Un scrutin entaché d’irrégularités, une Ceni qui peine à convaincre, une Cour Constitutionnelle attendue au tournant… Le politologue dresse un bilan critique du processus électoral et s’interroge sur l’avenir de la démocratie au Burundi.
Globalement, quelle lecture faites-vous du déroulement du triple scrutin ?
J’ai suivi avec intérêt le dernier triple scrutin qui se fait cinq ans après la crise électorale et post-électorale de 2015 qui a laissé des traces profondes au Burundi et sur les Burundais. C’est un scrutin intéressant pour le chercheur que je suis : il se tient à l’abri des regards, dans un pays quasi isolé sur le plan international et médiatique, miné par un conflit qui perdure et qui est de moins en moins scruté. Le scrutin s’est déroulé dans un climat de monopolisation de l’espace public par le pouvoir et d’intolérance politique vis-à-vis des concurrents politiques en action. Bref, tous les ingrédients étaient là pour susciter de l’intérêt.
Un mot sur le déroulement de la campagne elle-même ?
Je retiens trois faits importants : la campagne électorale tout comme le triple scrutin lui-même ont été organisés et se sont déroulés sur tout le territoire. Deuxième fait. Des irrégularités ont été rapportées et entachent les résultats. Enfin, ces irrégularités affirmées par les uns et réfutées par les autres ont conduit à saisir la justice. Tout cela fait que le triple scrutin reste unique et riche d’enseignement tant au niveau du décorum électoral qu’au niveau des émotions encore suspendues à l’annonce des résultats définitifs.
Comment ce scrutin est accueilli, selon vous ?
Au niveau interne ou à l’international, peu de langues se délient pour féliciter le candidat proclamé ou pour condamner les irrégularités. Seuls les médias sociaux semblent s’être transformés en véritables champs de bataille, avec des camps bien tranchés. Bref, au regard de ce qui a été déclaré par les différents candidats, le déroulement du scrutin, reste à mon avis, moins sincère si on s’en tient aux variables cardinales pour qualifier le scrutin de sincère en ce qui concerne l’égalité du corps électoral, la liberté des citoyens-électeurs et la clarté du choix des électeurs.
La Ceni a étonné en déclarant que les résultats qu’elle avait elle-même annoncés n’étaient qu’ « un draft ». Comment vous analysez ce rétropédalage ?
Le patron de la Ceni l’a bien dit. Je ne dirais pas le contraire. Je n’en ai pas la légitimité. Mais en annonçant que les résultats proclamés tambour battant aux Burundais, aux compétiteurs et à la communauté internationale n’étaient pas les vrais contrôlés et visés, c’est qu’il y a des vrais. Et dans ce cas la grande question reste : pourquoi avoir choisi de proclamer de « faux résultats » dans un contexte qui le présentait comme un président dont l’indépendance était douteuse. Je dis cela parce que sa communication avant, pendant et après le scrutin a été des plus chaotiques au moment où le peuple attendait de lui une parole qui tranquillise, qui coupe court aux rumeurs, une communication qui freine la mécanique de la délation. Bref, la publication de faux résultats l’a encore mis dans de mauvais draps.
Un mauvais coup donc pour l’image et la crédibilité de la Ceni…
Oui, publier un « draft »… Il y a lieu d’émettre de sérieux doutes sur la crédibilité et sur l’intentionnalité profonde de la commission. Faut-il lier ce rétropédalage aux critiques qui ont circulé sur les réseaux sociaux quant à la légèreté abusive observée dans le traitement et la communication sur les résultats ? Y aurait-il une voix qui crie dans le désert que tricher serait fatal comme le président l’avait annoncé dans sa prière de la clôture de la campagne du Cndd-Fdd? On a beau conjecturer, la crédibilité est déjà entamée. Entre-temps, en attendant la copie « propre », le « Draft » entre dans le patrimoine électoral burundais.
Malgré tout, le corps diplomatique prend acte des résultats provisoires, bien que des irrégularités soient relevées. Votre commentaire ?
