Dans sa réunion du 12 mars 2024 avec les confessions religieuses, le président du Sénat est revenu sur la corruption qui gangrène le secteur judiciaire. D’aucuns s’interrogent pourquoi la persistance de cette pratique ? Quelles sont les solutions à court et à long termes ? Maître Fabien Segatwa s’exprime.
Pourquoi la persistance des cas de corruption malgré les appels à l’ordre lancés par les hautes autorités du pays ?
Il y a certains magistrats qui sont corrompus. On ne peut pas le nier. Mais ils sont peu nombreux par rapport aux autres.
Quand j’étais au Conseil supérieur de la magistrature, on a fait le dénombrement des dossiers qui étaient portés à la connaissance dudit Conseil pour avoir été mal rendus.
On a constaté que 95% des jugements étaient bien rendus et que seulement 5% avaient des problèmes. Tous les magistrats ne sont pas corrompus.
Mais vous semblez minimiser cette pratique…
Loin de là. Même s’il n’y a qu’un seul juge qui est corrompu, c’est inexcusable parce le métier du juge c’est de dire la vérité.
Quand un juge passe à côté de la vérité, cela fait mal parce que c’est lui qui est désigné par la société pour dire la vérité, pour trancher les litiges. Or, quand il doit trancher les litiges en faveur de celui qui lui a donné de l’argent, c’est indigne.
Normalement, c’est même à la limite impardonnable. C’est pourquoi, le président de la République, les hautes autorités du pays s’insurgent contre ce petit nombre de magistrats qui pratiquent la corruption parce qu’on s’attend à ce qu’un juge soit un homme correct.
Certains disent que le salaire insuffisant serait à l’origine de ces cas de corruption ? Faites-vous le même constat ?
Je ne pense pas que la corruption soit en fonction du petit salaire. Quand je vois les Bashingantahe, les notables de la colline qui rendent bien leur décision, ce n’est pas le salaire qui fait qu’ils rendent bien leur jugement.
Où se trouve alors le nœud du problème ?
Je dirais que c’est un problème d’éducation, un problème de vouloir s’enrichir très vite. Je dirais même un problème de société parce le juge pense qu’il doit être un homme qui est visible dans la société, un homme qui doit être à la hauteur de sa renommée, un homme qui ne doit pas être pauvre.
Tout cela c’est une certaine mentalité qui fait que certains disent qu’il faut s’enrichir par tous les moyens.
Mais ce n’est pas cela qui doit faire l’homme. L’homme peut être pauvre mais rester digne. Un juge corrompu n’est pas un homme digne.
D’autres évoquent un manque de sanctions envers les corrompus….
Bien entendu, il y a un manque de sanctions. En principe, les hautes autorités ne devraient pas se plaindre comme le reste de la population. Elles peuvent prendre des décisions.
S’il y a un jugement dans lequel il transparaît que le juge a été corrompu ou qu’il est incompétent, ce juge devrait être écarté.
Les hautes autorités doivent examiner les dossiers sur lesquels les gens se plaignent et voir si réellement ils ont été mal rendus soit à la suite de la corruption, soit par ignorance. Dans tous les cas, ce juge ne devrait pas continuer à prester.
Mais ce n’est pas ce que nous observons dans la pratique….
Malheureusement oui. Lorsqu’un juge est soupçonné d’être corrompu dans une région, on le mute dans une autre région. Celui qui est corrompu dans un tribunal tel, on le mute dans un autre tribunal. Mais à la longue, ce n’est pas une solution parce que le juge, qu’il soit ici ou qu’il soit là-bas, doit rester juge.
Aujourd’hui, il y a des dossiers qui sont portés à la connaissance du ministre de la Justice et ce dernier ordonne la révision.
Quand est-ce que le ministre ordonne une révision d’un jugement ?
En principe pour qu’il y ait une révision, il faut qu’il y ait un mal jugé manifeste. Cela devrait emporter la sanction du juge que l’a rendu. Ce n’est pas normal que vous sanctionnez un arrêt rendu par des juges pour avoir été mal rendu manifestement et vous le renvoyez devant les mêmes juges Cela n’a pas de sens.
