Après Kamenge et pour une durée d’au moins trois semaines, la CVR exhume, depuis ce lundi 27 janvier, des restes humains au site de la Ruvubu, commune Shombo, province Karusi. Des activités néanmoins différemment appréciées.
Dossier realisé par Jean-Noël Manirakiza & Rénovat Ndabashinze
Entre la province Gitega et Karusi le grand pont enjambe la rivière Ruvubu. Tout autour de cette rivière, des champs verdoyants de manioc, de maïs déjà mûrs, des espaces rizicoles inondés par les eaux.
Lundi, vers 9 heures. Il fait froid. Une fine pluie arrose la région. Une matinée pas comme les autres. Tout le staff de la CVR est sur place. A quelques mètres du pont, vers Karusi, une pancarte toute neuve. « Chantier CVR-Ruvubu : accès interdit, hari ibikorwa vya CVR (Il y a les travaux de la CVR) », lit-on. Un petit sentier y est aménagé. Sur une autre banderole, il est écrit en majuscules : « La CVR à la recherche de la vérité. Les fosses communes de 1972 »
Sur place, trois gouverneurs (Gitega, Karusi, Mwaro), un représentant du gouverneur de Kayanza, des députés élus à Gitega et Karusi, le ministre de la Recherche scientifique, le président de la Commission nationale indépendante des droits de l’homme (Cnidh), des autorités policières et militaires … Des centaines d’habitants des collines environnantes ont fait également le déplacement.
Un endroit de triste mémoire
« C’est un lieu de la tragédie, c’est un lieu de la mémoire blessée, un lieu d’un silence qui fait peur », va déclarer Pierre-Claver Ndayicariye, président de la Commission vérité réconciliation (CVR). D’après les premières investigations, les témoins oculaires, des survivants, des orphelins et des écrits consultés, ce site de la Ruvubu compte plus de 14 fosses communes renseignées. « Nous confirmons sept charniers vérifiés. Nous avons déjà vu les ossements humains. »
Selon lui, cette tragédie s’est abattue sur le Burundi dès avril 1972 et les mois qui ont suivi. Elle a emporté des compatriotes et des étrangers. Parmi les victimes, il y a des enseignants, des élèves de l’école primaire et du secondaire, des militaires, des religieux, des commerçants, etc.
« Il faut prier Dieu pour que la tragédie ne se répète plus. Ici, il n’y a pas seulement 1000, 2000, 3000 ou 4000personnes. Les livres consultés, les témoignages, les mémoires des étudiants en histoire de l’Université du Burundi nous renseignent sur un minimum de 7000 âmes jetées-là. » Il précise que dans ces fosses communes, il y a des Burundais de toutes les catégories, de toutes les ethnies. Et certaines victimes y ont même été jetées vivantes.
Ces charniers étaient creusés par des engins mécaniques pendant la nuit. Des camions de type bennes faisaient des navettes amenant des morts ou des personnes encore vivantes, des détenus sortis de la prison centrale de Gitega, etc.
A la recherche d’une vérité libératrice
D’après M.Ndayicariye, l’exhumation est une première phase. « La loi nous demande d’exhumer ces restes humains, de les traiter avec respect, de les conserver provisoirement. » Après les enquêtes pour éclairer l’opinion, ces restes seront enterrés en toute dignité. Il est convaincu que ce travail va sûrement libérer les esprits: « Gardons le courage. Car, la vérité que la loi nous demande de chercher est une vérité libératrice. Elle libère les victimes et les présumés auteurs. » Les victimes et les présumés bourreaux souffrent. Pour arriver à cette ‘’libération’’, M.Ndayicariye souhaite que le pardon soit mis en avant. Et ce, pour que les générations présentes et futures ne soient pas en otage des erreurs du passé. « Elles ne sont pas responsables».
Des souvenirs traumatisants
Les survivants, leurs descendants, des témoins oculaires… se rappellent de ces événements comme si c’était hier. Leurs témoignages sont effrayants.
« C’était un dimanche comme les autres quand nous nous préparions pour aller à la messe. Un camion rempli des militaires est venu chercher notre conseiller collinaire. Personne ne doutait que les massacres ont commencé. Ils l’ont amené à Gitega. Et c’était la dernière fois que sa famille l’a vu », se souvient Roger Ntimpirangeza, 69 ans, colline Rusange, commune Shombo province Karusi.
