Nous sommes le 17 août 1992. La Cour Constitutionnelle, qui a vu le jour à peine quatre mois auparavant, examine la constitutionnalité d’un décret-loi. Celui-ci lui a été soumis à l’initiative du Président de la République le 13 juillet. Après délibération et pour la toute première fois dans l’histoire du Burundi, une Cour Constitutionnelle déclare inconstitutionnelle une loi parce que celle-ci n’est pas conforme aux droits de l’homme protégés par la Constitution …
La Cour Constitutionnelle, garante de la liberté d’expression et de la liberté de presse
Le texte faisant l’objet de la requête est le décret-loi portant réglementation de la presse au Burundi. Selon la Cour, huit articles du décret-loi ne sont pas conformes à l’article 26 de la Constitution du 13 mars 1992. Cet article, qui fait partie du Titre II («Des droits de l’homme, des devoirs et obligations de l’individu et du citoyen») protège la liberté d’opinion, la liberté d’expression et la liberté de presse. En résumé, les huit articles sont invalidés par la Cour parce qu’ils accordent au ministre ayant la Communication dans ses attributions le droit d’intervenir directement dans le domaine de la liberté de presse, alors qu’en vertu de l’article 26 de la Constitution, certaines prérogatives sont reconnues exclusivement au Conseil national de la Communication.
Suite à l’arrêt de la Cour (affaire RCCB 6), le gouvernement revoit les articles déclarés inconstitutionnels. Un nouveau décret-loi est alors soumis à la Cour et déclaré conforme à la Constitution le 14 novembre 1992 (affaire RCCB 9).
Et alors? Et maintenant ?
Est-ce simplement une source de nostalgie ou peut-on trouver inspiration dans cette ancienne jurisprudence pour ce qui est de la nouvelle loi du 4 juin 2013 régissant la presse? Ce qui était possible il y a 21 ans, le serait-il encore aujourd’hui ?
Tout comme celle du 13 mars 1992, la Constitution du 18 mars 2005 actuellement en vigueur permet à toute personne physique ou morale «intéressée» (dans le sens qu’a donné la Cour) de saisir la Cour Constitutionnelle sur la constitutionnalité d’une loi (et, dans le cas d’espèce, il s’agit bien d’une loi). Cela peut se faire par une procédure d’exception invoquée dans une affaire soumise à une autre juridiction, par exemple au moment où un journaliste serait poursuivi sur base de la nouvelle loi. Mais cela peut se faire également directement par voie d’action, pour autant que le requérant fait preuve d’un intérêt, ce qui est évident pour tout journaliste, agence de presse ou rédacteur en chef.
La Cour Constitutionnelle du Burundi a été conçue, entre autres, comme une véritable cour des droits de l’homme, ce qui constitue un acquis considérable. Elle est compétente pour statuer sur la conformité d’une loi, non seulement à la charte des droits fondamentaux inscrits dans la Constitution, mais également aux droits proclamés, entre autres, par le Pacte international relatif aux droits civils et politique et la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, qui font partie intégrante de la Constitution.
Est-ce que la loi du 4 juin 2013 est contraire à la liberté de presse telle que protégée par des normes constitutionnelles et internationales en matière des droits de l’homme? A lire les réactions de certaines missions diplomatiques et d’organisations comme Reporters sans Frontières, Amnesty International et Human Rights Watch, il semble bien possible que certaines dispositions au moins soient inconstitutionnelles et à revoir. La Cour arriverait-elle à une même conclusion? Il serait, bien évidemment, prématuré d’essayer d’anticiper sur l’arrêt que rendrait la Cour. A mon avis, cela n’est même pas la seule question à se poser. En effet, une requête adressée à la Cour – démarche d’ailleurs remarquablement rare au Burundi – pourrait ressortir des effets bien au-delà du dossier particulier.
Un devoir civique du journaliste
Un Etat de droit ne tombe pas du ciel et ne se décrète pas. L’indépendance du pouvoir judiciaire ne se construit que pas à pas et quand des citoyens le souhaitent activement.
Journalistes burundais, faites usage de vos droits constitutionnels. Accordez à la Cour la possibilité d’exercer ses prérogatives et de protéger vos droits fondamentaux. Incitez-la à développer une jurisprudence des droits de l’homme. Obligez-là à mieux motiver ses décisions. Comptez sur l’honneur professionnel de ses membres. Et, surtout, contribuez au renforcement d’une culture politique dans laquelle même des institutions démocratiquement élues et souveraines acceptent qu’elles peuvent être soumises à un contrôle judiciaire.
Dr. Stef Vandeginste
Université d’Anvers (Belgique)