècle}, par Jean Pierre Chrétien, Paris, éditions Karthala, 2010
2. {« Nouvelles hypothèses sur les origines du Burundi. Les traditions du Nord »}, in Léonidas Ndoricimpa et Claude Guillet (dir.), {L’Arbre mémoire. Traditions orales du Burundi}, Paris, Karthala, 1984, p. 11-52