Après la campagne de démolition des constructions anarchiques, le visage de certains quartiers de la ville de Bujumbura est méconnaissable. Un observateur prévient sur les traumatismes qui en découlera. La loi est la loi dira les juristes. Ce qui est sûr, certains citadins sont malheureux.
Par Fabrice Manirakiza et Rénovat Ndabashinze
« Pourquoi ? Pourquoi ? », se lamente P.N, un habitant du quartier Carama, commune Ntahangwa en Mairie de Bujumbura. Il regarde, bras branlants et impuissant, les travailleurs en train de démolir sa maison en étages. « Ils disent qu’ils ont des plans cadastraux de l’époque du président Bagaza. Pourquoi ils nous ont laissé construire dans cet espace ? Pourquoi les services de l’urbanisme ont délivré des documents alors qu’ils étaient au courant ? » Des questions fusent de partout. Une question revient sans cesse : « Pourquoi maintenant alors qu’ils sont au pouvoir depuis 2005 ? »
Nous sommes mardi 23 novembre à 10 h en zone de Kinama, un chef de quartier circule dans la rue. A côté de lui, un jeune avec un pot de peinture dans les main l’accompagne. L’administratif mesure et l’autre met une croix. La foule, calme, regarde bouche bée. « Il faut démolir à partir d’ici », lance le chef de quartier.
Avec entrain, le jeune se précipite pour mettre un signe. Les citoyens regardent. Ils ne pipent pas un mot. La cinquantaine, C.H, se hasarde timidement à poser une question : « Vous mesurez jusqu’à combien de mètres ? » L’autre lui répond :« 10 mètres. » « Nyakubahwa, ba mugira ikigongwe. (Ayez de la pitié pour nous) » Avec un regard, rempli d’impuissance, le chef de quartier répond : « Ibi nanje vyompitana (Cela peut me causer du tort) ».
Buja, l’édentée
De Kamenge à Kinama en passant Carama, Mutakura, Cibitoke, quartier asiatique Rohero Kinindo, Kinanira, Musaga, … la ville est sens dessus dessous. Les gens sont en train de démolir, avec amertume. « Vaut mieux ne pas avoir affaire avec la pelleteuse. Au moins, nous allons sauvegarder quelques matériaux. » La RN9 rassemble à une route de Bagdad après un bombardement. La seule différence est que c’est la population qui démolit. Avec des marteaux, des houes, ils « massacrent » les maisons. Une véritable destruction.
Impassibles, en tout cas en apparence, les gens regardent. Avec 10 m d’un côté et 14, 50 m de l’autre côté, un bâtiment de 3 niveaux, sur la route Bujumbura-Bubanza, sera touché. C’est à démolir. Le propriétaire, estomaqué, a du mal à respirer. Les larmes coulent. Il pense aux crédits encore à payer. « Qu’est-ce que vous voulez que je dise ? » On ne peut plus poser une question. Les gens à côté de lui discutent : « Il faut avoir un cœur dur pour mettre en œuvre cette décision », lance un habitant de Kinanira. Un septuagénaire observe la scène. Presqu’à la sauvette, il lance : « Dans les années à venir, il faudra gérer les traumatismes. »
Une opération lourde de conséquences
« Les gens risquent de développer des maladies mentales comme la dépression, les troubles anxieux, les états de stress post-traumatiques. D’autres vont piquer des accidents vasculaires cérébraux suite à une anxiété permanente », analyse un psychologue.
S’exprimant sous anonymat, il indique que de telles conséquences sont inévitables étant donné les propriétaires des maisons ne s’y étaient pas préparés. Pour lui, il devrait y avoir une préparation psychologique avant l’acte de démolition. En effet, explique-t-il, ce qui est bizarre et incompréhensible : « Certains avaient même déjà démoli suivant les indications administratives. C’est vraiment traumatisant de se retrouver encore obligé à démolir encore. »
Ce psychologue trouve que c’est un sérieux problème qui pourra même conduire à des suicides. « Lorsqu’on est déprimé, le passage à l’acte suicidaire est une possibilité. Nous risquons de nous retrouver devant des traumatismes comme ceux observés après l’incendie du marché central de Bujumbura. »
Pour ce psychologue, la préparation aurait l’intérêt de prévenir toutes ces tensions. Normalement, les gens devraient être dédommagés étant donné que ces documents ont été donné par les services habilités de l’Etat. C’est légitime.
