Le discours du prince Louis Rwagasore à la Chambre de Commerce du Rwanda-Urundi à quelques mois de son assassinat est sans nul doute le plus éclairant sur sa personnalité politique et sur l’état d’esprit qui l’animait à la veille de l’indépendance de son pays. Son itinéraire tragique est d’autant plus saisissant que l’on constate ici à quel point il a déployé tant d’efforts pour se faire comprendre par ses détracteurs. Son destin émeut aussi quand on constate combien ces héritiers « naturels » ont galvaudé son héritage d’amour et de fraternité à travers la raison et la franchise. Par Jean Marie Ngendahayo.
D’entrée, le prince fait preuve d’un caractère franc, direct et rationnel. Il n’hésite pas à dire tout de go qu’il s’agit de la première fois que le milieu d’affaire expatrié daigne le recevoir et écouter sa vision politique du Burundi de demain. Toutefois, les choses sont dites avec une grande politesse tout comme sera la tenue de tout son discours.
Le prince reconnaît que les véritables bâtisseurs du Burundi d’aujourd’hui et surtout de demain sont les entrepreneurs :
« (…) des hommes qui ont fait des Nations, c’est-à-dire qui, par leur travail, leurs efforts, leur abnégation, ont construit ce Pays plus que les autres. »
Une relation de confiance gagnerait donc à s’établir entre sa personne et ses interlocuteurs. Rwagasore est conscient du rôle clé des promoteurs privés dans le développement des nations, c’est pourquoi à ses yeux le politique et le monde économique gagneraient à coopérer dans un contexte de confiance réciproque sans démagogie aucune.
C’est ainsi qu’il n’hésitera pas à critiquer ces Blancs si sympathiques chez eux et pourtant si méprisants et si éloignés des Noirs en Afrique. Et ce, par-delà la dimension anecdotique :
« A mon enthousiasme, à ma foi de servir mon peuple, à mes illusions, je n’ai rencontré qu’un mur d’incompréhension, de terribles malentendus, parfois d’humiliation. Tout cela n’était pas grave s’il s’agissait uniquement de ma personne, hélas, cela est arrivé à d’autres de mes compatriotes. »
Si Rwagasore critique le système colonial, ce n’est pas à la façon d’un Jomo Kenyata ou d’un Patrice Lumumba ; sa parole est mesurée tout en étant claire, elle est polie tout en étant ferme, elle est faite d’humilité et de simplicité tout en maintenant une intransigeance sur les valeurs défendues telles l’indépendance et le respect des aspirations du peuple murundi. Il prône un dialogue d’égal à égal et dans le respect mutuel. Les échanges devant se référer à la raison et non au sentimentalisme. Sa détermination est inébranlable ; on sent une main d’acier dans un gant de velours :
« Mes amis et moi, nous sommes pour l’indépendance rapide de notre pays pour que la situation soit nette, pour que vous sachiez avec qui traiter, pour que tout équivoque disparaisse entre vous et nous. Nous ne voulons plus jouer sur des termes, nous désirons simplement que l’on nous dise quoi, pour que en connaissance de cause, on s’y prépare avec tous les moyens dont nous disposons ; nous ne voulons plus que l’administration tutélaire nous dise d’accord ou fasse semblant d’accepter nos desiderata pendant que de l’autre côté elle cherche à se cacher derrière une opinion qui s’opposerait à nous pour des raisons que personnes (sic !) d’entre vous ne connaît mais que n’ignore certainement pas certains hauts fonctionnaires qui en profitent pour appliquer la vielle loi de « diviser pour régner ».
Aux promoteurs économiques, le temps n’est plus au mépris ou aux louvoiements ; il s’agit de choisir entre les intérêts du peuple murundi ou rester complice du pouvoir tutélaire « complexé » et « cupide »:
« Ou bien vous êtes contre nous, parce que nous avons révélé la carence d’une Administration, et alors c’est que vous la protégez. Il est inadmissible que des privés, des commerçants, des industriels dont nous connaissons et apprécions l’efficacité dans la vie économique et sociale de notre pays, qu’ils se laissent induire dans l’erreur, qu’ils prennent des positions erronées contre des gens qu’ils ne connaissent pas ou n’ont pas cherché à connaître… »
Il s’agit d’un négociateur consommé ; il sait que lorsqu’on accepte le dialogue, on doit être prêt à donner aussi pour aboutir à une solution viable pour toutes les parties :
« Cette volonté (la volonté de tout homme à atteindre son objectif), nous l’avons, ce qui signifie par conséquent que seules la raison, la compréhension, l’honnêteté et un dialogue franc peuvent donner la solution à ce pénible malentendu, peuvent nous amener vers un compromis, vers des concessions mutuelles. »
Rwagasore se définit comme porteur des aspirations du peuple murundi ; il se veut le héraut de son peuple et entend le servir en toute humilité et en toute simplicité. Il sait qu’il a été dénigré, insulté, calomnié et sali ; mais il affiche un optimisme et une détermination sans failles car il ne vient pas se justifier devant la puissance tutélaire ; il lui importe avant tout de prouver sa bonne foi face à son peuple qui seul motive sa réflexion et son action : « (…) ma victoire finalement sera de démontrer au peuple murundi que je n’étais pas ce que l’on m’avait accusé d’être. »
Il invite dès lors quiconque voulant vivre et investir au Burundi à réaliser qu’il est désormais un interlocuteur incontournable sur l’échiquier politique:
« Il va de soi que si ma voix n’avait pas de valeur il y a deux ans, la raison et les sentiments vous obligent aujourd’hui à l’écouter parce que c’est une voix écoutée par des centaines de milliers de personnes. »
Ensuite, le prince Rwagasore se définit à la fois comme « progressiste » et « conservateur ». Progressiste parce qu’il croit profondément en les valeurs de démocratie telles que la séparation des pouvoirs, la liberté de la presse et de l’expression, la tolérance et la libre entreprise. Mais il reste ancré dans la tradition car il est convaincu, dit-il :
« (…) qu’un avenir sur (sic !) doit se construire sur des patrimoines solides et nobles qui doivent être la fierté d’un peuple sans laquelle l’avenir serait artificiel ou construit sur un banc de sable ».
