Quoiqu’elle ne soit nulle part écrite, la liberté d’expression constitue, dans le Burundi ancien, un droit reconnu et une obligation. Par les temps qui courent, du système colonial aux régimes militaires dictatoriaux, des tendances de la restreindre vont se manifester. Toutefois, des Burundais ont résisté et résistent encore.
A cheval sur les régions naturelles du Bututsi et du Kirimiro, entre 16 et 18 heures. En cet après midi d’avril, le ciel s’est fâché et ses larmes se sont abattues sur la commune de Mugamba. Nous sommes dans la province Bururi. Malgré le froid, jeunes en vacances, femmes portant leurs bébés au dos, fraîchement rentrées des champs, vieillards en manteau, canne à la main, sombrero sur la tête prennent tous la même direction. Même les bistrots de la place se vident presque. Comme s’ils s’étaient fixés rendez-vous, ils convergent par petits groupes vers un endroit, s’installent et forment un demi-cercle. Notre attention est détournée et nous suivons ces « pèlerins », nous voulons savoir ce qui s’y passe.
Jean Ntakibirora, natif du coin, nous apprend que c’est un endroit « sacré » d’échange où la population des collines environnantes se rencontre pour « communier », parler sans faux fuyant de ce qui prévaut dans leur localité : « C’est là où tout et rien se dit sans être inquiété. » L’endroit, nous précise-t-il, se nomme« Ku mugina ». Selon ce sexagénaire, c’est une vieille tradition qui date de plus de trois siècles : « Nous l’héritons de nos ancêtres et pour rien au monde, nous ne pouvons nous passer de ce lieu privilégié de notre expression par excellence. C’est notre Kigobe» (Parlement, NDLR)
Une vieille tradition, soutient Pr abbé Adrien Ntabona, de l’institution des Bashingantahe puisqu’elle est caractéristique du pouvoir monarchique avec l’institution du Conseil des sages.
C’est à travers ce conseil que des citoyens présentent au roi, aux princes et notables leurs préoccupations sans faux fuyant. Pour avoir juré fidélité, il transmet dans toute son intégrité les desideratas du peuple. Ce qui permet, d’après le prélat, à l’expression de se matérialiser dans le vécu quotidien. La finalité de cette démarche, insiste-t-il, étant d’éviter des frustrations accumulées. En matière de gouvernance à cette période, reconnaît Adrien Ntabona, il est permis d’exprimer sa pensée à condition de ne pas injurier l’autorité : « Ce qui devrait rester applicable même aujourd’hui. »
La société traditionnelle, selon abbé Ntabona, est si sensible à la liberté qu’elle ne supporte même pas l’isolement : « Normalement, dans la tradition burundaise, l’homme ne danse pas avec la femme. Cependant, au culte de Kubandwa qui visait la guérison des démons et la dépression mentale, les deux se mettent ensemble » La victime, décrit l’abbé Ntabona, était secouée vivement pour la faire sortir de ses soucis afin de recouvrer sa liberté et sa place dans la société.
Des lois non écrites, selon Ntabona, mais présentes dans la coutume et la tradition permettant l’épanouissement d’une société toute entière : « Nos ancêtres avaient dès le départ compris qu’en réalité, le développement n’était pas possible quand les gens ne sont pas libres. »
Rien ne sera plus comme avant
1939, naît le tout premier journal burundais, « Rusiziramarembwe » qui deviendra l’actuel Ndongozi. C’est une création des prêtres catholiques. A l’origine, des citoyens congolais vivant au Burundi qui ne trouvent pas de quoi lire au pays et doivent s’approvisionner chez eux. Plus tard, fait savoir Pr Alexandre Hatungimana, historien, des journaux écrits en français comme « Les temps nouveaux d’Afrique » appuyé par les pères blancs, « Le bulletin du Rwanda-Urundi », « La dépêche du Ruanda-urundi » et « Rundi-presse » soutenus par l’administration coloniale suivront. Le mythe d’une expression orale libre caractéristique du pouvoir monarchique venait d’être cassé, du moins pour cette période.
