Au moment où l’activité d’enrôlement des électeurs qui a commencé le 22 octobre 2024 se poursuit à travers tout le pays, Agathon Rwasa avait alerté le ministre de l’Intérieur, lors de la séance plénière à l’Assemblé nationale du 18 octobre sur l’octroi irrégulier de la Carte nationale d’identité. Inquiet mais doutant de l’existence de ces irrégularités, le ministre Niteretse avait tranché que ces dernières sont à réprimer. Iwacu a mené une enquête dans certains endroits du pays.
Par Pascal Ntakirutimana et Fabrice Manirakiza
Lors de la séance plénière de vendredi 18 octobre 2024, des questions orales ont été adressées au ministre de l’Intérieur qui était l’invité au palais des congrès de Kigobe. Au cours de cette session, Agathon Rwasa a déclaré détenir des informations selon lesquelles des cartes nationales d’identité (CNI) sont en train d’être distribuées à « des mineurs » en vue de se faire enrôler.
« Bientôt, nous allons participer à des élections. Des cartes nationales d’identité sont en train d’être octroyées aux enfants de 14 ans, c’est-à-dire aux mineurs. Si la loi n’a pas changé, c’est à partir de 16 ans qu’on commence à disposer d’une carte nationale d’identité. C’est donc inquiétant de les délivrer à des enfants en-deçà de 16 ans ».
Agathon Rwasa a ainsi mis le ministre de l’Intérieur devant ses responsabilités. « Veuillez corriger ces manquements au moins dans l’intérêt d’un scrutin plus ou moins équitable ».
Il estime, à cet effet, que si rien n’est fait, cela risque de fausser le fichier électoral. Or, insiste-t-il, si ce dernier est faussé d’avance, même la suite est mauvaise.
Oui mais…
Répondant aux questions des députés, le ministre Martin Niteretse a souligné que l’octroi ou la recherche d’une carte nationale d’identité ne se fait pas seulement à des fins électoralistes. « Bien que nous soyons à l’approche des élections de 2025, les cartes nationales d’identité ne sont pas délivrées en fonction du calendrier électoral. Chaque citoyen a le droit de disposer de sa carte nationale d’identité et il la cherche à n’importe quel moment », a-t-il fait savoir. Le ministre Niteretse rappelle d’ailleurs que la carte nationale d’identité reste une exigence dans d’autres affaires.
Ce qui est inquiétant, poursuit le ministre, c’est ce fait qu’il y aurait des enfants de 14 ans qui seraient en train de bénéficier des cartes nationales d’identité. « Je me demande qui est cette autorité qui s’arroge ce droit. Sinon ces irrégularités sont à réprimer ».
Martin Niteretse a réaffirmé que des sanctions pourraient être infligées à ceux qu’il suppose « être en train de fausser les données de l’Etat civil ». Il a même demandé à Agathon Rwasa de cibler des endroits où s’observe cette situation. Et à Agathon Rwasa d’indiquer qu’: « à la sortie de la séance, j’ai donné les informations au directeur général qui avait accompagné le ministre. Pareils cas ont été signalés dans les communes Ntega, Rugazi et Mutimbuzi pour ne citer que celles-là ».
Des établissements scolaires dans la danse
Depuis le début de l’enrôlement des électeurs, certains enseignants des écoles fondamentales dénoncent « la confection des listes pour des élèves ayant entre 14 et 15 ans dans le but de leur octroyer des cartes nationales d’identité afin de se faire enrôler ». Selon ces enseignants, certains directeurs d’écoles sont impliqués dans la confection de ces listes.
« On oblige les élèves qui ont entre 14 et 15 ans d’écrire qu’ils ont 16 ans ou 17 ans. Il y a des formulaires à compléter. Il y a un photographe qui a été dépêché à notre école pour faciliter la tâche », raconte E.I., un enseignant de l’Ecofo Kamenge I rencontré à l’entrée de cet établissement.
Sous anonymat, un élève du Lycée municipal de Kamenge indique qu’il y a un message qu’on leur livre lorsqu’ils viennent leur intimer l’ordre de compléter les fiches. « Tous vos enseignants ont été recrutés grâce au parti au pouvoir. Même vous qui êtes en train de poursuivre vos études, vous allez être des fonctionnaires grâce à ce parti. Il n’y a qu’un seul parti pour lequel vous allez voter. C’est le CNDD-FDD ».
Chanel Ngendakumana, directeur du Lycée municipal de Kamenge dément ces informations. « Les CNI sont octroyées par l’administration communale. Et il y a des documents qui sont exigés », réplique-t-il. Marie Claire Inamahoro, directrice de l’Ecole fondamentale de Kamenge I est restée injoignable.
