Mercredi 21 août 2024

Économie

Fuite des capitaux au Burundi : 6 milliards de dollars disparus

Fuite des capitaux au Burundi : 6 milliards de dollars disparus
Léonce Ndikumana propose le développement de l’intelligence artificielle pour la surveillance des transactions financiers illicites

Le Burundi a vu s’envoler environ 6 milliards de dollars entre 1970 et 2018. Ces chiffres, tirés de l’étude du Pr Léonce Ndikumana, co-auteur du livre ’’La fuite des capitaux d’Afrique : les pilleurs et les facilitateurs’’, ont été révélés lors d’une conférence-débat sur cet ouvrage. Selon lui, cette fuite massive des capitaux représente une véritable menace pour le développement économique du Burundi et de nombreux pays africains.

Le Pr Ndikumana explique que la somme détournée au Burundi se divise en deux grandes catégories. La première, qui s’élève à 2,4 milliards de dollars, est classée dans ce que les économistes appellent le « résidu » de la balance des paiements, autrement dit le « missing money » ou ’’dark spot in the BOP (Balance of Payments)’’.

Il s’agit d’argent manquant dans les comptes officiels du pays, échappant au contrôle de l’État, souvent via des pratiques illégales. La seconde catégorie, estimée à 2,7 milliards de dollars, concerne des pratiques de sous-facturation et de surfacturation, où des transactions commerciales sont falsifiées afin de faire sortir illégalement des capitaux. Ces deux catégories combinées représentent un total alarmant de 5,1 milliards de dollars évaporés entre 1985 et 2019.

Un autre phénomène préoccupant est celui des exportations de l’or du Burundi vers les Émirats Arabes Unis entre 2000 et 2019. Le Burundi, dans ses registres officiels, a déclaré avoir exporté 765 millions de dollars en or.

Pourtant, du côté des Émirats, les statistiques montrent une somme bien supérieure, soit 1,4 milliard de dollars en or burundais. « Cette différence suscite des interrogations : d’où provient cet or excédentaire ? Qui en est le responsable ? Cette absence de traçabilité ? Comment expliquer cet or burundais orphelin, sans père ? », interroge Léonce Ngendakumana devant un parterre des plus hautes autorités du pays dont le chef de l’Etat.

« Le Burundi a perdu 17 millions de dollars américains dans l’exportation du café entre 2016 et 2019. Ces fonds auraient pu être réinvestis dans des secteurs importants comme le secteur minier, la santé, le carburant, … » a indiqué le président de la République, Evariste Ndayishimiye.

« Ceux qui travaillent à l’ODECA, l’Office du Développement du Café, m’ont caché des informations, jusqu’à ce que je vérifie les importations et exportations de café faites, découvrant alors un détournement de 3.000 tonnes de café », a-t-il ajouté lors de cette conférence.

Dans une étude menée en 2023, le professeur Arcade Ndoricimpa, a abordé la question de la fausse facturation commerciale, qu’il décrit comme l’un des principaux canaux de fuite des capitaux au Burundi.

Son étude révèle que la sous-facturation des exportations du Burundi vers ses principaux partenaires commerciaux – les Émirats Arabes Unis, la Belgique et l’Allemagne – atteint des niveaux inquiétants.

Entre 1970 et 2019, les pertes liées à la sous-facturation des exportations de métaux et de pierres précieuses vers les Émirats Arabes Unis se sont élevées à près d’un milliard de dollars. « Les métaux et les pierres précieuses dominent la sous-facturation », note le professeur Ndoricimpa.

Pour les exportations vers la Belgique, principalement de café et de thé, cette sous-facturation représente environ 959 millions de dollars, et pour l’Allemagne, elle s’élève à 933 millions de dollars.

L’étude met également en lumière les importations faussement facturées. Les pays tels que l’Arabie Saoudite, la Chine, le Japon et l’Inde sont pointés du doigt pour des importations burundaises à forte surfacturation.

Par exemple, les importations en provenance de l’Arabie saoudite présentent une surfacturation de près de 978 millions de dollars, celles de Chine de 505 millions de dollars, du Japon de 413 millions, et de l’Inde de 367 millions de dollars. Tous ces chiffres révèlent l’ampleur du problème et montrent à quel point les canaux de la fausse facturation facilitent la fuite des capitaux.

Les chiffres concernant le commerce du café sont tout aussi troublants. Entre 1993 et 2019, les exportations de café burundais vers l’Allemagne ont été sous-facturées à hauteur de 501 millions de dollars.

Pour les États-Unis, cette sous-facturation est estimée à 118 millions de dollars. Quant aux exportations d’or vers les Émirats Arabes Unis entre 2007 et 2019, 92 % des transactions présentaient une sous-facturation, estimée à environ 600 millions de dollars de pertes.

