Samedi 21 décembre 2024

International

Départ vers l’Europe : L’« Eldorado » fermé momentanément

Départ vers l’Europe : L’« Eldorado » fermé momentanément
Des gens cherchant des billets d’avion pour se rendre en Serbie étaient nombreux au bureau de Rwandair, mardi 27 septembre.

« Laissez-nous passer ! » C’est la chanson de Tiken Jah Fakoly que les ressortissants burundais bloqués dans les aéroports du Qatar et de Turquie ont envie de chanter après la décision de la Serbie de fermer les frontières aux Burundais sans visa. C’était un passage privilégié pour nombre de Burundais qui veulent tenter leur chance dans les pays de l’Union européenne. Les familles des proches qui étaient en chemin sont dans le désarroi. Gitega prend note de cette décision.

Emery Kwizera, Hervé Mugisha et Fabrice Manirakiza

Dans les Bars comme au travail, à la maison, la Serbie était sur toutes les lèvres. Beaucoup ont une parenté, un collègue, une connaissance, une qui est allée en Europe via la Serbie. « Tu as entendu que tel est parti ? Il est déjà en Europe. Il a passé par la Serbie. Il n’a même pas dit au revoir. » Ce sont ce genre de discussions qui fusait de partout. Pour rappel, il y avait un accord entre le Burundi et la Serbie, qui datait de 2020, qui autorisait les ressortissants burundais détenteurs d’un passeport ordinaire d’entrer en Serbie sans visa. Depuis plus d’une année, il y a eu une vague de départ vers la Serbie et les Burundais en profitaient pour aller massivement dans l’Union européenne.

Des raisons différentes les poussaient à quitter le pays. Comme M.N, la vingtaine qui est déjà en Allemagne. Celui-ci n’avait pas de travail régulier. Il était chauffeur de temps en temps. Il indique qu’il est allé en Europe pour tenter de trouver un emploi régulier ou plus payant. D’après son grand frère qui reste à Bujumbura, il aimait dire que les opportunités sont très limitées au Burundi. De plus, confie-t-il, il a toujours rêvé d’avoir deux nationalités. « Mon petit frère était convaincu que le Burundi connaîtra toujours régulièrement des crises. Il veut quelque part où aller en cas de crise. »

A.M a écrit à un ancien collègue quelques jours après son arrivée en Europe. « Salut bien, je ne suis plus à Ngozi. Je suis déjà en Europe pour voir si je peux améliorer ma vie. » D’après lui, son salaire ne lui suffisait plus et il a décidé de partir et croit bien que sa vie sera meilleure là-bas.
Un autre jeune, la trentaine, indique qu’il a décidé de tenter sa chance en Europe après 3 ans de chômage. Son contrat dans une ONG qui exerce au Burundi avait pris fin. Il fait savoir qu’il avait toujours rêvé d’aller en Europe et que la Serbie a été pour lui une opportunité. « Il est parti en étant sûr qu’en Europe l’emploi est garanti. Il est déjà en Allemagne », témoigne un de ses proches.

Des familles partent avec leurs enfants

Il raconte que deux de ses frères sont aussi partis en Europe avec toutes leurs familles. Son grand frère a décidé de s’envoler en passant par la Serbie. « Il pensait à l’avenir de ses enfants. Il avait 5 enfants et il était persuadé qu’ils ont peu de chance de décrocher un emploi quand ils auront terminé leur cursus scolaire et académique. »

Un autre cas est celui d’un jeune de 26 ans. Il est chômeur depuis 3 ans après la fin de ses études. « Un garçon débrouillard. Néanmoins au fil du temps, il voyait les opportunités diminuer. Ses grands frères lui avaient donné deux Tuk-Tuk et il faisait du petit commerce », témoigne un proche habitant à Kinanira en zone Musaga. Ses proches confient qu’après la mesure élargissant les zones interdites aux deux-roues et tricycles, il constatait que son avenir était incertain. D’après eux, échangeant avec son grand frère déjà installé en Europe, il l’a convaincu de se lancer dans l’aventure. « Pourquoi tu ne viens pas ? Il y a une possibilité en passant par la Serbie », lui disait-il. Ses proches confient que c’est son grand frère qu’il l’a informé en premier de cette possibilité d’aventure. « Maintenant, il est bien installé en Allemagne et il est dans le processus d’apprendre l’allemand. »