À Bubanza, la situation est presque similaire. E.S, un enseignant de l’Ecofo Murengeza I, en zone Musenyi de la commune Mpanda témoigne. « Mon enseignement était en cours. Le directeur est venu pour me stopper. Il a fait sortir tous les élèves de l’établissement, y compris ceux qui ont 14 ans, pour aller commander les cartes nationales d’identité. Le service de l’Etat civil a été transféré à notre école ».
Dans les communes Buganda et Rugombo de la province de Cibitoke, des parents d’élèves dénoncent le fait que leurs enfants ont été sommés de se faire inscrire sur les fiches de ceux qui vont bénéficier des cartes nationales d’identité sans les consulter. « À la limite, ils auraient dû nous consulter pour leur dire l’âge réel de nos enfants », se désole N.P, un habitant de Mparambo II.
Pour rappel, dans un communiqué du 23 octobre 2024, la Ceni précise que tout Burundais ayant l’âge compris entre 18 ans et plus est autorisé à se faire enrôler. « Même celui qui a 17 ans peut se faire enrôler parce qu’il aura atteint l’âge requis lors des élections de 2025 », éclaire ce communiqué.
Face à toutes ces irrégularités, le ministre de l’Intérieur a informé Iwacu qu’il y a une réunion prévue le lundi 28 octobre 2024 à Bugarama dans la province de Muramvya.
Se faire enrôler : entre droit et obligation
Dans une interview accordée aux journalistes lors de l’enrôlement du couple présidentiel à Musama, en commune Giheta dans la province de Gitega, le 22 octobre 2024, le président Ndayishimiye a indiqué que se faire enrôler est un droit citoyen. Il permet à chacun de participer aux élections.
Il a également souligné que voter n’est pas seulement un droit mais aussi une obligation. « Si tu refuses d’aller voter, c’est comme si tu renonces à ton statut de citoyen. Cela montre également que tu n’es pas concerné par les affaires de ton pays ». Le chef de l’Etat a ainsi appelé les Burundais à se faire enrôler à temps pour faciliter la tâche de la Ceni.
Constantant une faible affluence à l’inscription au rôle d’électeurs, Nadine Nibitanga, administrateur de la commune Mpanda rappelle aux habitants de sa commune, à travers un communiqué, que l’enrôlement ne relève pas de la volonté de chacun. C’est plutôt une obligation. Sur ce, « toute personne voulant bénéficier des services communaux doit désormais présenter un récépissé attestant son inscription au rôle d’électeurs », lit-on dans ce communiqué daté du 24 octobre 2024.
Dans la foulée de cette activité d’enrôlement, certains habitants du nord de la capitale Bujumbura fustigent des messages « terrorisants » lancés par l’administration locale. « Lorsque la question de la pénurie d’eau sera résolue, personne ne va puiser sans avoir sur lui un récépissé », lâche un habitant du quartier Gikizi en zone urbaine de Kamenga. Il précise que cela fait partie des messages qui leur sont adressés.
Dans les colonnes d’Iwacu, Térence Manirambona, porte-parole du parti CNL assure que la sélection des agents d’enrôlement a été faite de manière exclusive. « C’est dans les permanences du CNDD-FDD que la sélection a eu lieu ». Et de rappeler que le président de la Ceni a répondu, lors d’une réunion du 15 octobre 2024, qu’ils n’ont pas à se lamenter car « tous ceux qui ont été sélectionnés sont des Burundais ».
Réactions
Kefa Nibizi : « Donner des cartes nationales d’identité aux mineurs est une procédure souvent utilisée à l’approche des élections. »
« Depuis le début de ce processus électoral en cours, on a toujours constaté qu’il y a une volonté affichée de commencer la fraude électorale à tous les niveaux », réagit le président du parti Codebu. Donner des cartes nationales d’identité aux mineurs, poursuit-il, est une procédure souvent utilisée à l’approche des élections notamment dans les établissements scolaires et cela se fait uniquement pour les prétendus militants du parti au pouvoir tandis que d’autres élèves qui ne sont pas membres du CNDD-FDD ne sont pas concernés.
« C’est une entrave à la transparence des élections. Nous décrions cet état de fait de vouloir gonfler les chiffres d’électeurs à travers la constitution frauduleuse du fichier électoral et nous interpellons toutes les parties prenantes, notamment la Ceni, de stopper ces magouilles si réellement elle a le courage de le faire. On devrait aussi veiller à et suivre de près ce qui se passe dans la confection de ce fichier électoral. » D’après lui, le parti au pouvoir a constaté qu’il n’a plus beaucoup d’aura sur le terrain. « Il s’agit d’une constitution d’un fichier électoral fortement douteuse. »
Kefa Nibizi revient sur le recrutement des agents d’enrôlement des électeurs. « La Ceni a fait semblant de donner des critères objectifs sur lesquels on va se baser pour les identifier. Malheureusement, on a constaté que dans la plupart des cas, les agents ont été présentés par le parti au pouvoir. »
Dans le passé, indique-t-il, on pouvait trouver 2 ou 3 agents d’enrôlement sur chaque bureau de vote afin qu’ils puissent vérifier s’il n’y a pas de fraudes lors de l’enregistrement et ainsi éviter qu’il y ait 2 ou 3 enregistrements pour une seule personne. « Cette fois-ci, on a recruté les membres du CNDD-FDD et il y a une seule personne par bureau de vote. Elle fera tout ce qu’elle veut sans qu’il y ait une vérification minutieuse de la part d’autres participants aux élections. », fait-il observer.
