Lundi 22 juillet 2019, 3 ans après l’enlèvement du journaliste Jean Bigirimana à Bugarama dans la province de Muramvya, le Groupe de presse Iwacu a organisé une cérémonie en mémoire de ce disparu.
Toute la rédaction se met d’accord. La commémoration doit commencer à l’heure du dernier coup de fil à notre confrère. C’était vers 12 heures et demie le 22 juillet 2016.
22 juillet 2019. Têtes baissées, regards perdus, tous les journalistes sortent de leurs salles de rédaction et convergent vers le portrait géant de Jean Bigirimana affiché sur un mur dans la cour intérieure du Groupe de Presse Iwacu.
La matinée est morne. Avant le rassemblement, ses collègues sont déjà en recueillement. A la place des discussions parfois houleuses, un silence qui en dit long plane dans les différentes rédactions. Pensent-ils au sens de leur engagement après ce drame ? Quelques images de Jean intervenant pendant la conférence de rédactions leur reviennent ? Qui l’ont enlevé et pourquoi ? S’imaginent-ils les derniers moments de leur confrère ? Pourquoi la demande d’un test ADN sur les corps repêchés dans la Mubarazi est restée lettre morte ?
Les questions sont nombreuses. Pourquoi est-ce qu’un des corps était décapité ? Pourquoi est-ce que les deux cadavres ont été enterrés en catimini ? Pourquoi est-ce qu’un certain Abel qui a attiré Jean dans une sorte de piège est aujourd’hui introuvable ? Lui aussi, qui l’a enlevé ?
Des questions et toujours des questions. Qui sont ces deux pauvres types retrouvés dans la Mubarazi ? Y avait-il parmi ces deux corps celui de Jean ? Rien n’est moins sûr. »Pas de Jean », comme l’a vraiment »tweeté » le porte-parole de la Police? Est-ce que certaines autorités qui ont tenu à suivre les reporters d’Iwacu jusqu’au fond de cette vallée où les deux corps ont été repêchés n’en savaient rien? Pourquoi est-ce que la justice semble ankylosée sur ce dossier ?
Nous faisons un métier qui nous oblige de douter, même de nous-mêmes, même de ce qui paraît évident. Encore une fois, rien n’est moins sûr. Autant de question ou de zones d’ombre sans réponses pour la trentaine de journalistes.
Vêtus de noirs, ils forment deux haies d’honneur devant le portrait géant de Jean Bigirimana. Deux jeunes journalistes de la rédaction, un jeune homme et une jeune fille, le genre oblige, sont choisis pour porter la couronne jusqu’au pied de ce portrait. «C’est un message qu’Iwacu n’est pas tombé, que la relève est là, que Jean n’est pas disparu pour rien», dira Léandre Sikuyavuga, Directeurs des Rédactions. Tous les journalistes sont invités à observer une minute de silence. Un moment solennel plein d’émotions.
La peine laissée par cette disparition de Jean Bigirimana et la douleur ressentie par toute la rédaction face à ce drame transparaît dans le mot du Directeur des Rédactions : «C’est une épreuve, un traumatisme pour nous tous. Depuis la terrible date, nous vivons la peur au ventre, mais nous n’avons pas lâché. Nous avons continué notre travail ».
Un appel à plus de professionnalisme
Dans son allocution, une pensée spéciale pour la famille de ce journaliste disparu : «En ce triste anniversaire, nous pensons à son épouse et à ses deux enfants en exil. Que cette famille sache qu’elle peut toujours compter sur Iwacu».
Léandre Sikuyavuga appellera les journalistes d’Iwacu à ne pas baisser la garde : «Chers collègues, la situation n’est pas facile pour Iwacu, mais faites courageusement votre travail, soyez professionnels. Notre rôle est essentiel, les Burundais ont besoin d’une information diversifiée, de qualité. Iwacu, les voix du Burundi, c’est notre devise. Restons donc au service du Burundi et de tous les Burundais», conclura le Directeur des Rédactions.
La famille Bigirimana épuisée par l’attente
Trois ans sans aucune nouvelle de Jean. Trois longues années d’angoisse, de doute et de désespoir. Fataliste, son épouse, Godeberthe Hakizimana pense procéder à une levée de deuil partielle.
Blasée. Epuisée. Pour Godeberthe Hakizimana, la justice burundaise semble tourner autour du pot. « Elle sait où débuter les enquêtes, qui interroger, mais elle affiche un manque de volonté. Elle ne veut pas suivre les indices, explorer aucune piste».
Excédée, la famille du journaliste d’Iwacu pense organiser une levée de deuil partielle. «Ma famille et le journal Iwacu nous allons nous convenir de la date et la manière d’organiser la cérémonie».