Un jeune ingénieur interrogé affirme qu’il est parti, car son business ne marchait plus. Il avait lancé une entreprise de construction et parvenait à avoir quelques marchés, mais à un certain moment, ses marchés ont tari. Il n’était plus à mesure d’honorer ses engagements. « J’étais la risée de tout le monde. J’avais beau essayer, mais la conjoncture socio-économique ne me l’a pas permis. Avec la bénédiction de ma famille, j’ai décidé de partir. »


La douche froide

Le 22 octobre 2022, la Serbie a suspendu l’accord qui permettait aux Burundais d’entrer sur le sol serbe. Plusieurs Burundais sont bloqués dans différents aéroports alors qu’ils se rendaient vers « la Terre promise ». Est-ce la pression de l’Union européenne ? Certains observateurs le pensent. La Serbie est candidate d’adhésion à l’Union européenne.

Sur le site du ministère serbe des Affaires étrangères, il est écrit que les visas sont nécessaires pour les Burundais titulaires de passeports ordinaires ou autres documents de voyage. Il est précisé que les ressortissants du Burundi qui n’ont pas obtenu de séjour temporaire ou de séjour permanent en République de Serbie, soit qui n’ont pas déjà reçu de visa D (visa pour un long séjour), lors de leur entrée dans la République, en plus de remplir les conditions générales d’entrée, doivent joindre les documents suivants: lettre d’invitation certifiée (notariée) de la personne chez qui l’étranger vient en République de Serbie, ou preuve de réservation payée d’un hôtel ou d’un autre établissement d’hébergement en République de Serbie. Une preuve de la possession de fonds suffisants pendant la période du séjour prévu. Le montant de 50 euros par jour de séjour est considéré comme suffisant. Il faut aussi une preuve d’assurance maladie payée en République de Serbie, soit la possession d’une police d’assurance maladie pour la période de séjour pour le montant des frais médicaux qui ne peut être inférieur à 20.000 EUR ainsi que la preuve d’un billet d’avion aller-retour payé, avec une date fixe de retour dans le pays d’origine ou d’entrée précédente.

Pour les titulaires de passeports diplomatiques ou de service, les visas ne sont pas nécessaires pour les séjours jusqu’à 30 jours sur une période d’un an.

La mauvaise nouvelle

Depuis cette annonce, c’est le désarroi. Les familles qui avaient envoyé leurs proches sont dévastées. Elles ne savaient plus en quel saint se vouer. « Mes deux enfants sont bloqués en Turquie. Je ne sais pas quoi faire pour le moment », se lamente en pleurs une maman de Kinindo. Sur les réseaux sociaux, les photos des jeunes filles et garçons, des familles toutes entières circulent. Allongés, recroquevillés, somnolents dans les aéroports. Les images sont poignantes.

« Depuis le 20/10/2022, 68 Burundais qui se dirigeaient vers l’Occident (Belgique, Croatie …) via la Serbie sont déjà renvoyés et reçus à l’aéroport Melchior Ndadaye de @BujumburaProv. 15 attendent à Kigali. Aujourd’hui, c’était une centaine qui était attendue à @MairieBuja », a indiqué dans un tweet le ministère de l’Intérieur et de la Sécurité publique. Et d’ajouter : « Interdiction des départs des Burundais aux passeports ordinaires+visas vers la Serbie depuis l’aéroport de @BujumburaProv, même via les pays voisins. Ces Burundais sont invités plutôt à utiliser ces dépenses de voyage incertain dans les activités d’autodéveloppement au Burundi. »

En date du 10 octobre 2022, l’ambassade de Belgique au Burundi a sorti un communiqué où elle indique que la Belgique a constaté que des Burundais se rendent illégalement dans ce pays via la Serbie et la Croatie. « La Belgique renvoie immédiatement ces personnes dans le premier pays où elles sont entrées en Europe (généralement la Croatie) en application du règlement de Dublin. » Et de souligner que les Burundais qui empruntent cette voie ne sont pas autorisés à séjourner en Belgique. « Ne vous laissez donc pas abuser par des intermédiaires malhonnêtes qui vous promettent de vous amener en Belgique via la Serbie en échange d’une rémunération. Ce ne pas une façon correcte de se rendre en Belgique. Vous serez renvoyé dans le premier pays où vous êtes entré en Europe. L’argent que vous avez payé aux intermédiaires pour cela, vous le perdez évidemment. »