La mort de cet administratif a été suivie par des arrestations, assassinats de plusieurs personnes et surtout de ses proches et ses voisins.
Selon ce rescapé, les membres du mouvement Jeunesse Révolutionnaire Rwagasore (JRR) étaient chargés de traquer les personnes à exécuter. « Ils avaient des papiers sur lesquels sont écrits les noms des personnes à capturer. C’était une chasse à l’homme.» Ces tortionnaires travaillaient jour et nuit.
« Quand ils arrivent chez la personne désignée, ils lui ordonnaient de les suivre jusqu’au chef-lieu de la commune Nyabikere. C’est à partir de là que les militaires et les gendarmes les embarquaient vers la prison de Gitega », raconte-t-il, d’une voix tremblotante.
En 1972, Maxime Barampama était prisonnier à Gitega. « J’ai participé plusieurs fois dans le transport et l’’enterrement’’ des morts. Les militaires nous réveillaient pour les aider à charger et décharger les cadavres dans les camions », avoue-t-il. Avant de continuer son récit écœurant: « Quand nous arrivions ici, un tracteur nous attendait pour couvrir de terre les cadavres jetés dans ces fosses. Ceux qui étaient encore agonisants étaient achevés par balles. »
Ce témoin oculaire affirme avoir vu certaines personnes enterrées vivantes. « Je les ai vues de mes propres yeux supplier les bourreaux, en vain.»
Remuer le couteau dans les plaies des survivants ?
Les habitants affirment que ces fosses communes sont restées dans la mémoire collective. Certains n’osent même pas y mettre les pieds. « Il doit y avoir des mauvais esprits », lâche Sylvane Ntakimazi, une mère qui observait de loin. « On nous raconte que pendant la nuit, on y voyait des lumières et on entendait des personnes crier au secours. Nous considérons ce lieu comme un cimetière. » Libérâte, la soixantaine de la même localité, ne doute pas que les restes de ses trois proches tués en 1972 se trouvent là. « C’est un lieu de triste mémoire où reposent nos bien-aimés.»
Ses joues inondées de larmes, cette mère n’est pas d’accord avec ces exhumations. « Si c’était moi qui prends les décisions, je n’autoriserais pas qu’on ouvre ces fosses communes. Le plus important serait d’y ériger un monument sans toutefois remuer le couteau dans nos plaies.»
Idem pour Thérèse, une autre maman qui regardait de loin un membre de la CVR montrant un crâne, des ossements … aux journalistes. « C’est horrible. C’est comme planter un couteau dans nos cœurs. C’est traumatisant. Tout le monde pense que c’est son mari, son frère ou son père.»
De passage vers Gitega, Marc abonde dans le même sens et craint que ces activités ravivent la haine ethnique. « Quand vont-ils nous montrer là où ont été jetés les nôtres assassinés en 1993. Certains peuvent se cacher derrière ces charniers pour dire que les massacres de 1993 rentrent dans le cadre de légitime défense.» Pour lui, le temps n’est pas opportun pour procéder à ces exhumations. « Il faut d’abord préparer les esprits et éviter de se focaliser sur une ou telle autre crise. Certains Burundais risquent de se sentir non impliqués», conseille-t-il avant de redémarrer sa moto.
Une manipulation de l’histoire ?
Pour Tatien Sibomana, politicien, la CVR actuelle n’est plus la CVR que les Burundais s’étaient convenus à Arusha. A travers l’Accord d’Arusha pour la paix et la réconciliation, il était question de mettre en place un double mécanisme. Un mécanisme judiciaire qui par l’évolution des choses avait été appelé tribunal spécial pour le Burundi. Tandis que le mécanisme non judiciaire était appelé Commission nationale pour la vérité et la réconciliation. Il indique que les missions étaient bien claires et leur mandat bien précisé. Aujourd’hui, déplore-t-il, la loi portant création, fonctionnement, organisation de la CVR a complètement vidé de toute substance les doubles mécanismes convenus entre les Burundais. « Le nom a changé et le volet judiciaire a été omis sciemment. La CVR est déjà dénaturée de par l’essence même».
Il mentionne que le champ d’action avait été bien circonscrit c’est-à-dire que son travail devrait s’étendre sur la période allant du 1er juillet 1962 date de l’indépendance du Burundi jusqu’à la signature de l’Accord d’Arusha, le 20 août 2000.
