Samedi 20 juillet 2024

Économie

ECLAIRAGE – « Des gens veulent profiter de la méconnaissance des exigences de l’industrie minière »

20/07/2024 3
ECLAIRAGE – « Des gens veulent profiter de la méconnaissance des exigences de l’industrie minière »

La découverte à Murehe d’un filon, autrefois exploité par les Belges puis rebouché et « bétonné » à leur départ pour « le cacher aux Burundais », a été annoncée avec grand tapage. Des recettes faramineuses issues de son exploitation ont été promises. Afin de rester fidèles à notre devoir de journalistes et de conserver une perspective froide et objective, nous avons sollicité l’analyse d’un ingénieur des mines d’origine allemande ayant longtemps travaillé au Burundi. Pour aller au-delà du battage médiatique et éclairer cette prétendue découverte, ce spécialiste nous apporte un regard critique. À sa demande, nous ne dévoilons pas son nom.

Par Antoine Kaburahe

Une petite présentation ?

Je suis Allemand, ingénieur des mines, et j’ai longtemps travaillé en Afrique et même dans votre pays, le Burundi. Un pays que j’aime beaucoup et je continue à suivre ce qui s’y passe.

Avez-vous été étonné ou surpris par l’annonce d’un filon important à Murehe ?

Avant d’aller plus loin, je voudrais faire un distinguo important : il y a un discours politique et un discours scientifique. Je vais m’en tenir à la science, à ce qui se fait dans le domaine des mines, ma spécialité. Pour revenir sur cette annonce, non, je n’ai pas été étonné ! Je connais bien votre pays, ainsi que la région de Murehe, comme d’autres régions du Burundi telles que Kabarore, Kabuye, Ntega, etc. Ce sont des régions bien connues pour leur potentiel en minéralisations de coltan et de cassitérite. Je dis bien « potentiel ». D’ailleurs, ces régions ont fait l’objet d’exploitations minières durant l’époque coloniale par MINETAIN et sont encore exploitées artisanalement depuis des années.

Ce n’est donc pas une nouvelle sensationnelle, selon vous ?

Non.

En tant qu’ingénieur des mines, quand peut-on annoncer, de manière justifiée, avoir trouvé un filon riche ?

Bonne question. Définissons un peu les termes : un filon peut être mesuré en centimètres ou même en mètres. Ici, on ne parle pas encore de gisement. Pour qu’il y ait un gisement, il faut un programme de recherche faisant appel à toutes les techniques géologiques, géochimiques, géophysiques et autres, suivi d’un calcul de réserves et de teneurs dans les trois dimensions avec une étude de faisabilité.

Mais qu’est-ce qui garantit toutes ces études ?

Les réserves et les teneurs doivent être certifiées par les services géologiques du pays. Au Burundi, vous avez l’OBM. Mais ce n’est pas tout. Il existe des institutions internationales agréées. Nous sommes bien loin de cela avec ce qui a été dit dans les médias à propos du filon de Murehe.

Les exploitations datant de l’époque coloniale, pourquoi ont-elles pris fin ?

Elles se rapportaient à des gisements primaires filoniens, souterrains, car plus riches. Ce genre de gisements peut être épuisé ou les conditions d’exploitation peuvent être tellement difficiles et coûteuses (profondeur) que le promoteur peut décider de les abandonner dans les conditions du marché du moment, mais les rouvrir au moment opportun après étude. Plusieurs géologues burundais et étrangers ont toujours demandé que le Burundi se lance dans un programme d’exploration sérieuse des 3T (coltan, tungstène, étain) par lui-même ou par des sociétés professionnelles.

Pourquoi reste-t-on alors à l’exploitation artisanale ?

Le Burundi a toujours préféré maintenir ces exploitations à l’état artisanal, sans doute car cela profite à certains cercles du pouvoir. On ne peut pas l’expliquer autrement. Pour peu que je me rappelle encore du potentiel minier des sites de Kabarore et de Mulehe en coltan et en cassitérite, y maintenir des exploitations artisanales est une grande perte pour l’État, car on ne s’intéresse qu’à des parties très riches, ce qui « écrème » un gisement. Plus tard, on ne pourra plus l’exploiter, et on y aura laissé plus de 50 % des réserves. Mais ceci est trop technique et ce serait trop long et difficile à expliquer. Je m’excuse.

Dans les règles de l’art, pour le cas de Murehe, quelle devrait être la démarche ?

Le contexte géologique de Murehe est bien connu. C’est une région potentiellement porteuse de gisements de cassitérite et de coltan. L’exploration ou la prospection consiste en l’application intelligente des différentes méthodes de prospection géochimiques et géophysiques, complétées par des travaux miniers d’exploration, comme les tranchées, les puits et beaucoup de forages, qui coûtent chers d’ailleurs, l’objectif étant d’identifier des réserves (tonnage) dans les trois dimensions (3D) avec des teneurs moyennes pouvant conduire à une exploitation par des méthodes bien précises et dans les conditions actuelles du marché (prix). Chaque campagne de prospection est sanctionnée par une étude de faisabilité avec un business plan.

Les déclarations de Murehe sont donc loin de ce processus ?

Écoutez, retenez que ce n’est pas parce qu’on trouve un filon, même riche, que l’on a affaire à un gisement. Le Code minier du Burundi prévoit trois ans pour le permis de recherche, renouvelable deux fois pour une période de deux ans, ce qui fait un processus de sept ans. Ce n’est pas une affaire que l’on boucle en quelques mois. L’exploitation minière est un domaine pluridisciplinaire où interviennent les géologues, les géochimistes, les géophysiciens, les économistes, les financiers, les ingénieurs des mines, les métallurgistes, les environnementalistes, bref plusieurs spécialités.