Selon B.M., qui a étudié l’histoire et les sciences politiques ainsi que le droit européen et international à Leyde, aux Pays-Bas, cette décision de la Serbie pourrait être le résultat d’une pression de l’UE. « Je sais que la Serbie a un accord similaire avec l’Inde. Cela a provoqué une vague de migrants indiens qui sont entrés dans l’UE via la Serbie et a provoqué des frictions politiques majeures entre les deux pays. »

Le 29 janvier 2022, le ministre des Affaires étrangères de la République de Serbie, Nikola Selaković, a eu un entretien téléphonique avec son homologue burundais, Albert Shingiro, pour parler de la coopération serbo-burundaise. Selon le site du ministère serbe des Affaires étrangères, M. Selaković a souligné que l’approfondissement de la coopération bilatérale avec les pays du continent africain est l’une des priorités de la politique étrangère de la Serbie et que son pays souhaite intensifier les relations avec le Burundi. Le chef de la diplomatie serbe a indiqué que la Serbie souhaite améliorer la coopération bilatérale dans divers domaines tels le commerce, la défense et la sécurité, l’éducation et les sports. Le ministre Selaković a remercié le Burundi pour son soutien à l’intégrité territoriale et à la souveraineté de la Serbie.

Lors de son exposé à l’Assemblée nationale du projet de loi portant ratification par la République du Burundi de l’accord général de coopération bilatérale entre le gouvernement de la République de Serbie et le gouvernement de la République du Burundi, le 15 juin 2022, le ministre Shingiro a expliqué que voyages dans les deux pays sont possibles sans passeport diplomatiques et il avait précisé que l’émigration des citoyens burundais en Serbie est conforme à loi.


Réactions

Albert Shingiro : « Nous respectons la décision.»

« En matière de conventions ou accords entre les Etats, les relations sont basées sur la confiance mutuelle. Si un pays X ne parvient pas à mettre en application de tels accords, le pays Y ne peut pas saisir la Cour internationale pour dire que l’autre pays n’a pas appliqué une mesure contenue dans cet accord », a assuré, ce mardi 25 octobre 2022, le ministre burundais des Affaires étrangères, Albert Shingiro, lors de la présentation des réalisations de son ministère du 1er trimestre 2022-2023. Pour lui, il s’agit d’une décision souveraine de la Serbie. « Nous la respectons et je tenais absolument à dire que la mesure ne concerne pas les Burundais qui veulent y aller avec un visa. Elle concerne uniquement les Burundais possédant des passeports ordinaires sans visa. » Et d’indiquer qu’ils ont été informés et qu’ils ont obtenu une note d’information de la décision.

Pierre Nkurikiye : « Les demandeurs d’asile refoulés seront poursuivis. »

« Nous avons eu des informations que ceux qui sont déjà arrivés dans ces pays ont menti qu’ils étaient persécutés au Burundi », a indiqué dans un point de presse du 25 octobre 2022, Pierre Nkurikiye, porte-parole du ministère de l’Intérieur, du Développement communautaire et de la Sécurité publique. D’après lui, certains ont même utilisé les images prises lors de la campagne de démolition des constructions anarchiques pour attester qu’ils sont pourchassés par le gouvernement et ses services afin de demander l’asile. « C’est une honte. Aujourd’hui, ils sont refoulés. Nous savons que les demandeurs d’asile qui restent là-bas fomentent ce genre de mensonges. Ils reviendront un jour. Il y a un échange des informations entre les services des Etats. Un jour, ils nous donneront les déclarations des uns et des autres lors de la demande d’asile. Ils seront poursuivis. »

Carina Tertsakian : «Toute personne a le droit de demander l’asile si elle craint pour sa sécurité dans son pays.»

Selon Carina Tertsakian, chercheuse à l’Initiative pour les droits humains au Burundi (IDHB) trouve que le porte-parole du ministère de la Sécurité publique ne semble pas comprendre que toute personne a le droit de demander l’asile si elle craint pour sa sécurité dans son propre pays. « Ce sont ensuite les autorités du pays hôte qui vont décider du bien-fondé de la demande. Les décisions se font cas par cas, individuellement. On ne peut pas globaliser, comme l’a fait le porte-parole dans sa déclaration. »

Fortune Gaëtan Zongo : « Assez préoccupant.»