Le prince Rwagasore va définir sa démarche en opposant les valeurs auxquelles il est attaché à celles qu’il juge nocives. S’il se définit comme « difficile » et « intransigeant » dans la défense de ses intérêts, il rejette tout esprit « fanatique » dans sa démarche. Il privilégie la sagesse et le réalisme conjugués avec la raison. Cette posture intellectuelle développe, selon lui, « une force morale puissante » qui est la garantie de la réussite.
Louis Rwagasore va alors préciser sa manière de voir la période transitoire devant mener le pays à l’indépendance. Il affirme que celle-ci est inéluctable et qu’il faut l’accepter pour être dans le sens de l’histoire :
« Je pense franchement que puisque cette indépendance doit venir, elle vienne grâce à vous et non malgré vous ou contre vous ».
Il est profondément conscient de l’importance et surtout de l’urgence de son rôle dans l’époque vécue ; il s’agit de ne point rater le coche. Tous les acteurs sociopolitiques gagnent à s’impliquer positivement car c’est « l’heure de la responsabilité », « l’heure de bâtir sur des bases réelles, sûres et durables», « l’heure décisive du tournant de l’histoire » :
« (…) de grandes erreurs idiotes et regrettables ont été commises dans ce pays, je crois aussi sincèrement que tout n’est pas perdu, qu’il y a encore une chance de faire mieux. Prenons cette chance, nous ne pouvons pas perdre du temps, car les choses vont vite, dans trois mois il sera peut-être trop tard.»
Les difficultés ne manqueront point. D’abord, les conflits ethniques naissants sont à appréhender soit de façon « social » soit de manière « racial » selon les points de vue. Mais en tout état de cause, sa solution repose sur un principe simple mais fondamental : « Tous les citoyens de ce pays doivent avoir les mêmes droits et les mêmes devoirs »
La justice doit être indépendante du pouvoir exécutif et être « prompte » et « équitable » : « (…) il faut que le peuple, les petits hutu et les petits tutsi sans force et sans défense puissent trouver une justice prompte et équitable.»
L’amitié du pouvoir tutélaire sera reconnue aussi longtemps qu’elle maintiendra une neutralité vis-à-vis des partis politiques nationaux, aussi longtemps qu’elle privilégiera des relations de fraternité et non d’exploitation : « (…) elle à gagner, au nom du peuple belge, dans les temps actuels, un trésor plus précieux que l’or et le cuivre, c’est-à-dire l’amitié et la reconnaissance pour toujours d’un peuple au cœur de l’Afrique, car les conflits entre opinions opposées devraient être une affaire intérieure, à laquelle la tutelle n’a pas à intervenir unilatéralement ».
La liberté de la presse peut amener une nouvelle culture politique dans laquelle, aux yeux du prince, son parti et sa personne pourront être jugés sur leur réelle valeur et non sur la base de la rumeur et de la médisance.
C’est peut-être en économie que la vision de Rwagasore accuse des lacunes. Même si lui-même nous averti qu’il nous en donne une ébauche qui, espère-t-il, sera approfondie par des spécialistes en la matière. Tout en lui reconnaissant la justesse d’analyse qui consiste à mettre le développement de l’agriculture et du système foncier comme leviers de décollage de l’économie naissante burundaise, il reste néanmoins que sa proposition consistant à offrir un « prolétariat ouvrier » comme force de travail aux investisseurs étrangers laisse perplexe. Le terme revêt une connotation que le leader de sa trempe et de son époque ne pouvait en aucun cas ignorer. Doit-on y voir une invite à l’exploitation d’une main d’œuvre à bon marché par les étrangers ? Ou alors, faut-il y déceler dès à présent une préfiguration d’une lutte de classes à venir dont il faut prévenir les débordements par un état discipliné et organisé sous la direction d’une personnalité ayant la confiance pleine et entière de son peuple ? Peut-être est-ce ainsi qu’il faut comprendre la phrase suivante, bien qu’elle puisse être aussi un avertissement à l’administration tutélaire de sa popularité et de sa force de mobilisation indiscutables pour dissuader celle-ci à emprunter des chemins qui mèneraient à une impasse ou au chaos comme au Congo belge ou au Rwanda voisin:
« (…) Oui la discipline est totale chez nous, je ne raconte pas des histoires, je ne me vante pas en disant que je suis encore capable d’arrêter d’un geste, d’un mot, une foule de Barundi marchant sur Usumbura par exemple, là où les mitraillettes sont impuissantes à moins de faire la casse. »
En revanche, les propositions de gestion de la transition politique du pays revêtent un intérêt indéniable. Il propose un cabinet ministériel qui ne dépasse pas une quinzaine de portefeuilles. Même si il n’y a pas encore pléthore de cadres aspirant à des postes de ministres comme aujourd’hui, cela montre néanmoins un souci de rigueur dans la gestion des biens de l’état tout à fait honorable.