Le corps diplomatique a été informé de l’issue du scrutin. Il n’a participé ni à la préparation du scrutin ni à l’observation concrète du processus pour émettre un quelconque commentaire légitime sur la régularité ou l’irrégularité du processus. Bien évidemment, prendre acte des résultats ne signifie pas qu’ils s’alignent sur l’un ou l’autre narratif, c’est-à-dire ni du côté de ceux qui disent avoir gagné ni de ceux qui ont des irrégularités à soumettre au tribunal électoral. Bref, c’est un langage peu clair, qui donne lieu à diverses interprétations. Peut-être qu’il y a des raisons qui ont poussé ce Corps à adopter cette posture, puisque ce n’est pas toujours le cas. Parfois, on ne prend pas acte, mais on félicite et on annonce des projets de partenariats avec le nouvel élu. Prendre acte peut donc paraître comme une clause de réserve. Et la déclaration du président de la Ceni, Dr Kazihise, leur a peut-être donné raison. J’imagine la honte et l’embarras qu’ils auraient eus pour avoir félicité un candidat sur base d’un « brouillon » pris pour résultats provisoires.
La Cour constitutionnelle a été saisie par le Cnl qui dénonce de graves irrégularités. Cette Cour peut lire le droit et trancher en toute indépendance ?
L’histoire la plus récente nous a montré que contrairement à une idée partagée que le juge du contentieux électoral en Afrique joue le jeu du régime en place, parfois contre toute attente, il dit le droit. Au Liberia, au Kenya ou en Gambie, les hautes juridictions en charge du contentieux électoral ont déjoué les attentes des uns et des autres. Les juges burundais ont appris le droit à la même école, je n’ai aucun doute. Du coup, si le dossier soumis par le Cnl et son candidat Agathon Rwasa est solide comme dans les cas énumérés plus haut, je pense que la conscience et l’éthique professionnelles des juges de la Cour constitutionnelle prendront le dessus sur ce que les gens pensent de leur relation avec le pouvoir. Bien évidemment, ce sont, peut-être, les antécédents qui poussent les citoyens à penser que cette juridiction risque de tomber dans les mêmes travers et ne pas lire le droit sur ce contentieux pendant devant elle.
Quels sont les scénarii possibles au cas où la Cour constitutionnelle débouterait Rwasa ?
Attention ! Il faut savoir que lorsque l’on va au tribunal, on n’y va pas pour gagner. On y va pour que le droit soit lu. On peut donc gagner ou perdre. Si le droit est lu sans faux fuyant, ce sera au bénéfice de tout le peuple burundais. C’est vrai que c’est un scrutin aux enjeux multiples, surtout qu’il signe la sortie de la crise post-2015.
Des contestations sont à craindre ?
Si Rwasa est débouté au terme d’un procès juste et équitable, je ne vois pas pourquoi il y aurait des contestations. Le candidat a déjà annoncé qu’il ferait recours à la juridiction de la Communauté Est-Africaine, et je sais que cette Cour a déjà donné raison à un candidat à une élection. Sauf que ce dernier n’est pas devenu ce qu’il aurait dû être au terme du scrutin. Bref, pour revenir à votre question, ce qui pourrait entraîner des contestations, c’est la tenue d’un procès inique. Des juges qui ne liraient pas le droit ou qui verraient dans ce procès une opportunité de promotion. Là c’est sûr, l’histoire du monde contemporain montre que l’électeur est devenu trop exigeant sur le vote concédé, ce ne sera pas le Cnl qui va contester, mais tous les citoyens-électeurs. Ce sera une première: le peuple contre le juge.
Parlons de cette sortie très remarquée des évêques. Sur base des rapports de leurs observateurs, ils ont émis des critiques sévères sur la tenue du scrutin.
Les évêques ont émis des doutes sur la fiabilité des résultats. L’Eglise catholique a en effet envoyé des observateurs dans un quart des bureaux de vote comme annoncé par le président de la Conférence des Evêques Catholiques du Burundi. Il en va de leur redevabilité de porter à l’opinion leur observation. Ils ont constaté et rapporté des irrégularités qui suscitent un doute sur les résultats. Je pense qu’ils en avaient pleinement le droit. Peut-être ils sont critiqués parce que le rapport de l’observation a été critique. Je me dis que s’il avait été panégyrique, ils auraient été acclamés. C’est à mon avis une leçon de démocratie aussi. D’ailleurs, je comprends mal pourquoi les autres observateurs et les mandataires des partis n’ont pas communiqué sur leur rapport d’observation. Cela aurait donné matière au juge électoral quant au contentieux en cours.