Sur son compte Twitter, le rapporteur spécial des Nations Unies sur la situation des droits de l’Homme au Burundi, Fortune Gaëtan Zongo, a réagi sur les propos du porte-parole du ministère de la Sécurité publique : « Assez préoccupant.»


« Un traumatisme historique qui fait que beaucoup de jeunes pensent qu’il n’y a absolument rien à faire»

Pour Désiré Manirakiza, sociologue, il y a une pluralité de facteurs qui font que les gens partent. Entre autres : la démocratisation de l’information par les réseaux sociaux, la frustration relative, les traumatismes historiques, les images de réussite que ceux qui sont à l’étranger affichent …

Quelle est votre analyse par rapport aux départs massifs des Burundais vers les pays européens via la Serbie ?

C’est un phénomène social qu’une grande partie des sociétés, notamment les sociétés africaines, a vécu et vit actuellement. Il n’y a rien donc de surprenant que des gens essaient de partir et de migrer. Dans le contexte burundais, c’est même un phénomène anthropologique.

C’est-à-dire ?

Dans le jargon burundais, on retrouve des mots qui renvoient à l’expérience d’aller ailleurs : « Kurobera », « Kuja i Manamba ». Ce sont des phénomènes qui sont lointains qu’une grande partie de la population burundaise a vécus. Donc, il n’y a absolument rien de surprenant, je ne comprends pas même comment ça doit faire de choux gras pour des gens qui veulent partir.

C’est normal alors ?

Ce qui est seulement inédit, c’est un tel engouement. Je pense que dans une situation de paix comme celle que nous vivons actuellement, c’est la première fois. Je voudrais également vous faire comprendre que de façon générale, même si le phénomène d’immigration est ancien et anthropologique dans le contexte burundais, les Burundais ne sont pas doués en matière d’aventure.

Comment ?

Je crois que si vous faites des statistiques des Burundais qui sont en occident après avoir traversé la Mer méditerranée, le désert du Sahara et avoir grimpé le mur de Lampedusa, ils sont peu nombreux. Vous le voyez dans l’art culinaire. C’est difficile de convaincre un Burundais de manger quelque chose qu’il n’a jamais mangé. Or, on a découvert derrière l’histoire de la Serbie que les Burundais étaient plutôt des aventuriers cachés et qu’ils pouvaient prendre énormément de risques. J’apprends que pour pouvoir bénéficier de ce réseau, il y a quand même une possibilité de débourser une somme énorme d’argent qui tourne autour de 10 à 15 millions et que les gens vendent des biens. D’autres laissent des femmes et enfants pour partir. Ces phénomènes-là sont des éléments qui traduisent d’une capacité d’un peuple prêt à prendre des décisions et être aventurier. Les Burundais que vous trouverez en Europe sont en grande partie partis par avion. Maintenant, ils partent alors qu’ils ne savent pas même dire bonjour en français. Ça veut dire qu’on est en pleine mutation sociale. On sent qu’une nouvelle ère de la société burundaise a sonné.

Alors pourquoi maintenant ?

Les réseaux sociaux ont un impact assez important avec les conditions de vie qui deviennent de plus en plus difficiles au Burundi, mais également ailleurs. Des conditions de vie vont devenir assez compliquées, car les réseaux sociaux vont démocratiser l’information. Ils vont montrer les images que les gens n’avaient jamais vues et ces derniers vont recouper ces images avec les conditions de vie dans lesquels ils vivent.

Les choses changent ?

J’apprends que le circuit de la Serbie est connu depuis très longtemps. Peut-être, il aura fallu que le phénomène soit connu pour être porté à la connaissance du grand public. Depuis longtemps, les gens passaient par la Serbie jusqu’en Belgique, en Suisse, en Allemagne, etc. Mais, beaucoup de personnes ne le savaient pas. Maintenant parce que finalement il y a eu beaucoup de jeunes qui sont issus des classes moyennes et populaires qui ont accès à cela, c’est peut-être cela qui a suscité l’inquiétude et trop de tapage sur les réseaux sociaux.

Du point de vue de la sociologie, il n’y a absolument rien d’anormal que des gens se déplacent. Les déplacements des populations sont un fait universel, historique et anthropologique. C’est un fait social. Ça a toujours été ainsi.

Pourquoi, selon vous, ils décident de partir ? Un manque de perspectives ?