« Un mal nécessaire, mais… »
Néanmoins, ce psychologue estime que ces démolitions ont un intérêt : « C’est un mal nécessaire. Car, avoir une ville qui répond aux standards internationaux est un avantage pour tous. » Mais rappelle que la quasi-totalité de ces maisons était construite anarchiquement au vu et au su de tout le monde, de l’administration. Seulement, regrette-t-il, même les administratifs, les cadres de l’urbanisme n’ont pas réagi alors qu’ils étaient censés protéger ces espaces publics.
Ce qui rejoint l’avis d’un autre expert en urbanisme. « La grande responsabilité incombe à l’Etat. Ceux qui se sont succédé à la tête de l’urbanisme devraient rendre des comptes. Pourquoi ont-ils laissé les gens construire dans ces espaces interdits ? Ils ont même donné des documents de propriétés. » Ce qui ne signifie pas que les propriétaires de ces maisons sont innocents. « Profitant de cette négligence ou du laisser-faire des cadres de l’urbanisme, certains ont même déplacé des poteaux de la Regideso pour gagner un peu d’espaces. D’autres ont construit sur des caniveaux d’évacuation des eaux pluviales ou au-dessus des câbles ou des installations de la Regideso. »
Il ne doute pas que même certaines personnalités ou des hauts gradés de l’armée ou de la police ont profité de cette anarchie. Seulement, plaide-t-il toujours sous anonymat, « s’il faut démolir, il faut le faire pour tout le monde, sans exception’’. ‘’Sinon, ce serait injuste.’’ Sans citer nommément ces infrastructures, il les trouve aussi anarchiques. « Mais, elles sont toujours là. »
Pour ceux qui sont en possession des documents valides, il estime qu’ils doivent être dédommagés. « Il faut mettre en application ce qu’on appelle une « action récursoire. » Ce sont ces anciens cadres de l’urbanisme, du ministère en charge de l’urbanisme qui devraient payer ces dédommagements. Car, ils ont induit sciemment en erreur la population. »
Sur terrain, des tricheries avérées existent. Exemple d’un immeuble construit sur l’avenue Kanzigiri, quartier 7 dans la zone Buyenzi, commune Mukaza. Le propriétaire a dépassé les bornes d’un espace public sur une distance d’environ dix mètres. Ce mercredi 24 novembre, il a fallu l’arrivée sur terrain du maire de la ville Jimmy Hatungimana, pour être démoli.
Pour ce dernier, ce qui est plus inquiétant est qu’on ne sait pas encore la distance concernée. « Peut-être que même demain, on va dire qu’on va démolir jusqu’à 20 mètres, voire 30 mètres ». Pour lui, le mieux serait de rendre public le schéma sur lequel on est en train de travailler.
Pour rappel, au début, les kiosques construits sur des caniveaux d’évacuations des eaux pluviales étaient ciblés. Le but : rendre Bujumbura propre. Dès les premiers mois de cette année, plusieurs kiosques, des petites boutiques, des restaurants, … qui étaient installés sur ou tout près des caniveaux ont été démolis à Buyenzi, Bwiza, Kamenge, Kinama, Musaga, Kanyosha, etc.
Et puis, l’opération s’est élargie sur d’autres constructions dites anarchiques. Et en déplacement le 12 juillet 2021, à Mugoboka, zone Rohero, commune Mukaza, le ministre de l’Intérieur, du Développement communautaire et de la Sécurité publique, Gervais Ndirakobuca a été clair : « La démolition concerne les constructions érigées dans un périmètre de 6 mètres de part et d’autre des routes nationales. » Sont concernées aussi, a-t-il ajouté, les constructions qui ne respectent pas les bornes de l’urbanisme dans les quartiers viabilisés. S’insurgeant contre des destructions méchantes, selon sa terminologie, faites par les administratifs à la base de ce quartier de Mugoboka, le ministre Ndirakobuca a indiqué que c’est le propriétaire qui s’occupe de la démolition de ses constructions anarchiques. Pierre Nkurikiye, porte-parole de ce ministère avait souligné quelques jours avant, le 9 juillet, que cette opération concerne aussi les constructions qui ont violé les bornes des plans d’urbanisation dans les quartiers viabilisés et celles construites dans les espaces publics ou verts.