Quid de la survie du parti Cnl au cas où il serait débouté dans tous ses recours?
Si la survie du Cnl est suspendue à l’issue de cette élection, ce serait un parti moribond, sans assise idéologique. C’est dire que même si les juges lui donnaient raison, il ne survivrait pas au prochain scrutin. Et puis, c’est cela aussi le paradoxe de la démocratie. L’on doit pouvoir s’accommoder de cette tyrannie de la majorité jusqu’à constituer une autre majorité. Sinon les partis politiques sont des organisations. Elles sont créées au gré des circonstances, qui sont fluctuantes. Elles ne sont pas des institutions. Si le Cnl ne parvient pas à reformuler sa lutte politique contenue dans le projet de société qui a été décliné lors de la campagne, sans nul doute qu’il disparaîtra comme tant d’autres organisations qui peuplent les cimetières du multipartisme au Burundi comme ailleurs. En revanche, s’il l’est au terme d’un procès que les uns et les autres considèrent comme farfelu, il en sortira revigoré, du moins symboliquement. Et la symbolique est un important ferment des émotions en politique, histoire de partir en bonne position pour les scrutins à venir.
L’éventualité d’un gouvernement d’union nationale est-elle plausible ?
Même si la politique reste un champ de contradictions, je serais étonné étant donné que le changement de la Constitution de 2005 qui consacrait le partage du pouvoir portait dans son sillage les critiques de ce modèle. La Constitution actuelle consacre le modèle de régime présidentiel fort. Dans ce modèle le gagnant prend tout, et le perdant retrousse les manches en perspective des élections suivantes. L’éventualité de ce type de gouvernement d’union me paraît d’une part en contradiction avec la constitution de 2018, et d’autre part, elle constituerait un frein à la démocratie au Burundi. Donc, je ne vois pas pourquoi spéculer sur la bonne foi ou la magnanimité du gagnant.
Par contre, sur le plan de l’analyse politique, ce serait une grosse erreur. D’une part envisager un gouvernement d’union nationale, c’est accepter qu’il y a un profond malaise quant à l’issue de l’élection comme cela a été vu dans le cas de Kibaki-Odinga au Kenya. D’ailleurs, ce genre de mécanismes politiques est généralement le fruit des négociations. D’autre part, ces acteurs n’ont rien en commun en termes de programme et d’alliances possibles. A mon avis, ce modèle de gouvernement entamerait en profondeur le fonctionnement du système politique promis par la Constitution de 2018. Le président qui a les pleins pouvoirs sera acculé à négocier son espace d’action avec des partenaires gouvernementaux qu’il considèrera comme des « loosers » repêchés. Ce sera pas moins inaugurer une nouvelle crise politique qui ne dit pas son nom. En kirundi on le dit « Abasangiye ubusa bitana ibisambo», ce genre de gouvernement de cooptation de fortune pour faire face à un malaise électoral ne fait pas généralement long feu. Le Burundi l’a déjà expérimenté après la mort de Ndadaye.
Et l’opposition, vous la voyez survivre dans un tel contexte ?
L’opposition existera toujours. Elle était déjà en ordre dispersé, je la vois encore plus que jamais émiettée. La recherche des positions de pouvoir au sein du cercle des gagnants va la remodeler de plus belle. Le monde politique est sans scrupule, sans pitié. Ceux qui ne sont pas forts au niveau de leur conviction, de leur engagement en politique, seront phagocytés par l’hydre qui aura gagné, d’autres vont disparaître parce que politiquement sans assise. Mais rassurez-vous, la nature a horreur du vide, il y aura une opposition qui s’affirmera par la suite.
Propos recueillis par Hervé Mugisha
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Note aux lecteurs: Cet entretien a été réalisé avant la décision de la Cour constitutionnelle