Je veux vous faire comprendre une chose et là je suis sincère. Ceux qui partent ne sont pas nécessairement ceux qui ne voient pas de perspectives. Ceux qui partent sont davantage ceux dont les perspectives voulues ne peuvent pas se réaliser au Burundi. Mais, ce n’est pas qu’ils n’ont pas de perspectives. Il y a une grande différence.

Expliquez !

S’ils n’avaient pas de perspectives où est-ce qu’ils trouveraient les 15 millions, les 20 millions qu’ils dépensent pour partir ? 10 mille euros de capital, c’est quand même assez important. Ceux qui partent ce ne sont pas les plus pauvres parce que ces derniers ne parviennent même pas à avoir l’argent pour venir à Bujumbura. Ceux qui partent sont ceux qui ont des ambitions au niveau national et qui se rendent compte qu’ils ne sont pas en mesure de les réaliser. Cette perception trouve un écho favorable dans les images de réussite que ceux qui sont à l’étranger renvoient à ceux qui sont restés ici.

Et l’anthropologie coloniale aidant, ça permet en réalité de comprendre à travers la notion d’extraversion que l’homme africain, l’homme burundais, est toujours convaincu depuis la colonisation que l’ailleurs est toujours meilleur et que chez le blanc, c’est toujours mieux.

Le chômage n’y est pas pour quelque chose ?

Le Burundi comme d’autres pays de l’Afrique et d’ailleurs ont certainement des difficultés en termes d’emploi. C’est d’ailleurs la raison d’être de la pluralité des institutions qui ont été mises en place pour appuyer les jeunes dans le but de pouvoir se caser et d’être opérationnels professionnellement. Mais, ce n’est pas tant ceux qui en ont le plus besoin qui partent, mais c’est peut-être ceux qui ont la conscience et qui ont la possibilité. Ce qu’on appelle la frustration relative.

Plus concrètement ?

C’est qu’il existe des ambitions. Chaque personne a des ambitions. Les personnes en question font des comparaisons avec d’autres personnes se trouvant dans les mêmes situations ou dans la même position sociale. Vous avez une licence en journalisme et moi de même. Je deviens l’homme le plus riche et vous, vous n’avez même pas un vélo. Cette situation va vous fâcher parce que vous estimez que ce à quoi j’ai pu prétendre vous aussi vous auriez pu y prétendre par ce que nous avons les mêmes atouts. Ce qui va vous énerver, c’est de constater que des gens qui ont le même statut que vous ont des biens que vous vous ne pouvez pas avoir. Ça devient donc une frustration, mais elle n’est pas totale, car vous n’en voulez pas à toutes les personnes riches, mais à ceux qui sont normalement dans votre situation. Vous dites : « Je vais partir ».

Une autre explication ?

Il existe aussi ce que j’appelle un traumatisme historique qui fait que beaucoup de jeunes pensent qu’il n’y a absolument rien à faire. Par rapport au passé historique qui est le nôtre, ils se disent : « Vraiment, je n’ai pas ma place ici au pays. Il vaut mieux que je parte, etc. »

Comme beaucoup de jeunes qui évoluent à l’étranger viennent ici saturer l’environnement avec des iPhone, des parfums, des vêtements à la mode, etc., et qu’il y a la démocratisation du bar, tout le monde peut finalement rencontrer ces jeunes qui viennent de l’étranger, ce sont eux qui relaient l’info et qui font que tout le monde décide de partir. Si ces derniers venaient et restaient tranquilles dans leurs maisons, vous ne verriez pas autant de jeunes partir.

Mais vous voyez que quand ils viennent ici le mois d’août, il y a tout un tapage dans toute la République. La notion de frustration relative comme je le disais va naître. Ces jeunes vont se construire des images en disant probablement : « Si je vais à l’autre côté, c’est comme ça que je vais revenir. »

Et la situation socio-économique qui prévaut ?

La situation économique n’a jamais été meilleure que ce qu’elle est aujourd’hui. Les gens ne veulent pas le dire. Quand est-ce que le Burundi a été une puissance économique ? Le Burundi n’a jamais été une puissance dans la sous-région. Il se trouve plutôt que pendant longtemps, il y a une grande partie de la population qui était coupée du monde et qui ne pouvait donc pas savoir ce qui se passait ailleurs. Il y avait une minorité qui vivait dans une vie glorieuse, mais sans les gros yeux qui scrutaient leurs mouvements. Eux, ils avaient tous les moyens pour voyager et ni vu ni connu. Maintenant, prendre l’avion avec toute la famille, ça attire donc l’attention. Celui qui part avec 20 millions de BIF ne peut pas dire qu’il le fait à cause d’un contexte socio-économique. Il part pour autre chose.