La ’’veuve’’ pense qu’une cérémonie avec une prière et quelques discours pourraient les aider elle et les enfants à aller de l’avant. A faire leur deuil au moins partiellement.
«Le petit John Timmy, me demande souvent pourquoi il n’y a pas eu un enterrement avec la mort de son père. Aucune cérémonie. Je pense que pour le bien-être psychique de mes enfants, il faut qu’on le fasse».
Pour la famille de Jean, faire son deuil n’exclut pas pour autant la soif de vérité, de justice. «Nous voulons toujours la vérité sur ce qui s’est passé, les coupables doivent être traduits devant la justice».
La famille qui vit en exil est confrontée à de nombreux problèmes. Iwacu et la communauté des journalistes font de leur mieux pour la soutenir. La jeune veuve espère démarrer une petite activité génératrice de revenus au lieu d’attendre la compassion d’une âme charitable.
Que des zones d’ombre
Deux semaines après la triste nouvelle de l’enlèvement du journaliste du Groupe de Presse Iwacu, un appel, en début d’après-midi alerte la rédaction. Il y a des cadavres flottant sur la Mubarazi à Bugarama en province de Muramvya.
Une équipe de reporters est immédiatement dépêchée sur les lieux avec un fol espoir de retrouver leur confrère. C’est l’époque des disparitions forcées et de découvertes macabres de corps sans vie. Petit arrêt à Bugarama, histoire de faire quelques appels. L’équipe fonce directement vers la Mubarazi en direction de Muramvya.
Les reporters sont vite repérés, les gens se montrent méfiants. Ces journalistes se séparent et toutes les tentatives de poser des questions sur ces ’’cadavres’’ aperçus dans la Mubarazi se soldent par un échec.
Il se fait tard, ces journalistes ne veulent pas s’avouer vaincus, mais finissent pas se mettre à l’évidence qu’il faut revenir et marcher le long de cette rivière qui coule, insouciante.
Le lendemain, un samedi, l’équipe a de la compagnie : il y a des policiers, des agents du Service national de renseignements (SNR), des commissaires de la CNIDH (Commission nationale indépendante des droits de l’homme), un médecin légiste, des défenseurs des droits de l’Homme, même le procureur à Muramvya est là.
Une sorte de battue est vite organisée tout au long de cette rivière avec tout ce monde. Résultat, zéro cadavre après des heures de recherches. «Vous vous êtes fait avoir», lancera malignement un berger du coin avant de s’éloigner avec ses quelques vaches.
L’équipe ne lâche pas prise, elle part le lendemain de bonne heure et retourne à Bugarama, mais décide de passer par un autre chemin indiqué par une source fiable. Le groupe de reporters laisse le véhicule quelque part pour faire le reste du trajet incognito à pied.
Une randonnée d’un autre genre s’organise. Il faut faire des détours, contourner carrément plusieurs montagnes et descendre vers la Mubarazi. La pente est raide et le sentier emprunté escarpé.
L’information dont dispose l’équipe est que des cadavres se trouvent coincés dans les eaux de la Mubarazi au pied d’une falaise, tout près d’un rapide. Quand les reporters aperçoivent cette sorte de muraille rocailleuse, ils s’empressent à s’approcher de la rivière. Ils réalisent qu’ils ne peuvent pas s’en approcher, mais comme indiqué au pied de la falaise, un cadavre flotte au bord de la rapide.
L’équipe se dit que les efforts finissent par payer, ces journalistes s’empressent à prendre des images, zooment pour avoir quelques détails sur cette trouvaille macabre. Quand ces journalistes se dépêchent pour gravir la pente escarpée, ils n’ont qu’une idée, avoir une connexion pour donner vite cette information, des images à l’appui. Quand ils examinent bien les photos prises, ils remarquent qu’il s’agit de deux cadavres.
D’autres descentes vers la Mubarazi, avec l’escorte au complet du premier jour, seront effectuées et finalement les deux corps sans vie seront repêchés par des experts de la Police de la Protection civile. L’un est décapité, l’autre lesté de pierres. Les deux cadavres sont acheminés vers la morgue de l’hôpital de Muramvya.
Une demande d’un test ADN adressée à la CNDIH (Commission nationale indépendante des droits de l’Homme) par Iwacu ne sera pas honorée. Au vu de l’état de décomposition des deux corps, le verdict d’un médecin légiste dépêché sur les lieux est sans appel : l’identification sans analyse ADN s’avère impossible.
La police indiquera par la suite que le journaliste Jean ne fait pas partie des deux corps retrouvés dans cette rivière. C’était après une brève identification physique par l’épouse du reporter disparu. «Il n’y a pas de Jean», ’’tweetera’’ Pierre Nkurikiye, porte-parole de la Police.