Début juillet, la Cour spéciale de la Commission nationale des terres et autres biens (CNTB) a attribué la propriété de l’entreprise Rugofarm à l’Etat. Trois mois après, cette décision coûte cher aux propriétaires et aux employés de cette société. Plus de 2 000 salariés sont au chômage.
Lundi 8 octobre. Il est 14h au siège de la société agro-industrielle Rugofarm en commune Rugombo de la province Cibitoke, c’est à l’ouest du Burundi. Le calme y règne. Toutes les machines sont à l’arrêt. Pas de mouvement des employés comme d’habitude. Les bâtiments de l’usine sont quasi-déserts. Raison : la majorité des employés sont au chômage. La suspension des activités par la décision de la Cour spéciale de la CNTB. Cette Commission a attribué le 6 juillet la propriété de Rugofarm à l’Etat. Aujourd’hui, les employés de cette société ne savent pas à quel saint se vouer.
«Ça fait plus de trois mois que je ne touche pas mon salaire. Cela n’est jamais arrivé avant la décision de la CNTB», regrette T.N., un des employés rencontré au chef-lieu de la commune Rugombo. Faute de moyens, il n’a pas pu envoyer à l’école au cours de cette année scolaire deux de ses quatre enfants en âge de scolarisation. Même les deux autres qui ont eu la chance n’ont pas tout le matériel scolaire.
Ce père de cinq enfants redoute que ses enfants ne puissent pas terminer l’année. « Je ne vois pas où je trouverai les frais scolaires. » Aujourd’hui, sa famille trouve à peine de quoi mettre sous la dent. Son salaire était la seule source de revenus. Si Rugofarm n’est pas rétabli dans ses droits, les employés de Rugofarm vont bientôt mourir de faim.
J.P., un autre employé demande la révision de la décision de la CNTB : «Elle est injuste.» D’après lui, cette mesure a accordé toute la propriété de Rugofarm à l’Etat alors que la Cogerco, l’entreprise publique qui a porté plainte réclamait 287 hectares sur plus de 1500 hectares qu’exploitait la société.
D’après M.K., un autre salarié de Rugofarm, celle-ci n’est plus en mesure de s’acquitter de ses responsabilités, notamment des salaires, vis-à-vis de ses employés. Avant la décision de la CNTB, toutes les recettes de la société provenaient de la vente des produits récoltés dans sa propriété. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui car elle n’en a plus le droit.
Cet agronome dénonce, par ailleurs, la chasse au sorcier des employés de Rugofarm. «La commission chargée du recensement des agriculteurs qui ont des lopins de terre dans la propriété de Rugofarm attribue nos champs à d’autres personnes.»
Et de regretter que personne n’ait confiance aux employés de Rugofarm. «Nous ne pouvons même pas demander un petit crédit aux commerçants pour nous procurer de la nourriture. Les commerçants nous disent que nous ne serons pas capables de le rembourser.»
La direction sous le choc
Chadrick Habonimana, administrateur directeur général (ADG) de Rugofarm, explique la suspension des activités par la décision de la CNTB. Selon lui, cette mesure interdit à la société Rugofarm l’exploitation de sa propriété de 1 500 hectares. «Cela a privé mon entreprise de ses matières premières constituées essentiellement par les feuilles de patchouli, les noix de palmiers à huile, le riz, etc.»
Par conséquent, la direction a décidé de mettre au chômage plus de 2 000 employés. D’après lui, il n’y avait aucune raison que les employés restent dans leurs postes sans qu’ils aient de quoi faire.
M. Habonimana affirme que sa société en fait les frais. Les recettes mensuelles ont chuté de 90%. La majorité provenait de la vente de l’huile de palme, de l’huile de patchouli et du riz. Sur ce, le manque à gagner par mois est estimé à 19 millions de BIF pour les palmiers à l’huile, soit 10523 USD, et 270 millions de BIF pour la culture de patchouli, soit 150 mille USD. «Je n’inclus pas ici les recettes tirées de la vente du riz, de la location des lopins de terre, etc.»
L’ADG de Rugofarm dénonce, par ailleurs, la « persécution » de sa société par certains membres de la commission chargée de l’aménagement de ce terrain. Il pointe du doigt notamment la directrice provinciale de l’Agriculture et de l’Elevage. Elle profite de la «fameuse» décision de la CNTB pour récolter dans les champs de Rugofarm en se cachant derrière.
En réalité, estime-t-il, ces autorités veulent à tout prix avoir des lopins de terre dans la propriété de Rugofarm. Il soutient que la décision de la Cour spéciale n’a pas respecté la loi. Cette dernière donne un délai de six mois au perdant lorsqu’il s’agit des cultures vivrières et un délai équivalent au cycle de production pour des cultures pérennes. Notamment les palmiers à huile, les bananes et le patchouli.
Il accuse également ces administratifs de vouloir ruiner sa société. « Il est incompréhensible que les noix de palmier à huile récoltées dans la propriété de Rugofarm soient vendues à la société Savonor alors que mon entreprise dispose d’une usine de production de l’huile de palme. » Les retombées dues à la récolte dans cette propriété ne profitent qu’a certains membres de la commission.
Le patron de Rugofarm estime par ailleurs, que la commission devrait laisser sa société récolter le patchouli. C’est une culture industrielle transformable uniquement par Rugofarm. Si la vente des noix de palme à la société Savonor génère des recettes, se demande-t-il, où est-ce que le patchouli sera vendu ?
La commission s’explique
Pierre Claver Nahimana, président de la commission chargée de l’aménagement et l’exploitation moderne de l’ancienne propriété de Rugofarm, estime que les lamentations du responsable de Rugofarm ne sont pas fondées. Cette société n’a aucune raison de continuer à exploiter la propriété qui ne lui appartient plus. La Cour spéciale de la CNTB a attribué leur propriété à l’Etat, le 6 juillet.
Il assure que la vente des produits récoltés dans l’ancienne propriété de Rugofarm respecte les procédures de cession des biens publics. Les recettes tirées de la vente de ces produits sont versées sur un compte domicilié dans une banque à Cibitoke. Bientôt, précise-t-il, elles seront déposées sur un compte de l’administration fiscale.
Le patron de cette commission rassure les agriculteurs aujourd’hui désemparés. «Il n’y aura pas de discrimination dans la distribution des lopins de terre. Toute personne qui a un lopin de terre dans l’ancienne propriété de Rugofarm le gardera. » Il rassure également les employés de Rugofarm. «Ce sont des agriculteurs comme les autres. » Il exhorte tout agriculteur qui se sent lésé à déposer un recours devant la commission.
M. Nahimana soutient que l’entreprise Rugofarm n’a jamais sollicité la commission pour l’achat et la transformation du patchouli. «Quand les responsables de cette société le voudront, ma commission est prête à discuter avec eux».