Il y a ceux qui partent pour l’éducation et l’avenir de leurs enfants …

Pourquoi est-ce que le colonisateur ou encore le blanc qui a construit cette société où ses enfants vivent mieux n’a jamais eu l’intention de partir de chez lui pensant que ce sont les autres qui vont construire la société pour ses enfants ? C’est cette irresponsabilité que j’essaie de pointer comme sociologue. Jusqu’à aujourd’hui, on refuse de prendre notre responsabilité pour développer notre pays.

En tant que population, on a un problème. On veut jouir des bienfaits des sociétés qui se sont construites en acceptant de sacrifier une partie, peut-être en allant en guerre contre les autres, etc. Nous, on refuse ce combat pour espérer jouir des bienfaits d’une société pour laquelle nous n’avons absolument rien fait. C’est irresponsable. Dans l’analyse d’un phénomène comme celle-là, c’est vraiment complexe.

Pourquoi ?

Il est à la fois lié au contexte social, aux images, aux projections des uns et des autres, aux frustrations relatives, au manque de responsabilité. Donc, c’est plusieurs éléments qui vont expliquer ce phénomène des départs massifs. Pour la compréhension de ce phénomène, il faut mobiliser un argumentaire complexe. C’est donc la pluridimensionnalité qu’il faut mobiliser ici pour comprendre.

Ces départs ont des conséquences ?

Effectivement, il y a la saignée de la jeunesse au niveau national. La jeunesse, c’est la partie la plus importante de la population, la plus dynamique, à même de développer un pays. Une grande partie de ces jeunes qui partent a déjà bénéficié de l’éducation aux frais du contribuable burundais. Ils devraient normalement participer au développement du pays. S’ils partent tous, il y a un problème majeur. Qui va donc développer ce pays ?

Rien de positif ?

Quelque chose de positif, c’est que les jeunes vont apprendre. Ils ne vont pas revenir comme ils sont partis. Certains vont revenir avec un capital financier, d’autres vont revenir avec un capital humain. Il y a en a qui ne reviendront pas, mais qui certainement seront plus tard des ambassadeurs du Burundi.

Un conseil aux jeunes qui partent ou qui veulent partir

En tant que sociologue, je ne conseille personne. En tant que grand- frère responsable, je peux tout simplement leur dire qu’il faut qu’ils écoutent leurs cœurs et qu’ils sachent que pour survivre, ici ou ailleurs, il faut travailler dur.

L’Eldorado entrevu

Quelques refoulés dans un aéroport. @Droits reservés

Réputés casaniers, à tort ou à raison, les Burundais n’aimaient pas quitter leur zone de « confort ». Ou de misère. Attachés à leur région, leur colline, leurs repères. Leur mère patrie, ’’là où ils ont laissé leur cordon ombilical’’, comme on dit.

Accepter stoïquement son sort, son enclavement, faisaient partie de notre identité. Ce qui explique peut-être une faible diaspora (comparée à celles des autres pays) qui, en passant, est fragilisée : les divisions laissées au pays poursuivent les membres de cette diaspora comme une fatalité. Difficile de s’en défaire.

Mais par la force des choses et cédant au chant des sirènes, des Burundais ont compris très tôt l’autre adage, en partie responsable de l’exode rural. « Descendre » vers la ville. Ou plus loin encore, pour ceux qui peuvent : « Le petit oiseau qui ne prend pas son envol ne saura jamais où l’éleusine est mûre ».

On part quand on n’a plus de raison de rester. Pour beaucoup, rien ne les retient au pays du « lait et du miel. »Des Burundais ont mis de côté leurs maigres revenus pour tenter le grand saut, le départ vers l’inconnu.

Comme leurs ancêtres rebelles à l’impôt des colons, le terrible impôt de capitation, la chicotte déchaînée, ils sont partis. Comme leurs aînés, rescapés des purges, fuyant les régimes totalitaires et sanguinaires, ils ont pris le chemin de l’exil.