Aloys Baricako : « C’est répréhensible si quelqu’un octroie une carte nationale d’identité à un enfant. »
« S’il y a des cas d’enrôlement des mineurs, c’est-à-dire les enfants dont l’âge n’atteindra pas 18 ans au moment des élections, c’est une violation fragrante de la loi », souligne le président du parti Ranac.
Aloys Baricako met l’administration devant ses responsabilités. « C’est répréhensible si quelqu’un octroie une carte nationale d’identité à un enfant. C’est une situation déplorable qui s’observe toujours pendant la période électorale au Burundi alors que dans le passé, les élections ont été le carburant des crises dans le pays. Étant donné que le ministère de l’Intérieur est déjà alerté, je pense qu’il va s’en occuper pour l’arrêter. Peut-être annuler toutes les cartes qui seront distribuées à des mineurs ». Sinon, épingle M. Baricako, cela risque d’entacher l’authenticité du fichier électoral.
Le président du parti Ranac rappelle que les élections sont un grand événement pour le pays. « Elles mettent en jeu l’avenir d’un pays. Il ne faut pas y impliquer des enfants qui n’ont pas cette capacité de distinguer un bon parti d’un mauvais parti. Je suis très déçu qu’on puisse enrôler des enfants compte tenu de ce qui peut se passer comme conséquences pour un enfant qui n’est pas capable de comprendre le contour d’une offre politique. »
Concernant la sélection des agents d’enrôlement des électeurs, Aloys Baricako fait savoir qu’il ne sait même pas comment ça s’est passé. « Même si vous demandez ça aux membres des Cepi ou Ceci, eux aussi vous disent qu’il y a ce qu’ils ne comprennent pas ».
Patrick Nkurunziza : « La situation actuelle soulève de nombreuses inquiétudes. »
Le président du parti Sahwanya-Frodebu indique que cette situation soulève de sérieuses inquiétudes concernant l’intégrité du processus électoral. « L’octroi des cartes nationale d’identité à des mineurs suscite des questions sur la validité des listes électorales et sur le respect des droits des enfants. Cela est un signe d’une manipulation systématique du système pour favoriser un parti politique au détriment de la transparence et de l’équité ».
Patrick Nkurunziza trouve que si des mineurs sont enregistrés comme électeurs, cela fausse le fichier électoral et remet en question sa crédibilité. « Un fichier électoral fiable est essentiel pour des élections justes et démocratiques. La présence de faux électeurs pourrait influencer les résultats des élections et miner la confiance du public dans le processus. » Et d’ajouter : « Cette situation augure un environnement électoral potentiellement biaisé et contesté. Si des pratiques manipulatrices continuent, cela pourrait entraîner des tensions politiques et une perte de confiance dans les institutions. Les élections pourraient ne pas être perçues comme légitimes. Ce qui pourrait avoir des répercussions sur la stabilité du pays. »
Quant au recrutement des agents d’enrôlement des électeurs, Patrick Nkurunziza trouve que si leur sélection se fait uniquement au sein d’un parti, cela risque de compromettre l’objectivité et l’impartialité nécessaires pour un recensement électoral juste. « De plus, il y a le risque de pression sur les électeurs pour se conformer aux directives du parti. Ce qui pourrait décourager la participation démocratique ».
Gaspard Kobako : « La tricherie a été d’office inaugurée »
« Les inscriptions au rôle d’électeurs en vue des élections que nous souhaitons paisibles, régulières et démocratiques sont en train de montrer une image qui ne rassure pas au-delà des discours des autorités qui se veulent pourtant rassurantes », critique Gaspard Kobako, président du parti Alliance nationale pour la démocratie.
