Mardi 16 juillet 2024

Politique

Fonction publique : un recensement qui inquiète

01/11/2020 Commentaires fermés sur Fonction publique : un recensement qui inquiète
Fonction publique : un recensement qui inquiète
La question de l’ethnie notamment, sur la fiche de recensement, gêne.

L’ethnie, le compte bancaire, l’appartenance syndicale, la géolocalisation… Le questionnaire du recensement en cours est remis en question. Atteinte à la vie privée, pour les concernés. Mais l’opinion diverge chez la classe politique.

L’ethnie, c’est la case qui inquiète beaucoup plus, sur le questionnaire de 109 questions auxquelles tous les fonctionnaires de l’Etat doivent répondre. La révélation des biens, la satisfaction ou pas de l’appartenance syndicale… sont les autres questions « troublantes », d’après plusieurs personnes interrogées par Iwacu.

Pourtant, ce recensement présente trois principaux objectifs, d’après la secrétaire permanente et porte-parole du ministère de la Fonction publique, Marie Rosette Nizigiyimana il permettrait de: connaître les effectifs des fonctionnaires de l’Etat, de planifier et rationaliser le personnel, « il n’y aura plus des secteurs privilégiés dans l’effectif des fonctionnaires, explique-t-elle. » Enfin, ce recensement pourrait établir la masse salariale pour planifier les salaires des fonctionnaires.

Le recensement avait mal débuté. Lundi 26 octobre, c’était la première journée du recensement. Il se faisait dans tous les services de la fonction publique, par les supérieurs hiérarchiques. Ces agents recenseurs devaient utiliser une application installée dans leur smartphone avec une connexion.
Cette première journée a été marquée par des difficultés techniques. 11 heures à l’école fondamentale Stella Matutina, le directeur affirmait qu’il n’avait enregistré aucun enseignant. L’application ne fonctionnait pas, selon lui.

A quelques mètres de cette école, au bureau de la Direction communale de l’enseignement (DCE) de Mukaza, le conseiller du DCE indiquait lui aussi qu’il ne pouvait pas enregistrer. Ce problème était signalé dans plusieurs autres institutions publiques.

La porte-parole du ministère de la Fonction publique avait expliqué ce problème de connexion par la saturation du réseau, « les agents recenseurs se sont connectés en même temps ».

Au-delà des problèmes techniques, des interrogations

Iwacu a rencontré à l’extérieur de cette école un enseignant déjà recensé. Pour lui, la question de l’ethnie est la plus gênante. « Pour être recruté dans la fonction publique à ce que je sache, l’on regarde les compétences, pas l’ethnie. Cette question devrait intervenir dans la politique pas dans le travail. »

Après avoir été recensée à la fin de la 2ème journée, une femme fonctionnaire à l’Institut des statistiques économiques du Burundi (Istebu) s’inquiétait sur certaines questions « bizarres », comme celle du salaire. « Qu’est-ce qu’ils veulent de notre salaire ? L’on peut penser qu’ils veulent soustraire une somme comme ils l’avaient fait pour les élections», s’interrogeait cette dame assez âgée.

La question concernant « la mutation » faisait peur aussi « Si tu es mutée, dans quelle province tu n’aimerais pas aller ? » Une question piège, estime-t-elle. « Je n’ai pas voulu répondre à cette question, mais mon recenseur m’y a obligée. »


« Violation de la loi et de la vie privée »

Dans une conférence de presse animée mardi 27 octobre, les syndicats Cosybu, CSB et Cossessona ont dénoncé un recensement qui porte atteinte à la vie privée des fonctionnaires.

Les syndicats des travailleurs parlent d’une fiche qui s’attaque à la vie privée

Pour le président de la Cosybu, Célestin Nsavyimana, demander au fonctionnaire à quel syndicat il appartient, s’il est satisfait ou pas, quels biens et sources de revenus dont il dispose… ce n’est pas normal. « Ton supérieur hiérarchique n’a pas le droit de le savoir».

Il affirme que ces questions remettent en cause la vie privée et la liberté syndicale. D’après lui, il s’agit de la violation des articles 19 et 37 de la constitution et les conventions 87 et 98 de l’OIT qui consacrent la liberté syndicale.

De surcroît, ce genre de questions risque de compromettre la cohésion sociale en milieu du travail, d’après M. Nsavyimana.

Il affirme toutefois que le ministère de la Fonction publique a le plein droit de faire le recensement quand il veut, mais il devrait consulter les représentants des travailleurs pour que le questionnaire soit consensuel et respecte la loi.

Ce syndicaliste se demande pourquoi les hauts cadres de l’Etat n’ont pas pu déclarer leurs biens, alors qu’ils avaient l’injonction du président de la République de le faire endéans deux semaines. « Pourquoi s’attaquer aux petits fonctionnaires ? »

Signalons qu’autour de 120 mille fonctionnaires sont attendus dans ce recensement, au niveau national. 12 mille avaient été recensés jusqu’au 2e jour, le 27 octobre, d’après la porte-parole du ministère de tutelle. Ce dernier a rallongé le délai de recensement qui était fixé à deux jours auparavant.