Mais avec la nouvelle loi, analyse-t-il, elle va travailler sur les crimes qui ont endeuillé le Burundi depuis 1885 jusqu’en 2008 date qualifiée de l’arrêt de la belligérance. Il était également prévu la fixation d’une journée nationale de toutes les victimes, érection d’un monument commun à toutes les victimes et une date commémorative pour tout le monde. « Est-ce qu’aujourd’hui l’exhumation de ces gens rentre dans cet ordre ? Je ne crois pas. Est-ce que les crises qui ont endeuillé le Burundi ont emporté des gens d’une seule ethnie ? Parce qu’à y regarder de près, on dirait qu’elle ne vise que l’exhumation des restes d’une ethnie avec le risque même de fausser l’identité des victimes».
Ce politicien trouve que le travail actuel de la CVR semble donner une orientation à la vérité comme si les crises n’avaient emporté que les Hutu. « Nous savons très bien que bien des Tutsi ont été emportés par des crises depuis 65 jusqu’aujourd’hui même. Est-ce que la commission peut se dire qu’elle n’a jamais été informée des fosses communes où pourraient être logés les restes des Tutsis ? »
M. Sibomana se demande aussi pourquoi ces exhumations à la veille des élections de 2020. « Pourquoi on s’acharne à montrer que les crises burundaises ont toujours emporté les victimes d’une ethnie telle ? N’est-ce pas une manipulation de l’histoire ? N’est-ce pas pour des fins de campagne électorale ? »
Aloys Batungwanayo, commissaire à la CVR, rassure que la CVR ouvre toute fosse commune signalée. « Que toute personne ayant l’information sur une fosse commune l’amène et se rende compte qu’il n’y a pas de sélection. » Il ajoute d’ailleurs que ce travail d’exhumation a enregistré un retard. Pour lui, cela aurait dû être fait depuis 2001 selon l’Accord d’Arusha.
Interview exclusive/ Abbé Venant Mpozako : « Notre pays a été blessé »
Feu Abbé Michel Kayoya est un des religieux jetés dans ces fosses communes du site Ruvubu. Rencontré sur place, Abbé Venant Mpozako, membre la Commission du procès de la canonisation de ce prêtre, des 40 Martyrs de Buta et trois missionnaires de Buyengero dans la Paroisse de Bururi, s’exprime.
Abbé Michel Kayoya est peut-être dans un de ces charniers. Quel est votre sentiment ?
Cela me fait de la peine. C’est vraiment une tragédie. Je crois que notre pays a été blessé. Ce que je viens de vivre à travers les fosses communes, ça m’a fait penser à ma patrie, le Burundi. Vraiment, nous avons pêché contre le Bon Dieu, le Dieu de la vie.
Trop de souffrance ?
Oui. Trop de souffrance. Je vois une mémoire blessée. En même temps, je me dis que l’église a beaucoup à faire pour panser ces plaies, ramener les Burundais à la réconciliation. C’est tout un cheminement qu’il faudra entreprendre.
Quel est le message à la CVR ?
Je l’encourage fortement. Je pense que c’est une très belle initiative. Je lisais la tristesse sur les visages des gens. Mais en même temps voir les ossements des leurs, ça les réconforte. Le jour où ils vont les enterrer dignement, ça sera un soulagement, une joie.
Et votre appel à la classe politique burundaise pour que ces tragédies ne se répètent pas ?
Il faut que le message soit clair. Le message de la réconciliation, l’Evangile de l’amour fraternel. Que nous ne puissions plus retomber dans cette bêtise, cette animosité. Il faut ramener les Burundais à une véritable réconciliation. C’est plus qu’urgent.
Avez-vous des souvenirs de 1972 au vu de ce qui se passe ici ?
A cette époque, j’avais 10 ans. Donc, à ce moment-là, je ne savais pas exactement ce qui se passait. Mais au fur et à mesure que je grandissais, j’ai su quelque chose. Mon oncle est mort dans cet évènement. Je demandais où est notre grand-père Munihiri ? Où est Paul ? Ils sont tous ici. Et quand je visitais ces fosses, j’ai eu tous ces souvenirs.
Avez-vous eu des réponses ?
Mes parents me disaient : non, il ne faut pas poser ces questions. Ils ont été emportés par la pluie, etc. Maintenant j’ai réfléchi. Il faut que les responsables politiques aident les Burundais à entrer résolument dans une voie de réconciliation.