Interview/ Dr Emery Nukuri : « L’erreur de l’administration profite non pas à l’Etat, mais aux administrés »
Nombre de personnes se demandent ce qui va suivre après cette campagne de démolition des constructions anarchiques. Emery Nukuri, docteur en droit foncier et enseignant à la Faculté des Sciences politiques et juridiques de l’Université du Burundi et Doyen de l’Institut d’administration et de cartographie foncières, explique.
On parle de 6 m et par après 10 et 14,50m. On dirait qu’il y a un tâtonnement. Comment expliquez-vous cela ?
Le domaine de l’Etat est inaliénable et imprescriptible. A mon avis, il n’y a pas de tâtonnements, car les distances à respecter à partir de la route dépendent de ce que prévoit chaque plan d’aménagement du territoire. Ce dernier prévoit, pour chaque quartier, les distances qu’il faut laisser par rapport à chaque route. C’est une décision à analyser au cas par cas et en interrogeant le Plan d’aménagement du territoire.
Que prévoit ce plan ?
Il prévoit que les parcelles sur lesquelles il faut bâtir, les routes, les servitudes de visibilité, les espaces réservés aux infrastructures publiques et leurs dimensions, … Et tout le processus de demande de parcelles, de la délivrance de l’autorisation de bâtir jusqu’à la délivrance du titre de propriété est organisé pour vérifier le respect de ces distances. Cela dépend de chaque plan local d’aménagement et des distances qu’il faut laisser de chaque côté.
Et comment savoir si sa construction respecte la loi?
il faut avoir une autorisation des services d’urbanisme. Sinon, c’est une construction anarchique et l’Etat a le droit de démolir. La loi est claire, car si on veut démolir et reconstruire, il faut un permis de démolir.
Normalement, chaque propriétaire dispose d’un titre qui matérialise les limites de la parcelle, sa position par rapport aux parcelles voisines, la position de la parcelle par rapport aux routes nationales, provinciales et à la voirie. La partie constructible, celle qu’il faut laisser sous forme d’une servitude de passage du courant électrique, de l’eau, du gaz.
Où se situe le problème ?
Le problème se pose souvent si le propriétaire modifie les constructions en y érigeant des annexes, des boutiques sans autorisation de modification. Ces constructions deviennent illégales.
Le problème se pose au second degré si le propriétaire vend la propriété construite illégalement dans le domaine public à une autre personne qui ne fait pas des vérifications minutieuses. Dans ce cas, il doit s’en prendre au vendeur qui lui doit les vices cachés de la parcelle vendue et la garantie en cas d’éviction.
Certaines infrastructures d’intérêts publics sont démolies ou risquent d’être démolies. Que dit la loi ?
L’Etat est lui-même soumis au droit. Il peut décider de montrer l’exemple pour démolir ses constructions illégales ou il peut décider au nom de l’intérêt général de régulariser après coup cette illégalité en vertu d’un adage du droit administratif selon lequel « l’ouvrage public mal implanté ne se détruit pas ». Par conséquent, l’Etat a une marge d’appréciation dans la mise en œuvre de politiques économiques et sociales pouvant porter atteinte au droit de propriété sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de base raisonnable.
Quid des propriétaires de bonne foi ?
Certes, le citoyen est obligé d’exécuter la décision avant de réclamer. L’Etat dispose de deux prérogatives qui lui permet d’exécuter sa décision sans devoir passer par le juge à savoir le privilège du préalable et d’exécution d’office. Néanmoins, l’Etat doit analyser les réclamations légitimes des citoyens qui ont reçu des autorisations de bâtir, des titres de propriété qui prouvent qu’ils ont construit dans la légalité. L’Etat doit indemniser ces victimes des erreurs de l’Etat et de ses agents, car, d’une part, l’administration est tenue de respecter le principe de la constitution et la loi (art.145 de la Constitution) et d’autre part, nul ne peut être traité de manière arbitraire par l’Etat ou ses organes et l’Etat a l’obligation d’indemniser tout citoyen victime d’un acte dommageable de ses organes (article 23 de la Constitution).
Parlons de l’article 20 al.2 du Code foncier : « Pendant la période de possession, si le possesseur est de bonne foi, le propriétaire ne peut en exiger la suppression. A l’issue de la période de la possession, le propriétaire doit rembourser au possesseur soit la valeur des matériaux ou des végétaux et le prix de la main-d’œuvre, soit la plus-value qui en est résultée pour le fonds. »
Qui va payer les dommages causés vu qu’ils ont des documents délivrés par les services de l’Etat ?