Il fait montre d’une ouverture d’esprit en proposant une équipe de large ouverture comprenant à parts égales les grandes formations politiques et même des représentants de l’administration tutélaire sortant sans oublier ce que nous appellerions aujourd’hui des représentants de la société civile. Une idée particulièrement originale mérite l’attention : la création d’un « Cercle d’études et d’informations ». Il s’agit apparemment de ce que les Anglo-Saxons appelleraient un « Think Tank » de nos jours.
CONCLUSION
1. L’analyse de ce discours montre à suffisance que le prince Rwagasore était, sans nul doute, un nationaliste convaincu et déterminé. Mais il n’était certainement pas un politicien identique aux nationalistes fougueux dans son style et ou même dans sa vision du développement et de la coopération future avec l’Occident : « Vous avez tous la psychose d’un Lumumba, dit-il lui-même, encore une fois, pensez que vous êtes au Burundi et qu’il ya d’autres pays que le Congo qui ont eu ou qui viennent d’avoir l’indépendance et par conséquent ne nous prêtez plus des intentions qui ne sont pas justifiables dans l’Afrique montante et indépendante. » Lumumba, Nasser ou N’Krumah étaient populiste et à tendance socialistes dans leurs propos et dans leurs propositions politiques qui consistaient à donner plus de forces et de pouvoirs à l’exécutif au détriment de l’entrepreneuriat privé. Ici, nous avons à faire à une personnalité plus libérale qui promet aux entrepreneurs étrangers une main d’œuvre à faible coût et beaucoup de mesures incitatives à l’investissement. L’administration tutélaire, en participant à son élimination, a supprimé un leader politique modéré prêt à coopérer avec l’ancienne puissance dominante comme le feront des hommes tels que Houphoët Boigny ou Léopold Sédar Senghor en Afrique occidentale sous domination française ou Seretse Khama en Afrique anglophone. La Belgique n’a pas écouté son message et ses sages conseils. Ce fut le premier rendez-vous manqué face à l’histoire!
2. Rwagasore, leader charismatique incontesté de l’Uprona, reposait toute sa vision politique sur l’établissement d’un état de droit. Il voulait et il pensait régler les tensions ethniques en privilégiant l’indépendance des pouvoirs et le renforcement d’une justice prompte et équitable surtout pour les plus faibles (« les petits hutu » et « les petits tutsi »). Il voyait le futur du pays sous la bannière de l’institution monarchique seule garante de la paix et de la tradition. Enfin, à ses yeux, quels que puissent être les différents entre politiciens, il fallait privilégier le dialogue et le respect mutuel dans le cadre des valeurs fondamentales de la civilisation murundi devant toujours être un objet de fierté. Tout ceci fut oublié, voire jeté aux orties par l’Uprona après sa tragique et brutale disparition. Ceci fut, sans nul doute, le second rendez-vous manqué face à l’histoire !
3. Après lui, d’autres ont essayé de reprendre le flambeau au Burundi et comme lui ils l’ont payé de leur vie. Cinquante ans après la disparition du héros-martyr de notre libération du joug étranger, bien de choses sont à entreprendre. Puisse d’abord nos relations actuelles et futures avec la Belgique et l’Occident se raffermir dans une compréhension mutuelle que le prince appelait de tous ces vœux en ces termes : « Nous avons à gagner également, nos gains ne sont pas opposés, ils se complètent, gagnons-les ensemble, honnêtement, sans arrière pensée et non comme des bandits qui, lorsqu’ils vont boire un coup, se suspectent mutuellement ». Puisse ensuite l’Uprona d’aujourd’hui et de demain reprendre le flambeau de son dirigeant historique et être une formation politique championne de la discipline, de l’attachement à la justice (surtout celle des plus vulnérables !), de la probité et de la concorde nationale ;
4. Enfin, à l’endroit de tous les citoyens du pays, pourquoi ne pas suivre les pas de nos héros et mettre en actes les visions magnifiques nous proposées. Par exemple, l’idée de création d’un « Cercle d’études et d’information » mériterait d’être approfondie pour que demain notre secteur privé, notre société civile et toute la classe politique trouvent un lieu de convergence et de débat afin de maintenir la flamme de la liberté, la dignité et la justice au Burundi. En souvenir et en honneur au prince Louis Rwagasore mort pour la libération de la patrie.