Les Baganwa se disent « exclus »

Au moment où la case « ethnie » pose polémique, une association des Baganwa demande une place sur la fiche de recensement, comme c’est le cas pour les Hutu, Tutsi et Twa.

Agnès Nindorera demande que les Baganwa aient une place sur la fiche de recensement.

« Bien qu’Arusha ait renié les Baganwa, le constat est qu’ils sont partout, à la fonction publique, dans l’armée et la police », affirme Agnès Nindorera, membre du conseil de surveillance et responsable des questions de genre au sein de l’Association des Baganwa, Fraternité Ishaka.

Malheureusement, déplore-t-elle, le formulaire de ce recensement ne prévoit que les cases « Hutu », « Tutsi » et « Twa. » D’après elle, l’association est préoccupée par l’exclusion des Baganwa dans la fonction publique.

Elle salue, toutefois, l’ajout de la rubrique « Autres », à côté des trois ethnies, ce qui donne une opportunité à tous les Baganwa de la fonction publique, de l’armée et de la police d’affirmer leur identité, de dire qui ils sont réellement. « Car l’on ne peut pas les ranger de force parmi les Hutu, Tutsi ou Twa. Ils ont toujours existé et sont très présents dans la fonction publique, dans l’armée et la police».

Selon Mme Nindorera, si la case « autres » n’est pas prise en compte pour inscrire les Baganwa, ces derniers vont être exclus de la fonction publique, ils vont avoir des problèmes par rapport à leurs salaires. « C’est notre principale préoccupation. »

Elle demande que cette fiche de recensement donne la même place aux Baganwa, comme c’est le cas pour les Hutu, Tutsi et Twa.


>>Réactions

Tatien Sibomana : « La question de l’ethnie n’est d’aucune utilité »

Tatien Sibomana affirme que la question de l’ethnie n’est d’aucune utilité. « Cette question est normalement nécessaire quand il s’agit des postes politiques, de l’armée et de la police conformément à l’Accord d’Arusha».

Pour l’administration publique ou parapublique, il est beaucoup plus question de se référer à la loi portant distinction des postes politiques et techniques « pour favoriser beaucoup plus la compétence, le professionnalisme, les capacités intellectuelles au lieu de favoriser l’ethnisme ».

Ce ténor de l’Uprona anti-gouvernemental y voit une ressemblance avec l’exigence de respect des équilibres d’ethnie et de genre faites aux ONG, il y a deux ans. « Maintenant, c’est au tour des fonctionnaires publiques et parapubliques. A quoi rime tout ça ? », s’interroge-t-il.

Concernant la déclaration des biens et des avoirs, Tatien Sibomana pointe du doigt un « deux poids deux mesures ». « Alors que le président de la République en avait fait une mesure phare pour les hauts fonctionnaires, quelques temps après il s’est désisté en expliquant que cela relève du secret de tout un chacun ! »

Aloys Baricako : « L’ethnie doit être détabouisée »

Pour le président du RANAC, tout individu doit disposer des biens dont l’origine est connue. Et cela pour éviter des malversations économiques.
Pour le cas particulier des fonctionnaires, le leader du RANAC fait valoir la proportionnalité entre salaire et avoirs. « Au cas contraire, ils doivent prouver d’où proviennent leurs biens. »

Quant à l’ethnie, M. Baricako relativise : « L’ethnie est partout : dans la Constitution, dans le code électoral… Elle est présente partout dans notre société. Raison pour laquelle elle ne doit pas être un tabou. »

Pour l’appartenance syndicale, là encore, Aloys se dit favorable à l’initiative de recensement des fonctionnaires. « Les syndicats les plus représentatifs ont conclu des conventions avec le gouvernement. Lesquels ont servi notamment dans le traitement de litige entre l’employeur et son employé».

Olivier Nkurunziza : « La question ethnique risque de réveiller les vieux démons.»

Après les inquiétudes des fonctionnaires sur le recensement en cours des fonctionnaires, le parti Uprona estime qu’il faut une attention minutieuse sur ce recensement, notamment sur la carte ethnique.

Pour Olivier Nkurunziza, secrétaire général et porte-parole de ce parti, le recensement des fonctionnaires est une bonne chose. Toutefois, la question de l’ethnie ne fait pas l’unanimité et risque de réveiller les vieux démons. Elle ne tient pas compte des principes de séparation des postes politiques et techniques. Car il est bien stipulé dans tous les textes de la République que la question de l’ethnie intervient uniquement dans les postes politiques. Seul le mérite compte dans les postes techniques.