Ils sont partis pour espérer mieux que des salaires de misère après des années de galère sur le banc de l’école et des auditoires en ruine.
Issus des universités, ces fabriques de chômeurs, après avoir vivoté aux crochets de proches parents, de connaissances, ou de simples bons Samaritains, ils se sont dit qu’ils n’avaient plus rien à perdre.

Puis, à travers une porte entrebâillée, ils se sont rués vers l’Eldorado. La ’’Terre promise’’. Jeunes en manque de perspective d’avenir, aventuriers, fonctionnaires et intellectuels fauchés, ils sont partis dans cette quête du mieux-être. Les spécialistes parlent, à juste titre, de ’’fuite des cerveaux’’, ils n’ont pas hésité à se jeter à l’eau. Certains ont tout plaqué, laissant leur foyer, leur famille, leurs crédits impayés et leurs dettes pour espérer mieux.

Et ’’surtout ne pas se retourner ni des yeux ni de la tête… ne pas regarder derrière’’, chantait Michel Sardou dans ’’Je vole’’. Sauf que le rêve peut tourner au vinaigre.

Les têtes baissées, raser les murs

Certains ont pu arriver et poster un selfie pour dire aux gens restés au pays : « Je suis arrivé à destination en un seul morceau ». Ils ne diront rien du calvaire. Ce sont des rescapés. Certains n’ont pas terminé la traversée, emportés par des torrents inconnus dans les Balkans.
Et il y a des refoulés, comme ces centaines de compatriotes obligés de se retrouver à la case départ, à galérer de nouveau dans la gadoue, dans la misère.

Ils sont rentrés sans voir cette ’’Terre promise’’, ces contrées tant chantées où la vie et les droits sont sacrés, où les études paient, où une qualification nourrit son homme, où des ’’jobs’’ ennoblissent l’homme.

Pour ces recalés, retour donc, tête baissée. Le rêve est devenu un cauchemar. Il y a les créanciers à rembourser. Non plus en euros sonnants et trébuchants.

Ils avaient juré sur Western Union de payer tous les mois. Des parents qui se sont ruinés pour envoyer leur rejeton tenter leur chance, déchantent, dépriment.

Mais pour ces refoulés, très peu parviennent à reprendre goût à la vie, à reprendre à zéro, à rebondir. Certains avaient tout vendu pour cet Eldorado que notre chère diaspora, souvent prise en modèle, chante chaque été quand elle revient pour un mois au pays.
De cet Eldorado, ils garderont les lumières dorées d’Istanbul ou Dubaï, entrevues depuis la salle de transit de l’aéroport à travers d’épaisses vitres ou des hublots d’avion.

Forum des lecteurs d'Iwacu

3 réactions
  1. Mvuyekure

    « …Les personnes en question font des comparaisons avec d’autres personnes se trouvant dans les mêmes situations ou dans la même position sociale. Vous avez une licence en journalisme et moi de même. Je deviens l’homme le plus riche et vous, vous n’avez même pas un vélo ».
    J’ajouterais que cette personne riche n’a pas fait des efforts particuliers pour y arriver ! La personne qui a travaillé dur et qui finit par être riche est respectée et peut servir d’exemple. Par contre celle qui devient riche parce qu’elle occupe, par je ne sais quelle bénédiction, un poste dit « juteux » rend ses semblables psychologiquement malheureux. Et surtout que les occupants de ces postes ne sont peut-être pas les meilleurs de nos écoles ou universités.

  2. Bundes

    c’est dommage c’était une occasion Pour certains de venir tenter leurs chances en Europe vyari vyiza kandi permis de résidence humanitaire botevye bakayironka bakarondera ubuzima !!! Burya vivre dans un pays classé le plus pauvre du monde ntivyoroshe aves tout ce que ça implique !!
    ‘pole sana benewacu »

    • Yan

      @Bundes
      « Burya vivre dans un pays classé le plus pauvre du monde ntivyoroshe aves tout ce que ça implique !! »

      Vivre dans un pays dirigé par l’extrême droite n’est pas non plus aisé. Lorsqu’on entend Zemmour (France), Salvini et Giorgia Meloni (Italie), Bart De Wever (Belgique), etc. parler, on se demande où on est tombé (en tant que quelqu’un qui vient d’ailleurs). Pour dire que dans la mesure du possible (je devrais le répéter), il n’y a pas mieux que de vivre chez soi!

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