Selon Pr Hatungimana, entre 1950-1960, le mouvement indépendantiste se déclenche en Afrique. Le Burundi, remarque-t-il, est aussi dans la danse et change de statut politique. Par conséquent, poursuit l’historien, le peuple et ses dirigeants ne peuvent plus s’exprimer comme avant car estime t-il, tous les journaux sont le monopole des colons : « Les messages qui y passent ne sont que leurs éloges. »
Les Burundais ne se laisseront pas faire. D’après Pr Alexandre Hatungimana, ne pouvant plus élever leurs voix, ils font recours aux tracts surtout pour faire passer leurs idéologies politiques. Bien évidemment, peu de Burundais savent lire et écrire, mais l’essentiel étant de se faire entendre. La force de ces messages à travers les tracts, dit-il, c’est qu’ils sont rédigés en langue nationale que peu de colons peuvent décoder. Selon M. Hatungimana, cela est fait exprès : « Je dois avouer que plusieurs idéologies ne seraient pas passées si les mêmes tracts étaient libellés en français. »
La revanche
En 1960, Pr Hatungimana signale que la tendance bascule, les colons s’arrangent pour que toutes les informations soient données en français : « Ils ne mettent pas à la disposition du peuple des services chargés de les traduire en Kirundi. » Comme une sorte de revanche. A la guerre comme à la guerre. Des Burundais estiment qu’encore une fois leur liberté d’expression vient d’être bafouée. Selon l’historien, la rumeur gagne du terrain avec une force inimaginable : « A travers la rumeur, l’information se propage très vite et traverse des collines, communes, provinces pour toucher tout le pays. » Les Burundais croient tellement à la rumeur qu’à la longue ils finissent par la prendre pour une vérité, d’où le proverbe Kirundi « Urukurukuru niyo nkuru. » ou « La rumeur traduit la réalité. »
Le revers de la médaille
A la veille de l’indépendance avec le multipartisme, la liberté d’expression devient une réalité et il n’y a lieu de reculer. Pr Alexandre Hatungimana salue aussi ce dynamisme. Cependant, il regrette qu’à des moments cruciaux de l’histoire burundaise, tracts et rumeurs précèdent des évènements sanglants : « Des tracts ont été distribués à la veille de l’assassinat du prince Louis Rwagasore en 1961, de la crise de1972 à Rumonge et à Nyanza-Lac, aux évènements de 1988 de Ntega -Marangara, etc. Tout le monde sait combien de vies humaines y ont péri. » L’historien constate aussi que les divergences d’opinion entre le prince Louis Rwagasore et Albert Mauss- le financier des partis PP au Burundi et Parmehutu au Rwanda- parues dans La dépêche occasionnent un impact négatif : « Le pays tombe dans le piège de son voisin le Rwanda en basant l’avenir politique du Burundi sur les ethnies, alors que Louis Rwagasore était convaincu que le problème était la pauvreté et non l’ethnie. »
Aux élections de 1961, se désole Alexandre Hatungimana, un militant du parti PDC sera tué à Muzinda à cause d’une rumeur venue de Ngozi. Le pouvoir colonial, poursuit-il, avait tout mis en place pour contraindre les Burundais au silence : « Les colons ouvrent trois cercles pour évolués à Bujumbura et à Gitega où des intellectuels burundais qui avaient fait Astrida et le séminaire pouvaient se rencontrer le soir. »
Pas de politique, seule la lecture autour d’un verre est autorisée. Ils vont jusqu’à désigner des espions burundais pour écouter leurs conversations.
Cependant, les évolués ne vont pour autant arrêter leurs conversations : « Ils estiment que même s’ils sont sous surveillance, ils ne cesseront pas de s’exprimer. Il est inconcevable qu’on réunisse une élite et en même temps la limite dans les discussions. » Force est de constater qu’ils se trompaient car, explique Pr Hatungimana, quand Rwagasore est désigné pour diriger le cercle Pierre Rickmans de Gitega, il s’engage d’avantage dans la politique avec un soutien indéfectible des Burundais.