Concrètement que faut-il faire ?
Il faut prendre des sanctions. Je ne dirais pas des sanctions pénales. Le juge peut le faire par ignorance et celui qui est ignorant n’est pas pénalement coupable Mais, il est coupable professionnellement parce qu’on doit avoir des juges qui sont à la hauteur de leur métier. Bref, il y a un manque de sanctions. Et les hautes autorités devraient cesser de se plaindre mais plutôt prendre des sanctions.
D’aucuns disent que la corruption serait l’une des causes de la lenteur observée dans le traitement des dossiers des justiciables. Faites-vous la même lecture ?
Non. Lorsque le juge est corrompu, il est très motivé pour rendre le jugement rapidement en faveur de celui qu’il lui a donné de l’argent. La cause se trouve plutôt dans la législation elle-même qui traîne les choses.
Aujourd’hui, à cause justement de cette législation, il n’y a qu’un seul jugement qui est définitif surtout les jugements civils relatifs aux propriétés foncières.
Voudriez-vous expliciter ?
Une fois qu’on gagne à la Cour suprême, celui qui a perdu le procès va devant le ministre pour demander la révision.
Le ministre ordonne la révision et le dossier retourne à la Cour suprême et à la Cour suprême le dossier peut prendre une année ou deux ans avant qu’il ne soit rendu.
Une fois que la Cour suprême rend le jugement sur renvoi du ministre de la Justice, celui qui a perdu le jugement saisit encore une fois le ministre de la Justice. Et si le ministre de la Justice ne lui donne pas raison, il saisit le Conseil supérieur de la magistrature et entretemps le jugement n’est pas exécuté.
Et cela peut prendre 20 ans pour qu’un seul jugement soit définitif. D’ailleurs même après 20 ans le jugement n’est pas définitif.
Avez-vous des exemples ?
Je vous dirais que j’ai un dossier qui date de 1948 qui n’est pas encore définitif. Aujourd’hui, c’est la révision, demain c’est l’annulation, après c’est encore la révision.
En définitive, on se retrouve devant des jugements qui ne sont pas exécutés à cause de la législation.
Le président du Sénat demande aux confessions religieuses de sensibiliser leurs fidèles magistrats de faire preuve d’impartialité et d’éviter des pots-de-vin. Pensez-vous que les confessions religieuses vont réussir dans cet exercice ?
Je pense que le problème est plutôt ailleurs. Cette corruption est pratiquement la tête d’un iceberg qui est invisible qui se trouve être la mentalité sociale.
Aujourd’hui, les gens ne vont pas dans les confessions religieuses parce qu’ils sont convaincus de leur croyance.
Ils y vont parce que certains y tirent des bénéfices surtout les cadres religieux. S’il n’y avait pas de bénéfices, il n’y aurait pas chaque fois des pasteurs qui sont en train de se chamailler devant les cours et tribunaux.
Le Burundi est plein d’églises. Si tout ce monde était vraiment croyant, nous serions dans un monde de Saints. Toujours est-il que la Terre n’étant pas sainte, c’est normal que l’on puisse s’adresser aux religieux en croyant qu’au moins eux, ils peuvent moralement avoir une ascendance sur tout le monde.
Mais pour avoir cette ascendance, il faut croire à ce que l’on croit. Or, j’ai l’impression qu’on ne croit pas à ce que l’on croit. Bref, le mal de la société c’est que les gens ne croient pas à ce qu’ils doivent croire.
Justement, qu’en est-il des magistrats ?
Les juges prêtent serment de dire la vérité rien que la vérité suivant la loi et en âme et conscience. Si on devait croire à ce serment, on ne devait pas être corrompu.
Mais, nous voulons en fait demander trop aux juges qu’on ne demande pas aux autres. Est-ce que c’est dans le secteur judiciaire où on trouve seulement la corruption. Je m’en doute fort.
La corruption transparaît chez les juges parce qu’on attend d’eux une grande responsabilité parce qu’ils ont le droit de trancher les litiges. Cela fait mal chez eux parce que justement ils ont la mission de dire la vérité, rien que la vérité.
Mais si on regarde bien, c’est toute la société qui est gangrenée par la corruption.