Si vous permettez, soyez plus concret. Comment détermine-t-on alors la valeur d’un gisement ? Pourriez-vous donner des chiffres pour que l’on comprenne mieux ?

En partant par exemple du prix de l’étain à Londres qui est aux environs de 24 212 $/tonne d’étain aujourd’hui, en tenant compte de tous ces facteurs, le prix d’une tonne de concentré avec une teneur de 50 % en étain (Sn = 50 %) pourrait avoir une valeur de 5 000 $/tonne de concentré, desquels il faut soustraire les coûts de production, les frais administratifs, les taxes, etc. Tous ces calculs doivent figurer dans une étude de faisabilité. Il n’est donc pas juste, comme cela a été fait devant le Président du Burundi, de prendre un tonnage du minerai (pas même du concentré, s’il vous plaît !) et le multiplier par le fixing de Londres pour calculer les recettes de l’État. Pour les gens du domaine, ce qui s’est dit à Murehe est une hérésie scientifique.

La compagnie BUMECO a dit au Chef de l’État qu’elle pourra construire une unité de traitement de la cassitérite d’ici six mois pour exporter des plaques d’étain pur. Votre commentaire ?

Personnellement, les propos de cette compagnie, BUMECO, devant le chef de l’État du Burundi m’ont sidéré. Entre voir un filon, aussi riche soit-il, en cassitérite et parler de réserves et d’un gisement de cassitérite évalué, ainsi que sa valeur, ce sont des considérations qui n’ont aucun sens scientifique. Même un géologue novice serait vexé d’entendre cela. Avant de penser à une fonderie de cassitérite pour extraire de l’étain, il faut d’abord faire une étude de faisabilité technique de cette fonderie, avoir notamment de l’énergie suffisante et surtout, s’assurer de sa rentabilité financière. En effet, ce genre d’usine nécessite une quantité minimale et régulière d’approvisionnement en concentré de cassitérite, ce qui n’est pas encore établi dans le cas présent. On ne connaît même pas la quantité de concentré de cassitérite que la compagnie a déjà exportée à partir du Burundi. Certainement moins de 100 tonnes pour peu que je me rappelle de ces minéralisations de Mulehe. Pour information, le Rwanda voisin, qui avait créé une unité de traitement de la cassitérite, a dû la fermer car elle était peu viable techniquement et financièrement.

Qu’est-ce que tout cela vous inspire ?

Je me pose plutôt des questions que les Burundais et les députés devraient poser : Où est l’OBM dans tout cela ? Où sont partis ces éminents géologues burundais dont je connais quelques-uns, qui détiennent de grands diplômes délivrés par les meilleures universités européennes ? C’est l’Office National des Mines qui a la légitimité, les compétences nécessaires et le devoir de suivre tous les travaux de recherche et d’exploitation. Pour une visite présidentielle aussi médiatisée à Murehe, c’est l’OBM, qui a autorité, ainsi que des ingénieurs qui auraient dû guider et expliquer au Président. En Afrique, et pas seulement au Burundi, il est temps de laisser ce domaine aux techniciens. En effet, il y a beaucoup de commissionnaires ou de charlatans qui veulent profiter de la méconnaissance des exigences de l’industrie minière par les acteurs politiques. Il faut vraiment éclairer l’opinion, les décideurs politiques doivent être prudents, très prudents.

Pour terminer, ce « filon » aurait été rebouché par les colons pour le « cacher ». Votre commentaire ?

En fait, on doit reboucher tous les trous faits lors des travaux miniers de prospection et réhabiliter l’environnement après les exploitations. Cela est même consigné dans les codes et règlements miniers modernes, dont le Code du Burundi.

Mais pourquoi cela a-t-il été présenté comme une découverte ?

Je vous l’ai expliqué et je vous le redis : l’existence de ces filons anciennement exploités par les Belges (Minetain) est bien connue. Les filons d’exploration et d’exploitation à Murehe étaient bien localisés et portaient des noms communs. Ils ont été répertoriés dans les anciens documents se trouvant probablement au service géologique du Burundi et certainement au Musée de Tervuren (Belgique). Ces cartes sont accessibles à tout chercheur. Ils sont même évoqués dans les travaux de la coopération allemande, le BGR, qui a fait une campagne de prospection d’étain en 1981 dans le minerai secondaire (éluvial) de Murehe. Ces anciens travaux, y compris les tranchées qui sont les témoins des filons exploités par le passé, ne sont donc pas cachés. Qu’ils soient aujourd’hui présentés comme une « découverte », c’est probablement pour des raisons politiques, mais je ne réponds pas aux questions politiques.


Diplômé de l’ ESJ (Ecole Supérieure de Journalisme) de Paris et Lille, Antoine Kaburahe a fondé le Groupe de Presse Iwacu. Il est aussi écrivain et éditeur www.iwacu.site.

En 2015, faussement accusé d’être impliqué dans le coup d’Etat au Burundi, comme de nombreux responsables de médias, il est contraint à l’exil. Analyste reconnu, défenseur de la liberté de la presse (membre de Reporters Sans Frontières) ; il poursuit une carrière internationale .

Contact: [email protected]

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3 réactions
  1. Gapusi

    Merçi Kaburahe et aussi l’Ir allemand.
    Clair et limpide.
    Très scientifique.
    Ça me rapelle la fable de Lafontaine.

  2. Voltaire Kaziri

    Merçi au journal Iwacu et spécialement à Kaburahe.
    We are proud of you.
    Nous avions commencé à demander des crédits dans les banques commerciales en comptant sur le pactole de Murehe que l’Etat allait certainement versé à chaque Mwenegihugu

  3. Ndikumwenayo

    Une interview menée avec art et classe. Questions directes, concrètes.
    Du vrai journalisme.
    Merci

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