Il donne lui-même des exemples où des directeurs d’écoles sont impliqués. « Le directeur de l’école fondamentale de Gasenyi a demandé aux parents, en pleine réunion, que des enfants en bas âge de 15 ans, 14 ans et 13 ans même, soient instruits pour qu’ils figurent sur les listes des bénéficiaires des cartes nationales d’identité. »
Un deuxième exemple, poursuit M. Kobako, est qu’en province de Rumonge, un des directeurs d’école s’adresse directement aux élèves pour qu’ils fournissent des photos passeports ainsi que des listes où figurent les identités de leurs parents. Elles sont ensuite acheminées chez les administrateurs communaux en vue de délivrer à ces élèves des cartes nationales d’identité. « Il n’y a donc pas de fumée sans feu », lâche-t-il
S’il advenait que des agents en charge d’octroyer ces cartes nationales d’identité soient attrapés en train de poser de tels actes, le parti Alliance nationale pour la démocratie demande qu’ils soient arrêtés, puis conduits dans des maisons de détention. « Ils pourront être relâchés après les élections de 2025 et 2027 ».
Gaspard Kobako appelle ainsi à une extrême vigilance de la part des mandataires des partis politiques et autres qui voudraient se faire élire car la tricherie a été d’office inaugurée à travers des stratégies d’écarter les autres dans des Cepi et des Ceci et même parmi les agents d’enrôlement des électeurs.
Anicet Niyonkuru : « C’est le propre d’un système politique rigide »
D’après le président du parti Conseils des patriotes, CDP, cette situation est un prélude à une grande tricherie électorale. « Avec le simple fait que, depuis cinq ans, le pouvoir en place s’est refusé volontairement de concevoir et de fabriquer la carte nationale d’identité biométrique, on ne pouvait que s’attendre à cela ».
Selon Anicet Niyonkuru, cela est une conséquence des lois non claires et/ou taillées sur mesure, y compris la loi fondamentale. En effet, commente toujours l’ancien porte-parole du Cenared, les deux ans de différence entre les élections législatives, communales et sénatoriales de 2025 et la présidentielle de 2027 rendent les tricheries possibles en se cachant derrière la loi.
« Un enfant âgé de 16 ans actuellement aura 19 ans en 2027 mais il aura 17 ans en 2025. Un enfant âgé de 15 ans aujourd’hui aura 18 ans en 2027 mais il aura 16 ans en 2025. En leur octroyant les cartes nationales d’identité et en leur permettant de se faire inscrire, ils ne vont pas attendre leur majorité pour voter lors de la présidentielle ».
Cela, observe Anicet Niyonkuru, a des conséquences énormes sur le fichier électoral, car on enrôle que des mineurs qui vont voter encore mineurs.
Les tricheries qui ont commencé à ciel ouvert ne pourront pas se cacher à l’ombre.
Il indique en outre que les élections sont déjà truquées dès le départ et la démocratie s’en trouve phagocytée. « Les agents d’enrôlement des électeurs sont sélectionnés par le parti au pouvoir pour faciliter l’enrôlement des mineurs, donc pour faciliter la tricherie. Un système politique rigide et régi par des lois injustes ne peut que se réjouir du flou légal pour instaurer un monopartisme de fait ».
Tatien Sibomana : « Lorsqu’un droit ne te sert pas, autant ne pas l’exercer »
« Si on est en train d’inscrire ou de distribuer des cartes nationales d’identité à des enfants de moins de 16 ans, cela veut dire que les élections sont déjà truquées. Le fichier électoral sera faussé dès le départ. Cela implique l’une des tricheries qu’on observe dans un processus électoral. C’est une violation de la loi », commente Tatien Sibomana.
La constitution d’un fichier électoral, concède toujours ce politique, est l’une des étapes importantes pour un processus qui se veut crédible. Si comme on nous le raconte, avance-t-il, les jeunes constituent au Burundi plus de 50 %, cela veut dire que les enfants qui peuvent osciller entre 12 et 16 ans peuvent constituer un pourcentage de 20 % par exemple. « Imaginez-vous si on triche le fichier électoral de 20 %. Cela aura quelle incidence sur les résultats des urnes ? Et surtout qu’on triche en précisant que ce sont des jeunes qui vont voter pour le parti au pouvoir. Vous vous rendez compte qu’il y aura 20% de voix indument attribuées au parti au pouvoir », observe M. Sibomana.
D’après lui, dans la Constitution, on précise qu’il y a des droits et des devoirs du citoyen. « Ce n’est pas à l’autorité de dire qu’il y a un droit que les citoyens n’ont pas exercé pour les contraindre à faire ceci ou cela. Autant c’est un droit, autant ce n’est pas un devoir ».
Il précise que tout ce qui s’appelle « droit », le citoyen a le droit de le jouir comme il l’attend. « Car, lorsqu’un droit ne te sert pas, autant ne pas l’exercer ».
Pour M. Sibomana, la voie qu’a suivie la sélection des agents d’enrôlement est une autre forme de tricherie. Car, 99% de ces agents sont issus du CNDD-FDD parce que les listes ont été administrées par les permanences de ce parti.
Et de conclure : « Le président de la Ceni n’a pas le droit de dire que c’est normal. Alors qu’il y a des cadres bien indiqués par la loi et à travers lesquels la sélection de ces agents doit être faite ».