Par Louis-Marie Nindorera
Chaque 13 octobre de l’an, les Burundais célèbrent et renouvellent leur culte de la mémoire du Prince Louis Rwagasore, « héros de l’indépendance », par un rituel figé : la même procession vers le même mausolée, sa tombe fleurie par la même cohorte de parents, officiels et politiciens, l’audition publique et la re-re-radiodiffusion des mêmes extraits du même discours et des mêmes vieilleries musicales à sa gloire, sous le regard de marbre du Prince nimbé, jeté du même portrait, le seul de lui que connaissent les Burundais ! Au cœur de ce paquet-mémoire a ronronné pendant un demi-siècle la même version lisse de la vie et de la mort de celui qu’un Grec, amateur de chasse aux éléphants, tua net, d’un coup de fusil 9,3 mm.
Dans l’élan des célébrations du cinquantenaire de l’accession du Burundi à l’indépendance, deux ouvrages parus la même année 2012 aux éditions Iwacu (1) avaient pourtant entrepris de désemballer et rempaqueter avec des matériaux neufs la mémoire populaire du Prince. Avec son livre intitulé « L’assassinat de Rwagasore, le Lumumba burundais », Guy Poppe, journaliste belge, tourne la face du disque. Grâce à la collecte, la présentation et l’analyse de plusieurs documents inédits puisés dans des archives publiques et privées principalement belges, sa recherche éclaire d’un jour nouveau la personnalité du Prince Rwagasore, sa jeunesse, son entrée en politique, les circonstances de sa mort ainsi que le feuilleton politico-judiciaire qui s’ensuivit. Quelques temps plus tard, c’était au tour d’une historienne française, Christine Deslaurier, avec Domitien Nizigiyimana comme traducteur, d’apporter de nouvelles pièces à la reconstitution de la personnalité politique de Rwagasore. « Les paroles et écrits de Louis Rwagasore » qu’elle publie consistent en un corpus de 25 textes – en français et en kirundi – couvrant deux décennies d’« interviews, articles, retranscriptions de discours ou d’exposés, rapports administratifs, comptes rendus de réunions, tracts, lettres privées ». Bien que le second livre ne soit pas venu en réaction au premier, incidemment il lui apporte un complément utile pour la compréhension de l’« homme politique et public » que fut Rwagasore.
Avant tout, Guy Poppe explore les circonstances de l’assassinat du « héros de l’indépendance » burundais. Il chemine des circonstances de sa mort aux empoignades belgo-burundaises derrière le double procès des comploteurs. Dans l’intervalle, le journaliste belge fouille dans les lettres, les télégrammes, les notes et les rapports de l’autorité belge que le Prince Louis Rwagasore aurait sans doute volontiers jeté au feu. Ces documents, souvent signés par des cadres administratifs belges clairement hostiles à sa personne, s’appliquent à dépeindre un homme léger, dépensier et insolvable, arrogant, incompétent, etc. : dissipé et médiocre dans ses études, des dettes accumulées, laissées sur les comptoirs de bar et les réceptions d’hôtel en Belgique et à Usumbura, les plaintes de ses créanciers, les bilans de compte déficitaires de « ses » coopératives, sa fréquentation de Belges « douteux », etc. Par contraste, Guy Poppe puise dans le même type de source l’appréciation élevée et l’affection des mêmes cadres coloniaux belges à l’égard des rivaux politiques du Prince, en l’occurrence les leaders du Parti Démocrate-Chrétien rival de l’UPRONA, Parti de Rwagasore. Ce contraste forme la trame et déroule le fil conducteur de l’enquête de Guy Poppe. Il suggère un parallèle entre, d’un côté les positions et les sentiments contrastés de l’autorité de tutelle belge à l’égard des deux camps politiques rivaux et leurs leaders respectifs et de l’autre, l’assassinat de Rwagasore ou tout au moins la gestion et l’approche par l’autorité belge de l’enquête de police, l’instruction judiciaire, la condamnation et l’exécution des prévenus. Ils sont marqués par des négligences étranges, notamment ce refus persistant du Procureur du Roi et de la Cour à prendre au sérieux des témoignages indiquant une implication de l’autorité de tutelle belge dans la planification du meurtre. Le disque des archives belges est à l’avenant. Généreux à jouer la face B du Prince, il grésille et saute sur la face A : presqu’aucune trace ne reste de la suite et des réponses apportées à des questions obstinément posées sur le rôle joué par le pouvoir de tutelle. Avec l’espoir que le temps délie des langues, Guy Poppe épilogue sur les témoignages frais d’acteurs belges, contemporains des faits, dont il tente , 50 ans plus tard, de remonter des aveux du tréfonds de leur conscience, dans l’abîme brumeux de leur sénescence : Jacques Bourguigon, qui presta en Procureur du Roi (89 ans), et Etienne Davigon, alors conseiller au cabinet des Affaires étrangères, (79 ans).
En considération du faible intérêt porté sur l’affaire et de l’état de décomposition continue des archives, l’effort de Guy Poppe fait assurément œuvre utile. Il n’apporte pas la pierre finale à l’histoire de cet assassinat, loin s’en faut, encore moins la touche finale au portrait du Prince, qu’il contribue néanmoins à dévernir, à rapprocher des caractéristiques plus familières des Terriens. Surtout, il lève un coin de voile sur des aspects de la Tutelle coloniale belge, longtemps restés ombreux. Souvent le « héros national », d’où qu’il soit, nait, grandit, repose confortablement dans les mémoires collectives avec les traits d’un surhomme, grossis par des armées de martyrologistes et hagiographes. Jusqu’à ce que la déclassification des dossiers, la misère des bulletins scolaires exhumés, les mémoires du médecin personnel, la pétition d’une maîtresse négligée, des rappels de créanciers, etc. viennent écorner l’icône. C’est de bonne guerre. Sans prétention à rembourser les dettes de comptoir du Prince, le recueil des textes compilés et publiés sans filtre par Christine Deslaurier offre à la libre appréciation du public burundais une base documentaire beaucoup plus large sur son esprit, ses idéaux, son action. A chacun d’apprécier leur force de conviction et d’antidote contre le poison des révélations sur le côté obscur de Rwagasore. L’histoire est un effort dans la recherche de la vérité, sans compromis ni compromission, sans mobile politique partisan. En ces temps d’ardeur dans les diatribes anti-belges et « anticolonialistes », il faut espérer que ces deux œuvres servent avant tout l’histoire, au lieu de réarmer des campagnes politiciennes sans égard pour la science, la recherche de la vérité et la postérité.
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(1) L’un des deux « Paroles et écrits de Louis Rwagasore, leader de l’indépendance du Burundi » fut conjointement édité par Iwacu et Karthala