Une hémorragie financière qui menace le développement

La fuite des capitaux est un concept complexe, mais crucial à comprendre pour saisir les défis économiques auxquels le Burundi est confronté. Le Pr Léonce Ndikumana la définit comme ’’l’acquisition illégale de fonds, via la corruption, le trafic de drogue ou encore la falsification des transactions commerciales.

« Ces fonds sont ensuite transférés illégalement à l’étranger, sans être dûment enregistrés dans les comptes officiels. Finalement, ces capitaux sont détenus illégalement à l’étranger, dans des paradis fiscaux, sans être déclarés aux autorités compétentes », a tenu à préciser cet expert.

Selon lui, la fuite des capitaux a des conséquences économiques désastreuses. Elle prive l’État des ressources nécessaires pour financer des projets de développement, comme la construction de routes ou d’infrastructures. « Elle exacerbe également les inégalités économiques, les citoyens moyens se retrouvant privés de services publics essentiels. En outre, la fuite des capitaux contribue à aggraver les déficits budgétaires, à réduire les investissements et à accroître la dépendance du pays envers les aides extérieures ».

Le Pr Ndikumana met en garde contre un phénomène appelé « debt overhang », où l’endettement excessif qui freine le développement économique en étouffant les investissements nécessaires à la croissance.

Plusieurs facteurs sont à l’origine de la fuite des capitaux. La mauvaise gouvernance économique, la gestion défaillante des ressources naturelles et la mauvaise gestion de la dette extérieure en sont quelques exemples majeurs.

Le phénomène des portes tournantes, où des fonds alloués à des projets de développement disparaissent dans des circuits illégaux, est particulièrement préoccupant. Léonce Ngendakumana cite des exemples de financement de projets où 10 % à 100 % des fonds disparaissent, rendant ces projets totalement inefficaces.

D’après le Pr Ndikumana les paradis fiscaux et les systèmes bancaires complices facilitent également ces pratiques. « Dans de nombreux cas, les capitaux sont transférés à l’étranger via des transactions commerciales falsifiées ou des comptes bancaires opaques, sans que les autorités locales puissent les retracer ».

Cet expert donne l’exemple des cultivateurs de cacao en Côte d’Ivoire qui ne perçoivent que 4 % de la valeur internationale du cacao, les privant ainsi de moyens suffisants pour subvenir aux besoins de leurs familles. Là le Pr Ndikumana pose alors une question pertinente : « Quelle part de la valeur internationale d’un kilogramme de café revient au cultivateur burundais ? Ce dernier est-il capable de financer les études de ses enfants avec ce revenu ? »

Qu’en est-il pour les pilleurs et les facilitateurs ?

La question des responsables de la fuite des capitaux a été soulevée par les ministres burundais des Finances, Audace Niyonzima, et celui des Infrastructures, Dieudonné Dukundane au cours de cette conférence-débat.

Tous deux ont insisté pour savoir qui sont les pilleurs et leurs facilitateurs. Le ministre Dukundane a même suggéré que, si nécessaire, il serait possible de revenir aux registres des importateurs et exportateurs pour identifier les individus responsables du pillage du pays.

Difficile de nommer ces acteurs avec précision au Burundi, le Pr. Ngendakumana s’est contenté de citer l’exemple de l’Afrique du Sud, un système qui n’est pas beaucoup différent de celui du Burundi. Dans ce pays, a-t-il révélé, les circuits de fuite des capitaux impliquent non seulement des politiciens et des membres du gouvernement, mais aussi des individus bien connectés, des banques étrangères et d’autres acteurs internationaux.

Pour lutter contre la fuite des capitaux, le Pr Ngendakumana propose une stratégie globale et concertée. Il prône un partenariat mondial pour faire face à ce problème global, ainsi qu’un changement de paradigme en Afrique concernant les régimes fiscaux qui régissent les industries extractives. Il souligne également l’importance de la lutte contre la sous-facturation à l’exportation, la surfacturation à l’importation et la contrebande.

Selon cet expert, le recours à l’intelligence financière et à la digitalisation permettrait de mieux surveiller et tracer les transactions commerciales et financières. À l’échelle mondiale, souligne-t-il, il est essentiel de lutter contre la corruption des entreprises, l’évasion fiscale, la fausse facturation et le secret bancaire. « Un partage automatique et systémique des informations fiscales et bancaires entre les pays est nécessaire », propose le Pr Ngendakumana, afin de traquer les flux financiers illicites.

Le président de la République du Burundi, de son côté, a suggéré une approche de justice transitionnelle, en proposant un « deal » avec ceux qui ont pillé le pays.

L’idée est d’encourager ces individus à rapatrier l’argent détourné pour l’investir dans le pays, en créant des industries ou des infrastructures qui bénéficieraient à l’économie nationale.

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