Olivier Nkurunziza estime que le gouvernement devrait tranquilliser les fonctionnaires sur cette question ethnique, qu’elle ne vise pas une cartographie ethnique dans la fonction publique.

Gérard Hakizimana: «Le gouvernement a le droit de savoir tout ce qui se passe sur son territoire »

Le président du parti Force de lutte Contre le népotisme et le favoritisme au Burundi (FOLUCON-F), Gérard Hakizimana, dit ne pas comprendre pourquoi ce recensement fait polémique.

D’après Gérard Hakizimana, le gouvernement a le droit de savoir tout ce qui se passe sur son territoire. « C’est normal que nos dirigeants sachent l’effectif de ses fonctionnaires, comment ils vivent. Le problème ce sont les gens qui sont en train de politiser ce recensement alors que cela n’a rien de politique».

Le président du FOLUCON-F souligne que ce recensement va aider à connaître les fonctionnaires qui sont à l’œuvre et ceux qui ne le sont pas. Dans les années antérieures, poursuit-il, il a été signalé des fonctionnaires qui percevaient des salaires alors qu’ils n’existaient pas.

Gabriel Rufyiri : « Une fiche qui n’a pas raison d’être »

Le président de l’Observatoire de la lutte contre la corruption et les malversations économiques (Olucome), Gabriel Rufyiri, affirme que la fiche de recensement comporte des questions qui posent plusieurs problèmes. Notamment l’ethnie et la déclaration des biens.

Gabriel Rufyiri est catégorique : « C’est une fiche qui n’a pas raison d’être.» Selon lui, la Constitution en son article 95 et la disposition 151 de la Convention des Nations Unies contre la corruption montrent que les mandataires publics et les hauts cadres de l’Etat, avant et à la sortie de leurs fonctions, doivent déclarer leurs biens sans distinction. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

« C’est vraiment déplorable. Le gouvernement, au lieu d’appliquer la loi pour ces hautes autorités, il s’acharne sur les simples citoyens. » Pour lui, le gouvernement continue à jouer sur la psychologie des Burundais.


Analyse/ Le risque de souffler sur les braises…

« Tout ce que vous faites pour moi, sans moi, vous le faites contre moi », dixit Gandhi. Cette perception domine chez tous ceux qui sont impactés par une décision sans concertation en amont du processus. Le recensement des fonctionnaires civils du secteur public en cours, depuis lundi 26 août 2020, ne fait pas exception à la règle. Les concernés sont tenus de répondre à un formulaire de 109 questions, dont celles relevant de la sphère privée. Entre autres questions qui soulèvent un tollé, celles portant sur la liberté syndicale, l’e-mail personnel et privé, les autres enfants pris en charge, l’ethnie et le GPS.Autre intrusion dans la vie privée face à laquelle les fonctionnaires sont vent debout. Alors que le président Ndayishimiye a jeté aux orties l’exigence constitutionnelle de déclaration des biens par les mandataires publics au début et à la fin de leurs mandats, lors de sa première émission publique, il est fait obligation aux fonctionnaires de faire état d’une « autre source génératrice de revenus ». Sans aucune base légale. Et ce, dans un Etat de droit lequel autorise en principe un droit de réserve que tout fonctionnaire peut à loisir invoquer sur certaines questions.Les confédérations syndicales COSYBU, CSB et COSESONA sont montés au créneau pour dénoncer un « recensement qui s’attaque à la vie privée et à la liberté syndicale en violation de la Constitution et de la Déclaration universelle des droits de l’Homme ».

Célestin Nsavyimana, président de la COSYBU, est en première ligne pour balayer d’un revers de main la 108e question : « Les cadres techniques et agents ne sont pas tenus par l’Accord d’Arusha de signaler leur ethnie pour entrer en fonction comme à l’armée et à la police.» Ces représentants syndicaux alertent sur le risque ultime de remise en cause de la cohésion sociale.

A l’aune dudit recensement, la suspension pour trois mois des activités des ONG par le Conseil national de sécurité (CNS), à compter du 1er octobre 2018 – réouverture conditionnée par la présentation de plusieurs documents, dont un plan progressif de correction des déséquilibres ethniques sur une période de trois ans – semble faire figure de tour d’essai – les hommes passent, le système demeure. Avec en toile de fond l’historique de la sous-région, constituer une telle base de données, dans un contexte national de concurrence mémorielle, ne peut qu’allumer les passions jusqu’à l’incandescence.

Pas de pédagogie préalable à l’endroit des concernés sur le bien-fondé de cette démarche administrative. Ni la secrétaire permanente et porte-parole du ministère de la Fonction publique, ni la ministre n’ont souhaité répondre aux journalistes sur les questions qui ne sont pas dans les clous du professionnel. Ce faisant, aucune lisibilité sur la finalité de ce recensement. Le cœur du système a ses raisons que la raison ne connaît pas.

Guibert Mbonimpa

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