S’il s’avère que l’Etat a démoli les constructions construites légalement, l’Etat est responsable des dommages, car l’erreur de l’administration profite non pas à l’Etat, mais aux administrés.
Que dire de la loi récursoire ?
Si c’est l’erreur des services d’urbanisme, l’Etat est responsable ou son agent. Si c’est l’erreur du conservateur des titres fonciers qui a délivré le titre. Pour renforcer la foi accordée à ce titre, la fiabilité du système d’enregistrement et la sécurité juridique, le Code foncier du Burundi prévoit le principe de la responsabilité de l’Etat pour des erreurs du conservateur des titres fonciers en ces termes : « L’Etat est responsable des erreurs du conservateur. Cette responsabilité ne peut excéder la valeur du fonds et des constructions et plantations au moment où l’erreur a été commise augmentée d’un intérêt de 12% par an ».
Même en cas de fraude ou de mauvaise foi, c’est l’Etat qui reste pleinement responsable, mais il se réserve la possibilité d’exercer une action récursoire contre le conservateur des titres fonciers en vertu de l’article 320 al.2 du Code foncier qui dispose : « En cas de fraude ou de mauvaise foi établie, l’Etat exerce une action récursoire contre le conservateur ». Un tel système, dans une utilisation globale, contribue à la transparence et à la sécurité juridique en droit immobilier.
Cette action est-elle efficace ?
La loi sur l’action récursoire en son article 7 prévoit que l’Etat peut l’exercer, mais à mon avis tout a été prévu pour que cette action ne réussisse pas, car cette action se prescrit par un an à compter du jour où l’Etat a connu le dommage et son auteur. Ce délai est très bref, si l’année s’écoule, l’agent fautif s’en tirera sans aucune conséquence. Ceci encourage les agents mal intentionnés d’engager la responsabilité à la légère parfois pour des intérêts personnels.
Au fait, sauriez-vous qui rémunère les gars qui démolissent ? On en voit sur le toit du bâtiment.
Toutes ces constructions anarchiques ont été réalisées au vu et au su de tout le monde, je veux dire les autorités et la population. Personne n’a osé dire un mot, ou alors s’il devait le dire c’était toujours en cachette derrière les portes closes. La politique du silence qu’on nous a imposée a porté ses fruits… amers. On attend maintenant des cris, des pleurs et des grincements de dents. La même politique du silence nous a été imposée en ce qui concerne les dénonciations des corrompus: les noms circulent, les inventaires des bien mal acquis sont faits… toujours sous le manteau. Un chape de plomb écrase les voix dénonciatrices. Ceux qui ont fait main basse sur le pays, sont-ils plus innocents que ceux qui ont construit de façon anarchique?
Les destructions de biens sont certes tristes et horribles pour les malheureux qui perdent une épargne de toute une vie. Mais n’oublions pas que nous faisons face à une machine implacable qui a aussi détruit des (…) / propos censurés par la modération car susceptibles d’être considérés comme des accusations sans preuves/
Cela fait 15 ans que ça dure. /…/ (propos censurés)
Puisque j’ai la parole comme dirait l’autre, abordons aussi le récent Forum sur le développement.
J’ai suivi avec attention le Forum et j’en ai tiré 3 conclusions :
1. La ruine économique, sociale et morale de la nation est plus grave que nous croyions.
2. « On peut tout faire avec une baïonnette, sauf s’asseoir dessus » a dit Clémenceau. Le Forum nous a montré que la victoire de la force est plus facile que la gestion du pays. A un moment donné, les vainqueurs sont rattrapés par l’impeccable réalité des choses.
3. Les problèmes de survie économique de la nation sont une question existentielle que seul un régime démocratiquement élu peut affronter. Des régimes issus d’un hold-up électoral sont moralement et intellectuellement incapables d’y apporter une solution. Sans autorité légitime nous finirons en faillite totale à la Mobutu ou à la Mugabe qui ont transformé des pays bénis de Dieu en ruines.
L’urbanisme, la police routière et la PAFE sont les 3 organes les plus corrompus dans l’un des pays les plus corrompus au monde.
Pas étonnant ces démolitions.
Vous verrez que plusieurs personnes ont eu des titres légaux