Quelles sont les solutions à court et à long termes pour diminuer les cas de corruption ?
La solution qu’on a trouvée pour le moment, c’est l’instauration d’un siège composé d’un juge unique dans certaines matières.
Il n’y a pas longtemps que la loi est là. On est en train de l’expérimenter. Nous espérons que les juges seront plus conscients qu’avant.
Il y a quelque chose de très intéressant. Les juges auront plus de temps parce qu’un dossier qui était confié à trois juges sera traité par un seul juge. Un tribunal qui aura dix magistrats pourra rendre les jugements rapidement parce que justement ils vont se partager les dossiers.
Et puis, un seul juge peut se programmer au lieu de programmer trois juges. En quelque sorte, il y a une certaine avancée et c’est une voie de solution.
Quid du rôle du Conseil supérieur de la magistrature ?
Son existence constitue une autre voie de solution. C’est le Conseil supérieur de la magistrature qui regarde comment les juges se comportent C’est un organe qui est bien placé pour pouvoir sanctionner les juges d’autant plus que cet organe est composé par des magistrats présidés par le Magistrat suprême, et puis le secrétaire est le ministre de la Justice, le vice-président étant le président de la Cour suprême.
Donc, c’est un corps qui est en mesure d’apprécier si un tel jugement, un tel comportement d’un juge est indigne. Et à ce moment-là, on prend les sanctions assez rapidement. Même là aussi, il ne faut pas qu’au niveau de la magistrature les dossiers traînent en longueur.
Bref, on ne peut pas espérer avoir une société saine sans des sanctions non seulement justes et équitables, mais aussi rapides parce qu’une sanction qu’on attend pendant une année, deux ans n’a pas d’effets.
Mais l’exécution des jugements pose toujours problème…
Un jugement peut être bien ou mal rendu mais le mérité d’un jugement c’est d’être exécuté. Or, aujourd’hui, avec l’expérience que nous avons et la législation de la Cour suprême que nous avons, aucun jugement ne sera définitif, ni le bon ni le mauvais.
On se trouve dans un état d’incertitude. Or, un jugement c’est pour enlever l’incertitude, donner le droit à celui qui le mérite et l’enlever à celui qui ne le mérite pas. C’est ce qu’on appelle trancher. Mais lorsqu’un jugement fait 20 ans sans être exécuté alors qu’il a été rendu, cela ne sert à rien.
En d’autres mots, au lieu de faire traîner les jugements par des recours sur recours, il faut exécuter les jugements rendus, sanctionner ceux qui les ont mal rendus. Et quand un jugement a été mal rendu on l’annule. De cette manière, cette corruption sera diminuée.
Etes-vous d’accord avec ceux qui proposent l’encouragement des bons juges ?
J’ai l’impression qu’on a l’habitude de parler du mauvais comportement chez les juges en oubliant les bons juges. Il faut effectivement les encourager et les récompenser. Quand on les met dans le moule des juges corrompus, ils risquent d’être découragés alors qu’ils sont à la hauteur de leur métier.
Mais, malheureusement dans la pratique, on observe autre chose. Les bons juges sont oubliés. Lorsqu’on est en train de faire des promotions, ceux-là sont oubliés parce qu’eux ne passent pas le temps à flotter les manches chez les autorités. Ils sont conscients de leur travail, ils sont presque invisibles.
Or, récompenser les bons juges ne veut pas dire leur donner de l’argent. Non, une bonne parole, un certificat de mérite suffisent.
Qu’en est-il de la revalorisation de leur carrière ?
C’est une autre solution. Il faut faire en sorte que les magistrats fassent carrière. Cette façon de faire sauter les juges du tribunal de Grande instance à la Cour suprême décourage les gens. Les gens se disent finalement pour monter il ne faut pas faire la carrière, il faut plutôt connaître les autorités qui vous font monter de grade.
Or, il faut y aller progressivement, acquérir l’expérience, aller au-dessus quand il faut aller au-dessus. En d’autres mots, en faisant miroiter la carrière, on peut justement faire en sorte que les juges puissent faire leur travail.
Propos recueillis par Félix Haburiyakira