Les Burundais ont toujours aimé la bière, constate l’historien, et autour d’elle, ils discutent un peu de tout. 20 ans plus tard, chez Mama Paula :
Des étudiants hutus soutenus par l’élite signent une lettre ouverte à Pierre Buyoya
Cette brave femme, plus de 70 ans, est connue pour avoir entretenu un lieu de rafraîchissement à Nyakabiga 3, 10ème avenue. Des jeunes étudiants hutus rescapés des évènements de 1972 se dirigent chez elle pour échanger autour d’un verre. Demandée pourquoi son cabaret est choisi parmi tant d’autres, Mama Paula aussi victime de 1972 observe un silence puis répond : « Parce qu’ils se sentaient à l’aise dans leur expression et ne risquaient rien. » Après avoir longtemps réfléchi, elle nous confie que quand les libertés fondamentales sont bafouées, tous les moyens sont bons pour se faire entendre : « C’est chez moi-même que la lettre ouverte au président Buyoya suite aux évènements de Ntega-Marangara en 1988 sera rédigée et signée par certains de l’élite hutu.»
Ce moyen d’expression, souligne Pr Hatungimana, ne fera pas long feu grâce à la présence de la télévision, des journaux et de la radio.
Quand celle-ci faillit vite à sa mission
Aux régimes militaires à parti unique, déclare Athanase Ntiyanogeye, journaliste depuis 1979, la radio cesse d’être un canal d’expression du peuple. Elle devient un instrument de l’Etat où les dirigeants expriment du tout ou du rien. Le public, précise-t-il, n’a droit qu’à se prononcer sur des questions en rapport avec l’agriculture et l’élevage. Le journaliste, se souvient-il, n’est qu’un fonctionnaire de l’Etat à qui on donne des mots à dire : « En 1979, quand j’entre à la radio nationale, la télévision n’existait pas encore, c’est le ministre de l’Information qui se charge de tout et même le contenu des journaux. » Le directeur général, commente M. Ntiyanogeye, est là pour superviser les activités.
Cette situation frustre certains penseurs libres à l’instar de Mgr Ntamwana.
‘Laisse partir mon peuple’
« C’était sous la deuxième République. Ce n’est pas un livre au vrai sens du terme, c’est plutôt un exposé que j’avais fait à l’endroit de certains amis qui m’avaient invité en Italie. J’ai pris pour référence l’épisode où Moise est allé voir Pharaon, en Egypte, pour lui demander de laisser partir le peuple de Dieu. Et c’est Dieu qui lui avait demandé de lui dire, de laisser partir mon peuple, de quitter cet endroit. C’était l’esclavage, où il était maltraité. Dieu lui promettait un bel endroit de liberté. Je voulais amener les dirigeants burundais à se ressaisir puisque nous étions dans une période où on ne pouvait pas exprimer son identité ou faire entendre son point de vue. »
Il faudra attendre les années 1992-1993 avec le retour au multipartisme et l’expansion des journaux et radios privés en 1995 pour voir le changement.
Ainsi, en 1992, la première émission qui donne aux partis politiques l’occasion d’exprimer leurs idées, « Akarikumutima » ou ce qui tient à cœur, est diffusée. Toutefois, réagit Athanase Ntiyanogeye, elle garde toujours une certaine marque de l’Etat : « Quand par exemple quelqu’un disait des choses qui ne plaisent pas au gouvernement, il se voyait refusé toute autre intervention. »
Les choses, se réjouit-il, évolueront en 1996 avec la naissance de la radio Mwizero qui prendra le nom de Bonesha Fm en 2000. Elle permet de vivre en direct les pourparlers d’Arusha et ce fameux accord entre Burundais.
La fierté de Jacqueline Segahungu, journaliste pionnière de la radio Umwizero
« C’est la radio Umwizero qui a tracé le chemin pour les autres radios avec des informations sans parti pris. La radio nationale qui existait, avait toujours un parti pris, surtout que c’était une période de guerre. La radio Umwizero a pu diffuser des nouvelles indépendantes sur la situation du pays. Je me rappelle que ce fut la première radio qui ait annoncé le coup d’état du président Ntibantunganya, et qui a même pu faire entendre sa voix. Peu de radios pouvaient se permettre de publier cette information. Pour promouvoir la réconciliation, la radio a donné la parole aux opposants politiques afin aussi de faire renaître de l’espoir aux jeunes générations. »
Pour Athanase Ntiyanogeye, depuis 2001 avec la naissance des radios comme la RPA, Isanganiro, Renaissance, le vent souffle : « Un membre de la société civile, un syndicaliste, etc. ont droit à la parole. » De ce fait, le Burundi sera classé premier dans la sous-région, en ce qui est de la liberté d’expression. Toutefois, le vote par le parlement de la loi sur la presse risque de la compromettre.